« Mowgli. Enfin, vous vous souvenez pas de lui ? »
Comme on pouvait s’y attendre, Rikke Engell avait repoussé l’hypothèse de Kris, le légiste, d’un haussement d’épaules agacé. La réunion avait tourné court. Mais même une fois hors de l’étuve de la salle, il s’évertuait à convaincre ses collègues. Qaanaaq lui trouvait une vague ressemblance avec Chris Hemsworth, l’acteur australien qui incarnait le demi-dieu Thor dans les blockbusters américains. Enfin, à ce moment précis, il ressemblait surtout à un gamin en demande d’attention.
Engell, castratrice de l’ego de ses hommes. Et de quoi d’autre ?
Qaanaaq, Apputiku et Kris s’étaient repliés dans une pièce à peine plus grande que la précédente, repeinte de vapeurs d’éther et de mort. La directrice s’était dispensée d’un tel pensum.
– OK, montrez-nous les corps, demanda Qaanaaq.
Le légiste ne démordait pas de son idée. Il voulait les convaincre.
– Je vous garantis qu’il n’y a pas un Danois ou un Groenlandais qui ne l’ait vu au moins une fois à la télé.
Compatissant, Qaanaaq lui fit l’aumône d’une question :
– Dans des films ?
– Plutôt des téléfilms et des publicités. Mais c’est l’ours polaire de service dans les productions danoises. Toujours le même. J’ai vu un reportage sur lui, il n’y a pas longtemps. Ils disaient que c’est le seul spécimen qu’un homme ait jamais réussi à dresser, que ce soit pour des numéros de cirque ou pour des tournages.
Maigre, et pour tout dire un peu grotesque. Mais on ne pouvait écarter aucune piste. Surtout pas la première qui s’offrait à eux. Captant un début d’intérêt dans le regard du Danois, Karlsen s’empressa d’ajouter :
– Malheureusement, je ne me souviens ni du nom du dresseur ni de sa méthode.
Bref, tu ne sais rien, disait le rictus d’Apputiku. Kris avait légèrement survendu sa révélation. Pour une raison évidente : ce garçon crevait de ne pas exister aux yeux des autres, et par-dessus tout à ceux de sa supérieure. On pouvait donc être beau comme Apollon et passer inaperçu auprès d’une harpie autoritaire. C’était réconfortant.
– J’imagine que, pour en savoir plus, il faudrait interroger un zoologiste, un spécialiste des ours polaires, suggéra le légiste.
Tout en parlant, il accomplissait des gestes mécaniques. Rapides et précis. Étendre un film protecteur sur la table d’examen. Déverrouiller l’ensemble des tiroirs de conservation, macabre damier de cases identiques qui tapissait le mur le plus large, grâce à une commande centralisée. Le tout témoignant d’un professionnalisme en contraste surprenant avec son apparence pusillanime. Il exhuma son rapport d’autopsie, un gribouillage qui couvrait plusieurs pages d’un bloc-notes.
– Vous avez fait vos études de médecine légale… ici ? s’intéressa Qaanaaq.
Il ne connaissait pas un homme qui ne fût flatté de l’intérêt qu’on manifestait pour ses compétences. Cela fonctionnait aussi avec les femmes, même si dans une moindre mesure.
– Non, répondit Karlsen, qui s’employait à tirer le premier casier dans un crissement métallique insupportable. Remarquez que j’aurais bien voulu : je suis né ici. Mais cette filière n’existe pas à Nuuk. Il faut forcément aller à Copenhague.
– Et vous y avez passé combien d’années, au total ?
– Si je compte ma dernière année de lycée et la prépa, pas loin d’une dizaine.
Au moins un endroit où son physique de dieu viking n’avait pas dû déparer. Un scandale très récent avait éclaboussé le département de médecine légale de l’université de Copenhague, où s’était formé Karlsen. L’organisme avait accepté de collaborer avec le service d’immigration danois, le DIS, pour mettre en place un système de détection de faux mineurs parmi les migrants qui frappaient à la porte du « pays le plus heureux au monde », selon l’étude annuelle World Happiness Report. Les adolescents bénéficiant de conditions d’asile plus favorables, nombreux étaient les déracinés à se faire passer pour plus jeunes. C’est sur ce point que la médecine légale était intervenue. En passant les postulants aux rayons X, elle prétendait établir leur âge sur leur développement osseux. Près de soixante-quinze pour cent des mineurs s’étaient révélés plus âgés que ce qu’ils avaient déclaré. Pour être efficace, la méthode n’en avait pas moins fait l’unanimité contre elle. On avait dégainé des accusations brûlantes – discrimination, sélection humaine, nazisme. Dans la presse satirique, le médecin-chef de la fac de Copenhague s’était vu caricaturé en Josef Mengele ou Carl Clauberg, les praticiens barbares d’Auschwitz. Le ministre danois de l’Intégration et de l’Immigration, Inger Støjberg, avait tenté d’étouffer l’affaire en arguant que cet examen était un service rendu aux migrants, la plupart ignorant leur date de naissance faute de registre d’état civil à jour dans leur pays d’origine. L’argument avait peu convaincu, mais le souffle de la controverse était peu à peu retombé, alors même que les jeunes émigrés continuaient d’être astreints aux radiographies dans les centres de rétention de Graested ou de Sanholm.
– Vous êtes rentré ici il y a longtemps ?
– Un peu moins de deux ans.
Karlsen n’avait donc pas participé à ladite opération. Il avait fait sienne cette salle miteuse aux carrelages verdâtres disjoints. Siens, ces outils piqués de rouille. En dépit de la vétusté flagrante du lieu et de ses équipements, il semblait pleinement dans son élément. Roi en son royaume, même si le royaume était un placard sinistre.
D’un geste, il demanda son aide à Appu pour déloger le premier corps de son caisson et le transférer sur la table.
La conservation à basse température n’y faisait rien : l’atmosphère s’emplit aussitôt de remugles. L’air lui-même paraissait en voie de putréfaction. Huit jours après le décès, à quoi d’autre s’attendre ?
– Vous avez de la chance, reprit Karlsen sans aucune trace d’ironie, leurs pays respectifs réclament qu’on rapatrie les corps dans des cercueils plombés. Et comme on n’en a pas un seul au Groenland, ça fait au moins trois jours qu’on attend qu’ils se décident à nous les envoyer.
Si la vie n’est qu’une longue succession de tracasseries administratives, la mort aussi, songea Qaanaaq, la paume pressée sur son nez.
– Tenez, ce sera plus supportable comme ça.
Karlsen leur tendit un carré de gaze parfumé à l’essence de menthe poivrée.
– En attendant, conclut-il, mes casiers débordent. L’installation n’est pas vraiment prévue pour jouer les prolongations.
Appu, qui agitait son masque mentholé comme un éventail sans savoir qu’en faire, de toute évidence indifférent à la pestilence ambiante, intervint :
– Au pire, si tu veux, j’ai un grand coffre à viande dans mon jardin. Vu que je ne chasse plus trop, y a toute la place qu’il faut pour eux.
Il ne plaisantait pas, non, en montrant du doigt les deux autres tiroirs que le légiste venait d’ouvrir, étiquetés « Matthew Hawford » et « Niels Ullianson ».
– Bien, embraya le médecin sans répondre à la proposition. Nous avons donc ici Huan Liang, individu de sexe masculin, âgé de vingt-huit ans, de nationalité chinoise…
La minute suivante ne fut qu’une rapide paraphrase des faits déjà exposés par Rikke Engell.
– De ce que je sais des techniques de chasse d’Ursus maritimus, les lacérations correspondent bien à la façon dont les ours agressent leur proie pour la neutraliser au plus vite : égorgement puis éviscération. Malgré les évidentes réserves sur le crochetage des serrures, je n’ai pas de doute en l’état.
Pas de doute ? Ils étaient pourtant parvenus à une conclusion radicalement inverse à l’issue de la réunion, disqualifiant presque de facto l’hypothèse d’un prédateur polaire. Décidément, cette enquête tirait à hue et à dia, faisant valser les preuves comme autant de vents contraires.
Le légiste ponctuait son propos de gestes techniques, empreints d’une certaine douceur. Pressant les deux bords d’une plaie pour en exalter les contours. Repoussant un membre pour dégager un angle de vue inédit. Le ballet de ses mains sur les chairs tuméfiées était captivant. On eût presque dit que le jeune homme caressait le mort livré à sa merci. Qu’il cherchait à lui prodiguer une dernière tendresse, un ultime signe d’amour pour l’accompagner dans son voyage vers l’au-delà, chamane sans le titre ni le folklore.
– C’est vous qui avez pris les photos de constatation ? demanda soudain Qaanaaq.
– Oui, c’est moi.
Qaanaaq l’aurait juré.
– D’habitude, c’est Søren, mais il était de repos ces deux nuits-là.
– Øh… Je vois.
Parfois, Qaanaaq bénissait intérieurement les interjections, tous ces Øh, ces Hum et autres Åh qui lui donnaient la seconde de réflexion nécessaire ; ce petit temps d’avance sur ses interlocuteurs qui faisait souvent toute la différence. Avec les années, c’était devenu un tic aussi ancré que le lissage de son crâne.
– Dans les trois cas, reprit le légiste, le décès a été occasionné par une hémorragie massive consécutive à des lacérations et morsures diverses. La longueur, la profondeur et l’aspect crénelé des plaies sont caractéristiques d’un déchirement de l’épiderme sous l’action d’un objet pointu, appliqué avec une pression très importante, mais au tranchant peu effilé. Crocs ou griffes. Il est évident qu’on n’a pas affaire à une lame métallique, y compris si celle-ci était mal aiguisée. Même une baïonnette dentée ou crantée entaillerait de manière plus nette que ça.
Qaanaaq était parvenu aux mêmes conclusions. Le garçon était décidément intéressant. Karlsen glissa sur le sol carrelé avec l’élégance d’un patineur pour rejoindre la dépouille du Canadien encore dans son tiroir.
– Constat très similaire sur notre ami à la feuille d’érable…
Il avait bien dit ami ?
– Je me demande juste si, cette fois, l’« ours » n’a pas été interrompu dans son assaut.
Voilà qu’à son tour il ajoutait d’invisibles guillemets, nuance infime dans sa voix qui valait pour point d’interrogation.
– Et pourquoi ça ? demanda Qaanaaq, que l’odeur commençait à déranger nettement.
Il réprima un haut-le-cœur.
– Parce que les entailles sont à la fois moins nombreuses et moins profondes sur l’abdomen. Là où en principe il finit son… son « travail ». En revanche…
Il esquissa une nouvelle translation chassée en direction du second casier, qu’il ouvrit cette fois en grand. À la puanteur s’ajouta subitement le spectacle d’un carnage tel que Qaanaaq en avait rarement vu tout au long de ses années de Crim. La plupart du temps, même réduits à l’état de collage dadaïste – tête d’un côté, jambes de l’autre –, les cadavres étaient plutôt propres : des blessures circonscrites et assez nettes, dans tous les cas faciles à refermer après examen. Il était rare qu’ils donnent à voir pareille…
Bouillie ?
Car, outre les blessures identiques à celles des autres victimes, il manquait au corps d’Ullianson une grande partie de son bas-ventre. Le tiroir, situé à environ un mètre cinquante au-dessus du sol, permettait d’apprécier, de profil, la profondeur de l’éviscération. C’était un véritable cratère de chair, et il était hélas ! assez facile de deviner quel genre d’éruption avait scindé son tronc en deux parties distinctes. Il paraissait impensable de le déplacer sans risquer de détacher le haut du bas.
– Je… Désolé…, bredouilla Qaanaaq avant d’aller vomir dans une poubelle voisine.
Les spasmes douloureux n’expulsaient qu’une bile translucide. Depuis combien de temps n’avait-il pas mangé ? Probablement pas depuis les deux heures de transit à Kangerlussuaq, où il avait enfourné sans plaisir deux viennoiseries rassies arrosées d’un café pisseux. De quoi regretter les biscuits Schneider’s hors d’âge qu’Appu avait apportés en salle de réunion. Mais il n’y avait pas que ce saccage de chairs qui le révulsait. Il y avait aussi – surtout – ces instants de vie irrémédiablement perdus. Ces avenirs amputés.
– Vous voulez faire une pause ? proposa Karlsen. Avaler quelque chose ?
– Non, non, ça va aller, grogna-t-il, la main gauche arrimée à son crâne. Merci.
– À mon premier phoque, j’ai rendu tout mon kiviaq fermenté dans la panse que je venais d’ouvrir avec mon couteau, raconta Apputiku, comme si cela était de nature à soulager son supérieur. Mon père était furieux. On a dû rincer la bête au moins trois fois avant de la mettre au frigo avec les autres.
Qaanaaq gratifia Appu d’un sourire crispé. Puis, à nouveau droit sur ses jambes, de la menthe plein le nez, il revint à l’objet de la discussion.
– Pourrait-on dire de notre ours qu’il s’est enhardi entre la première et la seconde vague d’agressions ?
– J’imagine que oui. En tout cas, il s’en est donné à cœur joie sur le foie du mangeur de foie.
Une remarque comme un signe de complicité avec Rikke Engell.
– Vous pensez qu’il l’a dévoré ?
– Vu qu’on n’a pas retrouvé la moindre trace de l’organe dans le bungalow d’Ullianson ou autour, c’est ce qui paraît le plus probable.
Karlsen semblait à présent cautionner l’hypothèse de l’ours. Quel foutoir !
– Et aucun de ces hommes ne s’est battu ? N’a cherché à fuir ?
– Ce n’est pas l’impression que ça donne, non. Søren vous en parlera mieux que moi, il n’y avait aucune trace sur les scènes qui pourraient laisser penser à un combat, à un déplacement de corps ou à une quelconque tentative pour s’échapper. De toute évidence, ils ont été surpris en plein sommeil et exécutés en quelques coups de patte, là où l’ours les a trouvés. Par ailleurs, à part le foie, je n’ai relevé aucun mouvement interne d’organe. La bonne nouvelle, si vous me passez l’expression, c’est qu’aucun d’eux n’a dû souffrir très longtemps. Tout ça s’est passé incroyablement vite.
La bonne nouvelle…
Réveillés en sursaut par la gueule béante, écrasés par cinq ou six cents kilos abominables, labourés par des griffes longues d’au moins quinze centimètres, comme dix couteaux plantés simultanément.
Crucifiés par la peur.
– Et savez-vous quels dépôts ont été relevés sur les plaies ? Autour des corps ?
– Rien que de l’organique élémentaire, un peu de poussière et de neige, et des traces de l’animal. Essentiellement des poils. Ah ! Et aussi quelques squames de peau noire.
– Noire ? s’étonna Qaanaaq, à présent remis de son malaise. Vous êtes sûr ?
– Je sais que ça surprend, mais sous ses poils, l’ours blanc a la peau aussi noire que du charbon. D’ailleurs, ses poils ne sont pas blancs non plus. En réalité, ils sont translucides. C’est la décomposition de la lumière du soleil qui renvoie cette teinte claire en les traversant. Entre le jaunâtre et le crème.
Une vision magique se dissipait.
– Et de la bave, y en avait ? intervint Appu, l’œil brillant.
– Bonne question. C’est l’un des rares points discordants.
– Comment ça ? demanda Qaanaaq.
– Les ours en produisent beaucoup, surtout quand ils chassent. On peut dire, pour simplifier, qu’ils salivent à l’idée de leur futur festin. Là encore, un zoologiste vous expliquera ça mieux que moi, mais je crois que ça facilite leur digestion, un truc dans ce goût-là.
– Et donc ? le pressa Qaanaaq avec un élan retrouvé, pas de bave sur nos trois corps ?
– Pas une goutte, capitaine.
Kris Thor Karlsen avait quelque chose d’exaspérant avec sa déférence réglementaire, mais il venait de soulever un point crucial : il manquait un élément primordial. Celui dont on aurait dû retrouver les victimes barbouillées.
Se tournant vers Appu, figé dans son attitude goguenarde, Qaanaaq demanda :
– Tu t’es déjà fait baver dessus par un ours, toi ?
– Mon Dieu, non ! Heureusement ! Je serais plus là pour parler. Par contre, si tu veux savoir, je me suis fait pisser sur la tête par un narval en le sortant de l’eau.
– Ça a quel goût ?
– Pas terrible, rigola l’autre de bon cœur.
– « Trop boire nuit à l’esprit, trop manger ruine la santé. »
Le légiste, qui n’avait pas l’air d’apprécier leur petit numéro, les ramena à des considérations plus professionnelles.
– Pour info, on n’a pas de labo d’analyse ADN sur l’île. Tous les prélèvements ont été envoyés à Copenhague et on attend encore les résultats.
– Ça prendra longtemps ?
– Trois ou quatre jours, dans le meilleur des cas.
Plus d’une semaine s’était déjà écoulée depuis les faits, et pourtant aucune réponse n’était revenue du Vieux Continent.
– De toute manière, comme je vous l’ai dit, on n’a rien relevé d’humain dans les plaies qui n’appartienne pas aux victimes. Pas d’empreintes, pas de sueur ou de peau… A priori tout provient d’un animal.
– Donc que des poils et des squames noirs, c’est bien ça ?
– Eh bien…
Un masque de panique crispa le beau visage régulier. De nouveau le petit garçon acculé.
– Vous avez trouvé autre chose, n’est-ce pas ?
Qaanaaq avait pris le ton suave, presque enjôleur, qu’il cultivait depuis qu’il avait des enfants – avec eux, la négociation était une pratique constante.
– Rassurez-vous, insista-t-il. On lui dira que l’oubli vient de moi. Que je vous ai demandé de vérifier ce point après coup, en plus de votre check-list standard.
L’alibi était peu crédible, puisque Qaanaaq venait tout juste d’intégrer le service. Mais Karlsen lui retourna un regard reconnaissant. Il obtempéra.
– Il semblerait qu’Ullianson ait souffert de calculs de la vésicule biliaire.
– À quoi vous voyez ça ?
– Deux choses : elle est très dure et très gonflée, et si résistante qu’elle n’a pas été emportée quand son foie a été arraché.
Par égard pour l’estomac de Qaanaaq, il s’abstint de lui montrer où se situait ledit organe.
– D’accord, d’accord, mais en quoi cela nous…
– Il y avait une dent fichée dedans.
– Pardon ?
– Une canine d’ours. Très certainement la supérieure gauche. Elle est restée plantée dans la vésicule.
– Attendez… c’est possible, ça ?
– Je ne suis pas vétérinaire, mais je suppose que leur implantation dentaire fonctionne à peu près comme celle de tous les mammifères. Notamment comme la nôtre.
– Et donc ?
– Je ne sais pas. Ce n’est pas très cohérent.
Pas plus que tout le reste, pensa Qaanaaq.
– Mais encore ? insista-t-il, sans laisser de répit à son interlocuteur.
– Quand la dent est très gâtée, en partie déchaussée, on peut imaginer en effet qu’elle soit arrachée en mordant dans quelque chose de très résistant. Mais dans notre cas…
D’une petite boîte métallique – le modèle utilisé pour ranger les instruments médicaux, au couvercle orné d’un caducée –, il tira le croc, de la taille d’une grosse pile, parfait croissant d’ivoire jauni.
– Cette canine est on ne peut plus saine. Pas de carie, pas de fragilité de l’émail, pas de fracturation.
Qaanaaq retournait l’objet entre ses mains. Fasciné. Dire qu’un ours adulte compte plusieurs dizaines d’armes telles que celle-ci dans sa gueule. Un frisson le parcourut.
– En effet, approuva-t-il. Elle est également très propre. Vous l’avez nettoyée ?
– Non. C’est l’autre fait troublant. Si j’exclus les lambeaux de tissus humains accrochés à la pointe, il n’y avait rien de vivant sur cette dent.
– Comment ça, « rien de vivant » ? Je croyais qu’elle était en pleine santé ?
– Rien de ce qui maintient une dent en vie : ni racine à la base ni pulpe à l’intérieur.
– Vous voulez dire que cette dent était morte quand vous l’avez extraite de la vésicule d’Ullianson ?
– Aussi morte que celui qui l’avait dans le ventre. Et je me permets de vous corriger : je crois qu’elle était morte avant de pénétrer cet organe.
Tirer les vers du nez de Karlsen demandait une incommensurable patience. Mais cette maïeutique commençait à se révéler payante. Qaanaaq profita de la brèche qui s’ouvrait pour poser la question qui le taraudait depuis plusieurs minutes – la plus répugnante.
– Je me doute que c’est difficile à établir, je ne vous demande donc que votre sentiment personnel…
Faire appel à l’affect de Karlsen était sans doute le meilleur moyen de l’accoucher.
– … pensez-vous qu’Ullianson était déjà mort quand cette « chose » lui a mangé le foie ?
… Ou était-il encore en vie ?