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Cinq mois plus tôt.

Amélia n’avait qu’une idée en tête en arrivant à la
maison. Pendant que ses parents défaisaient leurs valises, elle s’était assise sur son lit et avait ouvert la boîte en bois contenant l’héritage de Max, son arrière-grand-père. Dans l’avion, elle n’avait pas osé sortir le crâne de cristal devant les passagers. Elle avait soulevé le couvercle à plusieurs reprises, malgré les gros yeux que lui lançait sa mère. Amélia mourait d’envie de savoir si elle était vraiment la seule à entendre chanter le crâne. Tout au long du voyage de retour, l’artefact n’avait émis aucun son, mais elle avait cru ressentir une énergie particulière. Elle ne pouvait pas en parler avec ses parents. Ils ne s’étaient pas dit un mot depuis leur départ de la réserve navajo. Les vacances écourtées n’avaient pas contribué à améliorer l’ambiance au sein de sa famille. Après les funérailles, Michel avait prévu louer une auto-caravane et faire un peu de
tourisme dans la région. Mais devant l’attitude de Jessica, il avait changé d’avis. Il valait mieux rentrer à la maison que de passer des jours tendus confinés à l’intérieur d’un véhicule. Amélia aurait adoré découvrir les fabuleux paysages désertiques de ce coin des États-Unis. Ce serait pour une autre fois…

Dans sa chambre située au sous-sol, elle tenait le crâne et l’observait. Il ne s’était toujours pas remis à chanter. Peut-être que le phénomène se produisait seulement quand le crâne était soumis à des rayons X ou quelque chose du genre. Elle se leva, et d’une main, elle ouvrit le tiroir de sa commode qui contenait une montagne de National Geographic. En fouillant dans sa pile de magazines pêle-mêle, ses doigts finirent par dégoter sa lampe de poche. Intuitivement, elle pointa le faisceau sous le crâne. L’eΩet fut saisissant. On aurait dit que des rayons laser multicolores sortaient des orbites du crâne ! Le cristal avait cette propriété de dévier la trajectoire de la lumière, tel un prisme. Amélia éteignit son plafonnier afin de mieux admirer le spectacle. Elle songea à placer ses yeux en face des orbites ainsi éclairées, mais quelque chose lui disait que ce n’était peut-être pas une bonne idée… Le crâne dégageait une énergie à la fois envoûtante et peu rassurante. Elle se sentait attirée, avec l’envie de plonger à l’intérieur du crâne pour en connaître ses secrets. D’un autre côté, une petite voix lui intimait de rester sur ses gardes.

Amélia rangea le crâne dans sa boîte. La fatigue du voyage venait de la rattraper. Son corps était épuisé, même si sa tête tournait à cent à l’heure. Le corps eut raison de la tête et elle s’endormit. Toutefois, son cerveau ne cessa pas de fonctionner et son sommeil fut agité par de nombreux rêves. Dans chacun d’entre eux, Max apparaissait. Il était pareil à son souvenir d’enfant et ne ressemblait pas à l’homme mort qu’elle avait imaginé dans le cercueil. Même si Max était déjà assez âgé quand elle l’avait rencontré la première fois, son visage paraissait plus jeune.

Dans un de ses rêves, Max se tenait tout juste à côté d’elle, dans l’allée conduisant au cercueil. Des gens attendaient en file pour lui rendre un dernier hommage. Parmi eux, Amélia en reconnut plusieurs qui étaient présents à la cérémonie funèbre. Son regard fut ensuite attiré par des gens qui n’y avaient pas assisté. Le plus troublant, c’est que des personnes passaient à travers ces inconnus, sans s’en apercevoir ou s’en soucier. Elle réalisa qu’elle se trouvait au
centre d’une assemblée de fantômes. Elle était la seule à voir ces morts, et ceux-ci s’en rendirent compte. Max tendit alors la main pour prendre celle d’Amélia, mais n’attrapa que de l’air. Il se pencha alors à son oreille.

— N’aie pas peur de ce que tu ne connais pas, mais redoute le savoir inconnu. Connais-toi toi-même, alors tu sauras que tu ne sais rien. Le destin n’existe pas si on ne lui fait pas confiance.

***

Amélia ouvrit les yeux. L’écho des paroles de Max résonnait encore. Elle n’avait pas vraiment peur du crâne. Quant au savoir inconnu… Cela lui fit penser qu’elle devrait peut-être parler de tout ça avec monsieur Johnson, son professeur d’histoire. C’était un homme passionné par les mythes et légendes de partout à travers le monde. S’il ne pouvait répondre à toutes ses interrogations, il pourrait sûrement l’aider à trouver au moins certaines pistes.

Elle ne s’attarda pas longtemps à la cuisine. Sa mère était debout devant la porte-fenêtre, les yeux rivés sur sa tasse de café. Elle avait le visage fripé de celle qui n’a pas dormi de la nuit. Son humeur maussade ne l’avait pas quittée depuis les funérailles. Amélia ne comprenait pas ce qui la bouleversait tant. Elle ne se souvenait pas l’avoir entendue parler de son grand-père, ni même de son enfance aux États-Unis. Elle avait de la diΩiculté à imaginer ce qui la rendait si distante. Si Amélia avait su que les choses dont on ne parle pas sont parfois celles dont le souvenir est le plus douloureux, elle aurait eu une meilleure idée des sentiments de la femme en robe de chambre qui paraissait si perdue dans sa propre maison.

Amélia se fit à déjeuner sans que sa mère ne quitte vraiment sa tasse de café du regard. À certains moments, Jessica relevait la tête et fixait son reflet dans la porte-fenêtre. Cela donnait la chair de
poule à Amélia, qui engouΩra ses gaufres en vitesse et
partit à l’école.

Le hasard avait voulu que son cours d’histoire soit ce jour-là, tout juste avant la pause. Elle espérait en profiter pour discuter avec son professeur. Ce dernier accepta et l’invita à l’accompagner à la salle des profs. Il se prépara un thé qui fut prêt en trois minutes. Il déposa ensuite sa tasse sur une table, située un peu à l’écart des autres. Monsieur Johnson passait pour un excentrique auprès des étudiants. Il n’était en rien comme les autres professeurs. Seul à porter un nœud papillon, il avait passé des années au Japon pour y apprendre les arts martiaux et être revenu avec une ceinture noire en karaté, enfin c’est ce qu’il prétendait. Certains pensaient que c’était un mensonge destiné à eΩrayer ceux qui auraient voulu lui chercher noise. Par contre, c’était diΩicile de prouver le contraire. Et monsieur Johnson ne faisait rien pour dissiper les doutes. Il paraissait d’ailleurs drôlement en forme pour un homme dans la cinquantaine.
Chaque début d’année, il apportait dans sa classe des objets provenant de ses nombreux voyages, dont des sabres de samouraï. Amélia aimait beaucoup ce professeur aux yeux vifs et rieurs.

— Alors, Amélia, de quoi désires-tu m’entretenir ?

— Connaissez-vous la culture navajo ?

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

Amélia lui parla de son voyage sur la réserve amérindienne et de l’héritage qu’elle avait reçu de Max.

— C’est la première fois que j’entends parler de crâne de cristal en lien avec les Navajos. Les crânes sont en général associés aux Mayas, qui ont vécu en Amérique centrale et au Mexique. De qui ton arrière-grand-père tenait-il le crâne ?

— Aucune idée… Et ma mère ne veut absolument pas en parler.

— Hum…

Il y eut un silence pendant un moment. Monsieur Johnson paraissait réfléchir alors que sa main gauche passait et repassait sur son menton.

— Ça… ça vous dit quelque chose ? lui demanda-
t-elle, en le tirant de sa rêverie.

— Je ne voudrais pas t’oΩenser, Amélia. Chacun est libre de croire en ce qu’il souhaite. Mais d’après moi, ton arrière-grand-père était un charlatan.

— Pourquoi dites-vous ça ? s’étonna-t-elle.

— Bien des gens vouent un culte aux crânes
de cristal. Ils auraient entre autres des propriétés de guérison.

— Et vous n’y croyez pas, si je comprends bien, dit Amélia.

— J’aimerais bien… Même que ce serait fabuleux ! Mais selon certains, toute cette histoire repose sur une supercherie.

— Qui est ?

— Au début du XXe siècle, la fille adoptive d’un aventurier, Anna Mitchell-Hedges, aurait découvert un crâne de cristal à l’intérieur des ruines d’un temple maya, dans une ancienne cité nommée Lubaantun, située au Belize, en Amérique centrale.

— Wow ! s’exclama Amélia. Et quel âge avait-elle ?

— À peu près ton âge, je crois, dix-sept ans.

Pendant que monsieur Johnson lui parlait, Amélia s’imaginait à la place de cette Anna. Quel frisson devait-elle avoir éprouvé à la découverte de ce crâne de cristal, perdu depuis des centaines d’années, au fond d’un temple. Elle était partie toute seule dans la jungle, un matin, à l’aube, et avait gravi les marches conduisant au sommet de la pyramide maya. Là-haut, alors que le soleil commençait à se lever, les premiers rayons du jour firent miroiter quelque chose dans les profondeurs du temple. Anna était redescendue en courant avertir son père. Sur le coup, comme cela brillait, elle croyait qu’un trésor ou qu’un objet en or gisait au fond de cette pyramide. Son père était fier d’elle et comme c’était son anniversaire, il l’autorisa à aller elle-même récupérer le trésor. Soutenue par un harnais, elle atteignit le fond du temple et lorsqu’on
la remonta, elle tira sa découverte de son sac. Au
sommet de la pyramide, devant tout le monde, elle brandit le crâne de cristal dans les airs. Le soleil le frappa et l’illumina. Aussitôt, les ouvriers mexicains murmurèrent, certains même s’agenouillèrent.

— Pour quelle raison se sont-ils mis à genoux devant elle ? demanda Amélia.

— La découverte d’Anna était « apparemment » un vestige du culte des anciens prêtres mayas, répondit le professeur. Ils avaient l’habitude des sacrifices humains… Ils tranchaient les têtes des gens pour les oΩrir à leurs dieux.

— Oh… murmura Amélia en s’imaginant la scène. Ils avaient donc peur du crâne ?

— Oui… mais je ne pense pas qu’il était authentique. Plusieurs de ces crânes en cristal avaient été fabriqués des années auparavant par des artisans, et il y avait un marché pour ces objets. On a d’ailleurs retrouvé des documents traçant l’achat d’un crâne de cristal dans un encan par le père d’Anna. Cela donne à penser qu’il aurait mis lui-même le crâne au fond de la pyramide et l’aurait oΩert à Anna pour son anniversaire en la laissant « découvrir » l’artefact.

— C’est ignoble de faire croire à sa fille que… protesta Amélia.

— Ignoble, je ne sais pas. Anna a prétendu toute sa vie que le crâne était authentique. Son père avait expliqué s’être fait voler le crâne, et qu’il avait été obligé de l’acheter dans cet encan pour le récupérer. Jamais Anna n’a douté de son père, en tout cas. Pour convaincre les sceptiques, elle a soumis le crâne à des tests scientifiques. Certains disent que la conclusion d’un des chercheurs aurait été que cet objet ne devrait même pas exister.

— Et pourquoi donc ?

— Aucune trace de meule ou d’outils quelconques n’a été trouvée sur la surface de cristal. Ce qui laissait penser que le crâne avait été poli à la main. Mais pour y arriver, avec une telle précision, il aurait fallu plus de trois cents ans.

— Alors… peut-être qu’Anna n’avait pas menti et son père non plus, dit Amélia.

— Peut-être… Qui sait !