Voici venue la dernière étape de notre voyage, celle qui nous mène à l’expérience du bonheur ultime, cette joie parfaite et divine qu’on appelle parfois la béatitude mais qu’il vaut mieux appeler la félicité. On confond souvent ces deux termes mais il vaut mieux les distinguer. Félicité, béatitude ou encore extase sont des grands mots qui peuvent faire peur parce qu’ils semblent inaccessibles. L’idée d’un bonheur absolu impressionne, fascine ou agace selon les sensibilités. La possibilité même de leur existence est souvent mise en doute et bien peu de personnes comprennent leur sens réel. Moi-même j’ai longtemps eu des idées très confuses sur ces notions et chaque fois que je lisais le témoignage d’extase d’un mystique, ou simplement de quelqu’un qui disait avoir vécu un bonheur extraordinaire et « divin », je restais très perplexe. J’avais déjà bien du mal à demeurer dans un bonheur ordinaire… N’était-ce pas du délire ou de l’affabulation ? Tu as sans doute entendu parler des extases célèbres de saintes comme Thérèse d’Avila et du Bouddha qui incarne l’archétype de cette possibilité. Leurs bonheurs extraordinaires sont-ils réellement vécus ou ne sont-ils que des illusions de la conscience et des mythes de la culture ? Je n’en doute plus depuis que j’en ai fait moi-même l’expérience. Et cette expérience n’est pas une mince affaire. Elle représente rien moins que l’apogée de la vie humaine. à chaque fois que je la revis – et cela m’est arrivé des centaines de fois – je vis le même bouleversement émerveillé et j’ai l’impression que je commence une nouvelle vie, comme si je venais à peine de naître à une nouvelle existence dans un nouveau monde. La félicité est en fait l’accomplissement de la vie. C’est l’expérience ultime que tout le monde cherche en le sachant ou sans le savoir. C’est la réalisation finale que tous les chercheurs spirituels du monde, les millions de moines, de religieux, de fidèles quêtent à travers une vie généralement pleine d’exercices, d’ascèse, de travail, d’études, de difficultés et d’épreuves toujours tendues par un sentiment caractéristique de tout chercheur spirituel, qui est l’espoir. Et le plus souvent cet espoir est déçu. Les centaines de millions de fidèles qui pratiquent inlassablement les rituels religieux cherchent l’illumination sans quasiment jamais la trouver… Pourquoi ? C’est simplement parce qu’ils ne la cherchent pas dans la bonne direction ! Tout le monde croit que la félicité est très difficile à atteindre, qu’elle est un but lointain et quasi inaccessible qui demande beaucoup d’efforts, d’étude, de travail de transformation, et le secours d’une grâce extérieure extraordinaire, alors que c’est tout le contraire. La félicité est une possibilité ouverte à tous, à tout moment. On en fait un idéal ou une utopie, mais le bonheur ultime est en réalité extrêmement simple et facile à vivre, et il ne demande en fait aucun effort, aucun travail, aucun talent particulier… Parce qu’il ne peut pas survenir : comme le ciel, il est déjà là en permanence, mais il ne peut être vu que lorsque les nuages se dissipent. La béatitude est rare, comme le dit Spinoza à la fin de l’éthique, mais elle n’est pas aussi difficile que ce qu’il pensait, parce qu’elle demande une disposition dont Spinoza n’avait pas connaissance et dont nous allons tirer toutes les conséquences. Cette disposition, c’est la capacité de s’abandonner. Abandon de qui, qui s’abandonne à quoi ? C’est ce que nous allons voir en détail ici, trois siècles après Spinoza, en nous inspirant des apports de la sagesse universelle et de la science contemporaine.
Le bonheur ultime ne peut se trouver que si on s’abandonne totalement au mouvement de la joie. Souviens-toi de la métaphore du fleuve. L’eau qui surgit de la source va spontanément vers l’océan en étant alimentée par toutes les eaux de ruissellement, les torrents, les rivières, les pluies qui font grandir le courant, mais l’eau aboutit toujours à l’océan. C’est la même chose pour la joie. Dès que la joie surgit de la source de la vie, elle est naturellement emportée par le courant de l’amour vers sa destination, le bonheur océanique de la félicité, et tant qu’elle ne l’a pas atteint, elle continue à tendre vers elle. Et quand l’eau de la source atteint-elle l’océan ? Seulement quand elle ne rencontre plus d’obstacle à son expansion. Quand elle s’est suffisamment chargée de toutes les sources du bonheur : quand elle s’est libérée des barrages de la peur, de tous les débordements de la colère et de tous les abîmes de la tristesse. Quand elle est libre de tout obstacle, la joie coule avec sérénité et enthousiasme dans une impression de félicité jusqu’à sa destination finale qui est la béatitude. Si bien que nous allons récapituler toutes les conditions du bonheur que nous avons déjà étudiées dans les quatre parties précédentes pour étudier le bonheur le plus joyeux, le plus aimant, le plus serein, le plus enthousiasmant qui soit, le bonheur suprême, cet état ultime dont épicure disait qu’il ne peut plus être augmenté et qu’il nous fait vivre sur la terre comme des dieux.
Qu’est-ce donc que la félicité ? C’est en fait le seul véritable bonheur : la joie totale. On ne s’approche plus du 10/10 de satisfaction. On ressent un contentement intégral qui demeure à 10/10 et prend les dimensions d’un infini. La félicité est un bonheur extraordinaire qui possède un caractère que ne possèdent pas les bonheurs ordinaires : l’amplitude. Ce qui distingue la félicité de la joie, c’est son degré d’expansion, c’est-à-dire d’espace de conscience qui est rempli.
Quand nous sommes normalement heureux, qu’on jouit du bonheur ordinaire d’une vie satisfaisante, on peut connaître des moments où notre joie de vivre est tellement riche et intense qu’on peut sentir que nos besoins sont globalement satisfaits et on peut se croire à 10/10 de satisfaction. En général, cette pleine satisfaction ne dure pas très longtemps : le simple fait de penser à l’avenir, d’imaginer qu’on peut perdre son bonheur, de percevoir le malheur des autres ou d’imaginer qu’un bonheur supérieur est possible, ou simplement l’observation du monde extérieur plein de nouveaux objets de désirs va créer chez le non-sage un espoir d’un bonheur plus grand. La comparaison entre le bonheur ressenti et le bonheur espéré va créer une légère impression de manque. Le simple fait de penser qu’un bonheur plus grand est possible nous maintient dans une légère insatisfaction, et une dévalorisation de ce qu’on est en train de vivre. On peut alors être très heureux, se sentir à 8 ou 9 ou même 9,9 sur mon échelle du bonheur, mais on n’est pas dans un 10 stable et permanent. On est extrêmement heureux, mais pas totalement, pas absolument heureux. Eh bien, avec la félicité, l’espoir d’un bonheur plus grand disparaît. On a atteint le 10/10 absolu d’une manière permanente. On ne manque de rien. On n’espère rien. On est dans la plénitude totale.
Cela semble impossible pour ceux qui sont tellement habitués à la frustration et je suscite souvent le scepticisme dans mes conférences lorsque j’affirme que je suis totalement heureux. La félicité existe, mais elle suppose une totale disparition des tristesses, des peurs et des colères. La joie d’être devient totalement pure et il ne reste plus que l’amour, la sérénité et l’enthousiasme pour la vie.
Ce qu’on croyait impossible arrive : notre joie dépasse la limite du maximum. On atteint 11/10, 100/10, 1000/10 de bonheur. Le fleuve se jette dans l’océan, et on transcende la limite de notre capacité habituelle de joie. On vit un bonheur transcendant, une joie qui semble tellement grande qu’elle semble impossible et même inconcevable tant qu’on ne l’a pas vécue. Ce bonheur qu’on appelle parfois joie océanique, joie cosmique ou joie infinie, cet état ultime qu’on appelle bliss en anglais, ananda en sanscrit, béatitude en français est vraiment d’un autre ordre que les bonheurs ordinaires les plus puissants, parce qu’il suppose l’accès à une nouvelle dimension de l’existence qui est le divin. On parle parfois d’éveil, d’illumination ou de libération pour en parler. Ces mots ont leur sens, mais je préfère parler de dissolution de l’ego, de dépassement des limites de notre perception ordinaire et d’expansion de conscience vers une dimension d’existence de plus en plus libre et de plus en plus grande. Après l’enrichissement de la joie par l’amour, sa solidification par la sérénité, son intensification par l’enthousiasme, nous allons étudier l’amplification de la joie vers son niveau ultime à travers ces expériences mal connues encore par le grand public qu’on appelle des expansions de conscience.
Pour cela, il faut revenir sur la compréhension de ce qu’est la conscience ou l’esprit. La conscience n’est pas la pensée produite par le cerveau pour créer une représentation du monde extérieur comme on le croit habituellement dans notre civilisation matérialiste. La pensée n’est qu’une fonction de l’esprit. La vraie nature de la conscience, c’est la réalité elle-même : c’est l’énergie. Tout est énergie-conscience. Tout est vie. Dans notre état spirituel habituel, dans la vie ordinaire, notre conscience d’exister est restreinte à une expérience très limitée de notre énergie. Je ne perçois qu’une partie limitée de moi-même et du monde. Je m’identifie à mon corps physique comme ensemble de mes sensations, à mon esprit comme ensemble de mes pensées, et je crois alors être un moi fixe et stable, un sujet séparé du monde, avec une conscience limitée. Même si ma joie est assez riche, solide, intense, je peux toujours penser qu’une joie plus grande est possible. Je ne fais alors pas l’expérience de la félicité parce que je sens une limitation de ma joie à un certain nombre de pensées joyeuses limitées par d’autres pensées tristes qui abaissent mon énergie et me rendent frustré. Je peux par exemple ici être joyeux d’être là en train d’écrire mais penser en même temps que je pourrais être mieux à la plage ou être plus beau, plus riche ou plus aimé. Dans l’état de conscience ordinaire de sujet séparé, on peut imaginer que le fleuve de notre joie pourrait être plus grand. Même si l’eau est sur le point de déborder, l’impression de bonheur ne peut être totale parce que ce que je vis est comparé à ce que je pourrais vivre. Quand au contraire je cesse de penser et de comparer, quand je suis totalement dans le flux de l’action vécue, totalement présent à la joie de l’instant sans plus du tout penser à quoi que ce soit, en pleine conscience, je peux commencer à entrer dans l’expérience de la félicité, du 10/10 de satisfaction.
C’est ce qui arrive quand je suis concentré sur une action à réaliser qui me passionne, ou sur une perception particulière qui retient mon attention et comble mon désir. La joie m’envahit et me donne une impression de contentement complet. C’est cette expérience que les psychologues positifs appellent « le flow » et que son concepteur Mihály Csíkszentmihályi a magnifiquement décrit. Attention : ce bonheur-là, même intense, reste encore limité. Quoique totale, cette joie reste encore focalisée sur un objet de conscience particulier et s’accompagne généralement de l’idée d’être un moi séparé du monde. Une pensée joyeuse retient toute mon attention et m’empêche de percevoir la réalité dans son ensemble. Quand je ressens la joie de travailler ou de créer, j’oublie la totalité de ma vie et du monde et mon sentiment de bonheur reste limité à un espace de perception. La concentration de la conscience sur une partie de la réalité m’empêche de percevoir toute la beauté du monde, tout le merveilleux de la vie, toute l’infinité de l’univers. Je peux vivre alors un certain bonheur, mais ce n’est pas une félicité réelle. Si je suis sans douleur dans le corps, sans souci dans l’esprit, la délectation d’un délicieux fruit dans la bouche peut occasionner un plaisir puissant et susciter une joie intense, mais cette joie n’affecte qu’une partie de la conscience. Ce n’est pas de la félicité : c’est une joie locale, un plaisir qui peut s’épanouir en volupté mais qui demeure limité. Sur le plan spirituel, une bonne blague ou une situation comique peuvent me faire éclater de rire et me procurer une extraordinaire sensation de jouissance et de la gaieté. Mais ce n’est pas la véritable félicité. Les grandes joies enthousiasmantes de la création artistique, de la découverte scientifique, des succès professionnels et des exploits sportifs peuvent aussi nous donner l’impression de très grands bonheurs, mais là encore il s’agit de joies limitées à un aspect seulement de notre vie. Ce genre de joies n’affecte pas réellement la totalité de la conscience et ne peut nous combler totalement.
Pour vivre dans la félicité, il faut que la joie vienne remplir la totalité de notre esprit et le chemin pour cela est l’expansion de la conscience. L’expansion de conscience peut être obtenue à travers différentes expériences dont la plus connue est la méditation. Qu’est-ce que la méditation ? C’est le contraire de la concentration. Quand j’abandonne ma fixation sur un objet particulier, quand ma conscience se détend, que mon attention agrandit son angle de vue, que je prends le temps de m’abandonner à la contemplation de tout ce qui est et que je me relie à la Source, alors ma pensée se calme, mon mental cesse peu à peu son bavardage et mon esprit s’ouvre à une partie de plus en plus vaste de la réalité de ce qui est. Ma conscience s’amplifie, et la joie que j’éprouve se détache de la perception de telle ou telle condition d’existence pour affecter la totalité de ma conscience qui ne fait qu’un avec ma conscience de la totalité. La conscience apparaît alors à elle-même pour ce qu’elle est : la réalité elle-même. La distinction sujet/objet disparaît. L’unité est là, présente de toute éternité. C’est alors, et alors seulement, que je peux faire l’expérience du bonheur complet. Tant que ma joie est liée à un objet particulier, tant qu’elle est attachée à des conditions particulières, par exemple une action que je fais, une personne que j’aime, une situation existentielle quelconque, je ne peux pas réellement parler de félicité parce qu’un attachement à des conditions est toujours là, avec une certaine tension, une contraction, une limitation. Même si ce que je ressens alors est très intense et satisfaisant, ma joie reste dépendante de quelque chose de partiel et de passager qui reste limité à une expérience de mon corps et de mon esprit séparé, de mon ego, mon « moi personnel », ma vie individuelle. Le bonheur ordinaire est toujours donc un bonheur égotiste et par là même fragile, superficiel, partiel, même quand il est intense comme on l’a vu dans les cas d’enthousiasme.
Si au contraire je parviens à ouvrir mon esprit à la totalité de l’existence, si j’abandonne toute focalisation de ma conscience sur une action, un objet, une relation, si je ne me perçois plus comme un moi personnel séparé qui vit dans un monde d’objets extérieurs, alors je peux entrer dans un nouveau mode d’existence qui transcende la vie égotique. Dans cette expérience de vie plus ample, il n’y a plus séparation entre moi et l’univers, entre le monde intérieur et le monde extérieur. Il y a présence d’une seule réalité qui s’apparaît à elle-même et qui est la vie universelle. Une seule réalité vivante que je peux appeler si je veux « l’univers », puisqu’il s’agit de l’ensemble de ce qui arrive, de mes mains qui s’agitent dans l’espace, de l’oiseau qui passe dans le ciel, du visage des personnes que je perçois. La réalité n’est plus extérieure à moi, elle est la conscience même que l’univers prend de lui-même en moi puisque tout apparaît en elle et que je ne suis rien d’autre que la totalité de ce qui est. En m’abandonnant totalement à cette expérience d’unité de tout, j’entre dans une nouvelle vie qui transcende la manière dualiste habituelle et restreinte de vivre sous la forme dissociée du sujet et de l’objet. Le « Je » disparaît et il ne reste plus que l’expérience non duelle de la réalité : la présence unique, vivante et vibrante de tout ce qui est. L’esprit accède alors à un espace qu’on peut appeler « transcendance » par rapport à la conscience ordinaire. Il ne s’agit pas d’une transcendance métaphysique inaccessible qui dépasse l’expérience humaine : c’est au contraire une transcendance ontologique totalement immanente et pleinement présente à chaque instant. Il n’y a donc pas à l’atteindre : elle est déjà là à tout moment. Et voilà pourquoi il ne faut pas la chercher ! Il n’y a qu’à s’y éveiller. Comme le dit Tony Parsons, l’éveil est la disparation de l’illusion de la personne. Un bonheur d’un tout nouveau genre apparaît alors. Ce n’est pas la joie liée à tel ou tel événement heureux. C’est la joie d’être dont j’ai déjà parlé dans le premier chapitre, mais élargie à la totalité de l’être. C’est la joie de vivre. Pas celle d’un ego, toujours en quête de quelque chose d’absent, mais la joie d’être ou joie de l’être qui est toujours présente et dont je ne suis qu’une expression, comme la vague n’est qu’une expression de l’océan. Eckhart Tolle l’exprime avec une grande clarté : « La joie de l’ ê tre, qui est le seul véritable bonheur, ne peut arriver à vous par une forme ou une autre, par une possession, un accomplissement, une personne ou un événement, par quelque chose qui se produit. Cette joie ne peut venir à vous, jamais. Pourquoi ? Parce qu’elle émane de la dimension sans forme en vous, de la conscience même et qu’elle fait par conséquent un avec ce que vous êtes. » (Nouvelle Terre)
Cette joie de l’être qu’on peut s’amuser philosophiquement à appeler une « transcendance immanente » se caractérise par une sensation de simplicité, d’ouverture, de totalité et d’unité qu’on peut résumer sous l’impression générale de totale liberté. Quand je vois que je suis un avec tout, rien ne peut s’opposer à ma liberté. Rien ne va contre la joie de l’être. Un nouveau mode d’existence apparaît alors, libre de tout manque, de tout espoir, et l’esprit fait l’expérience d’une nouvelle catégorie de joies caractérisées par leur dimension de grandeur. J’aime les appeler des « joies immenses », au sens étymologique de « non mesurables ». Ce sont des joies qui ont pour particularité de ne connaître aucune limite d’espace ou de temps.
C’est cette dilatation de l’esprit à une réalité plus vaste que celle de la conscience ordinaire qu’on appelle une expansion de conscience. Cette possibilité est maintenant bien étudiée en psychologie, notamment par l’école de psychologie transpersonnelle qui s’est développée aux états-Unis sous l’impulsion de penseurs comme Abraham Maslow, Stanislas Grof et Ken Wilber. En France, on peut lire les ouvrages de Pierre Weil qui en a fait une étude rationnelle (L’Homme sans frontière) ou s’intéresser aux travaux de Michel Hulin (La Mystique sauvage) qui analyse les récits des mystiques. On peut aussi lire les nombreux récits de personnes ayant vécu une expérience de mort imminente. Pendant longtemps les scientifiques et les philosophes classiques se sont méfiés de ce genre d’expériences parce qu’elles leur semblaient trop extraordinaires pour faire l’objet d’une étude rationnelle et étaient renvoyées au domaine de l’ésotérisme, de la métaphysique, de la religion, du chamanisme, comme si elles n’étaient pas sérieuses. Nous avons maintenant tellement de témoignages et il existe une telle profusion de pratiques rigoureuses pour y accéder qu’il n’est plus possible de nier leur existence sans être aveugle ou de mauvaise foi.
On parle de transe pour désigner le passage d’une conscience limitée à une conscience plus vaste. Il existe un grand nombre de types de transes et je ne veux parler ici que de cette transe très particulière qui est liée à l’apparition des états de félicité. La félicité n’est possible que pour celui qui a la capacité de vivre une expérience d’expansion de conscience qui le libère des limites étroites de son ego, de l’idée d’être un moi séparé qui n’est lui-même qu’une illusion de l’esprit.
La difficulté ici est que ce genre d’expérience ne rélève pas d’un savoir communicable. Les états de félicité relèvent d’une connaissance immédiate purement subjective qui est par définition indicible, donc non communicable ; c’est pour cette raison qu’on les appelle des états mystiques et qu’on les considère comme exceptionnels. En réalité, de tels états peuvent être vécus par tous quand on se place dans de bonnes conditions pour dissoudre les limites de notre ego. Nous les avons d’ailleurs tous sans doute déjà vécus dans le ventre de notre mère et dans la période périnatale, et nous les vivons toutes les nuits dans l’expérience du sommeil profond et du rêve, à ceci près que nous sommes généralement inconscients. Je ne peux donc communiquer un savoir sur la félicité. Je peux seulement témoigner de la connaissance que j’en ai en proposant quelques éléments de compréhension et en invitant à des pratiques spirituelles pour en faciliter l’expérience. Le seul véritable moyen de comprendre ce qu’est la transe et l’expansion de conscience, c’est de la vivre.
Une expansion de conscience peut être partielle ou totale. Plus notre conscience est dilatée, plus le champ de réalité à laquelle nous avons accès est ample et plus notre joie s’amplifie et tend vers la félicité, la joie illimitée. La félicité est donc en fait la joie de la connaissance. C’est une contemplation : le bonheur vécu dans la pleine conscience, sans rien qui vient le limiter. Quand l’expansion de la conscience est limitée à une région de l’univers, elle produit une joie qu’on peut appeler spirituelle pour la distinguer des joies ressenties dans le corps sous la forme de sensations. Il s’agit de perceptions qu’on peut symboliquement relier à l’élément air : l’élément invisible dans lequel tout existe et dans lequel tout devient visible sous l’effet de la lumière. On parle de joie intellectuelle quand il s’agit d’un gain de compréhension, par exemple dans l’activité scientifique ou philosophique, sources de joies immenses lorsque des expansions de conscience ont lieu. On parle de joie esthétique et de sublime quand il s’agit de la perception de la beauté d’une œuvre naturelle ou artistique comme une sublime musique, ou encore de joie mystique quand il s’agit de la perception du sens de la vie, de la contemplation du sacré ou encore de la présence du divin. Toutes ces joies sont d’autant plus amples que le champ de réalité que notre conscience connaît est plus grand. Lorsque l’expansion de conscience est relative, on fait l’expérience des plus bas degrés de la félicité comme la gaieté, l’allégresse, l’enchantement et l’extase. Quand elle est totale, quand la conscience prend conscience d’elle-même en tant que source infinie de toute chose, alors et alors seulement on fait l’expérience de la béatitude qui est extrêmement rare.
Toutes les joies spirituelles augmentent notre champ de perception et donnent de la profondeur à la qualité de notre expérience. Elles ne s’opposent pas à toutes les autres sources de bonheur dont nous avons parlé, joies sensorielles, perceptives, sensibles, amoureuses, créatrices… Au contraire, elles les magnifient : quand nous sommes dans une expansion de conscience et que nous entrons dans l’expérience de la transcendance, les joies corporelles telles que les plaisirs sensoriels et charnels se transforment en volupté et en extase. Les joies de la perception se transforment en joies de l’émerveillement, de l’enchantement et du ravissement. Les joies de l’action telles que la motivation et l’enthousiasme créateur se transmutent en gaieté et en allégresse. Quand aux joies relationnelles de l’amour telles que l’amitié, la tendresse et la compassion, elles acquièrent une luminosité sublime qui remplit notre âme d’une gratitude infinie et nous fait connaître l’expérience de l’enchantement amoureux et de la grâce.
Le propre de ces joies extraordinaires c’est qu’elles sont libres de tout attachement à des objets particuliers. Leur origine est la réalité elle-même, la vie elle-même. Elles sont libres de toute possessivité, libres donc de toute peur de perdre, de toute frustration ou colère possible. Ce sont des joies libres, des joies vécues dans la liberté, parce qu’elles sont vécues hors du temps. La félicité, c’est la liberté joyeuse, ou la joie d’être libre. Et la liberté vient du non-attachement, de la non-possessivité. Quand je contemple un coucher de soleil, quand je danse, quand j’écoute une musique, quand j’écris un poème, quand je médite ou maintenant quand je m’adresse à toi et que je le fais en état de conscience amplifiée, je suis exactement dans le même état de joie que quand je dors dans le sommeil le plus profond : je n’ai aucune peur de perdre quoi que ce soit. Et d’où vient cette non-possessivité ? De la compréhension que ma joie actuelle ne vient pas de l’extérieur de ma conscience, mais de l’activité même de ma conscience qui ne fait qu’un avec tout ce qu’elle perçoit. C’est une joie de connaître qui ne fait qu’un avec la joie de vivre, la joie d’exister en tant que conscience. Les joies spirituelles affectent la totalité de ma conscience et ne dépendent pas de l’extérieur. On pourrait parler comme Robert Misrahi de « joies réflexives » puisqu’elles ont tendance à être reflétées par la conscience comme c’est le cas dans une réflexion. Non seulement je suis joyeux d’être conscient, mais je suis joyeux de me savoir joyeux, et c’est cette connaissance de soi comme être joyeux qui s’accompagne d’une nouvelle joie, qui prend une dimension de grandeur ou d’immensité et a un goût de bonheur absolu que rien ne peut détruire. évidemment, dans l’expérience de la transcendance, la joie de connaître n’inclut pas de séparation entre le sujet de la connaissance et l’objet sur lequel il réfléchit. C’est pourquoi il vaut mieux parler de joie holistique (de holon, qui affecte la totalité) ou de joie intégrale (qui intègre à la fois le sujet et le monde dans l’expérience unique d’être conscience).
Mais peu importe comment on les nomme ! Je m’amuse ici à les décortiquer intellectuellement pour mieux en apprécier la puissance, mais qu’on les appelle réflexives, holistiques ou intégrales, l’essentiel est de bien comprendre que ces joies extraordinaires sont supérieures aux bonheurs ordinaires et qu’elles supposent l’expérience de la transcendance, qui suppose elle-même l’expansion de conscience et la dissolution de l’illusion de l’ego, c’est-à-dire la présence de l’éveil. Pas de panique si tout cela reste obscur : de toute façon, elles sont impossibles à comprendre par le mental et à exprimer par le langage. Ces joies spirituelles sont évidemment extraordinaires et a priori peu courantes. Elles le sont dans le sens où elles n’affectent encore qu’une partie de l’humanité assez limitée, ceux qu’on appelle les mystiques, les saints et les sages, ou encore ceux qui ont la chance de vivre un grand état amoureux ou une expérience suprême comme une NDE ou une attaque cérébrale. On peut ainsi citer le témoignage intéressant de Jill Bolte Taylor qui a décrit comment son AVC a éteint les zones cérébrales du langage dans l’hémisphère gauche et a permis d’activer les zones de l’hémisphère droit en lui faisant vivre l’expérience de la béatitude et de l’unité avec le cosmos. Mais ces joies sont aussi extraordinaires dans le sens où elles ouvrent un espace de perception totalement inconnu qui nous fait accéder à la sensation de merveilleux et donne à l’existence une saveur poétique et magique d’illumination qui semble aux esprits fermés totalement imaginaires et hallucinatoires alors qu’elles sont bel et bien réelles et accessibles à tous, et parfaitement étudiables par les neurosciences et la psychologie.
Analysons maintenant plus en détail chacun de ces bonheurs extraordinaires. Je ne parlerai ici que des quelques possibilités de joies immenses que j’ai moi-même pu expérimenter au cours de mon humble et limitée exploration philosophique, à commencer par la plus banale et la plus simple de toutes.
C’est la première, la plus simple, la plus accessible et la plus commune de toutes les expériences de félicité. Ce n’est pas encore la béatitude, loin s’en faut, mais ça y ressemble. Par gaieté j’entends simplement l’humeur joyeuse qui accompagne la vie quotidienne de celui qui vit en totale harmonie avec lui-même, celui qui est libre de toute émotion perturbatrice, qui ne sent momentanément ni peur, ni colère, ni tristesse et que de la joie, même si cette joie est faible, sans grande profondeur au niveau cognitif, sans grande richesse au niveau affectif et sans grande intensité au niveau émotionnel. Cette humeur qu’on peut décrire sommairement comme un contentement général à exister est très fréquente chez l’enfant parce qu’il a tendance à vivre dans l’instant présent sans se soucier de l’avenir, qu’il ne se soucie pas non plus de son image et qu’il se contente d’agir en faisant ce qui lui plaît dans un état de conscience non égotique, comme sans doute l’expérimentent les animaux. Comme dit Spinoza, la gaieté est plus rare chez l’adulte parce qu’il est beaucoup plus perturbé par son activité mentale et ses conflits intérieurs qui créent en lui un stress permanent. La gaieté est détruite dès qu’on vit dans l’anxiété en proie aux délires égotiques comme le désir d’être heureux dans le futur (« Ah, quand je serai riche, ah, quand j’aurai trouvé le bon partenaire ! »), ou le désir d’atteindre des joies difficiles (quand je gagnerai une compétition), ou de retenir les joies du passé (retrouver un état amoureux) ou simplement atteindre un objectif futur quelconque. La vertu essentielle pour l’éprouver est l’humour, j’y reviendrais. Comme toutes les joies immenses, la gaieté demande de se détacher totalement de l’attente du futur et du regret du passé et de vivre dans la seule réalité qui soit, le présent, au sein duquel tout existe. La gaieté est donc une réjouissance globale pour le présent, et elle est présente dans toute forme de bonheur. On ne peut être heureux que si on est d’abord gai.
Comme toutes les joies immenses, la gaieté a pour particularité d’être une joie générale qui ne vient pas d’un objet particulier : elle vient de la pensée de la vie ou du monde en général tel qu’il est dans sa globalité. La gaieté est donc la joie associée à la pensée de la globalité de la vie, sans se focaliser sur tel ou tel aspect du réel. Cette joie immense reste quand même limitée et on peut dire qu’elle est quand même le plus bas degré de félicité. Pourquoi ? Parce que la vie n’est pas ici connue avec précision dans toute sa réalité. Elle est perçue de manière encore partielle, floue, indistincte. La gaieté peut même être misérable et de peu de valeur, quand elle vient de la distraction, de l’oubli du réel, de ce que Pascal appelle le divertissement. Le monde n’est pas conscientisé dans sa profondeur, sa richesse ou sa complexité, le tragique de la vie est oublié, voire nié, la vocation divine de l’humanité est occultée. Bien qu’elle soit intense et générale, cette joie immense reste alors fragile et de peu d’ampleur. Elle remplit bien toute la conscience, mais celle-ci reste pauvre et étroite. C’est le bonheur de l’enfant heureux d’avoir reçu un jouet, de l’imbécile heureux d’avoir gagné à un jeu de hasard, du sportif euphorique parce qu’il gagne une compétition, de l’amoureux transi par la beauté de sa dulcinée. Ces joies peuvent procurer une satisfaction intense mais elle reste à la surface de l’être. La gaieté est bien une joie totale, mais elle reste superficielle. C’est une joie complète, mais légère. La réalité n’est pas perçue dans toute sa magnificence, son harmonie et sa sacralité.
Si l’humeur joyeuse naît de la reconnaissance de la réalité dans son ensemble, si l’esprit est éclairé par la lumière de la connaissance, alors la gaieté peut être vraiment appelée félicité. L’homme à la fois lucide et gai se réjouit de vivre parce que sa pensée est affectée globalement de joie. Ses conditions de vie sont assez favorables pour que son instinct vital trouve à s’exprimer librement et il se réjouit de la totalité de sa vie. Il n’est pas dans la béatitude, mais il est bien dans la félicité.
Nous pouvons ainsi distinguer la gaieté passive de la gaieté active. La gaieté passive vient de l’extérieur. Elle est causée par des perceptions particulières – un beau ciel bleu, la présence d’amis, la perspective d’une belle promenade, la confiance dans la réussite d’un projet ou d’une entreprise, un compte en banque plein – mais aussi de n’importe quel projet abouti : le gangster peut être gai d’avoir réussi son casse, un dictateur d’avoir asservi son peuple, un bourreau d’avoir assassiné sa victime (Le Bonheur dans le crime de Barbey d’Aurevilly). La gaieté n’est donc pas toujours éthique, pas plus que n’importe quel bonheur d’ailleurs.
Pour devenir gaieté active et bonheur éthique, la joie doit déborder la perception des conditions et être l’expression de notre sagesse. On se réjouit même si l’orage éclate, si les amis s’en vont, si la promenade doit se terminer, si l’entreprise échoue, si les dettes s’accumulent.
Comment être gai par sa propre puissance ? En agissant par sa propre vertu et en continuant à percevoir la beauté et la bonté de la vie. On peut reconnaître le vrai bonheur d’une vie spirituelle au fait que nous restons gais même quand survient un échec, un drame, voire une tragédie, parce que nous continuons à être source de notre propre joie. La vie heureuse peut inclure beaucoup de douleurs et d’occasions de tristesse, de peur ou de colère, mais l’homme activement gai, l’homme libre, continue à percevoir les maux de la vie comme des éléments inévitables qu’il peut supporter dans la mesure où ils apparaissent sur un fond général de positivité et d’optimisme. Bien sûr qu’il y a la maladie, mais il y a d’abord la santé. Bien sûr qu’il y a les horreurs de la guerre et de la violence, mais il y a aussi les splendeurs de l’amour et de la paix. Bien sûr qu’il y a la mort, mais il y a d’abord la vie. Les deux philosophes essentiels pour approfondir cette capacité à rester joyeux malgré le tragique de l’existence humaine sont d’abord Nietzsche et Clément Rosset.
Il est remarquable de voir que la gaieté est reliée d’une manière essentielle par ces deux philosophes à l’acceptation du tragique et à l’expérience de la musique. Je dirais seulement dans mon expérience que la gaieté est bien plus encore induite par l’expérience de la danse dans la mesure où elle induit encore plus fortement l’expansion de la conscience et la transcendance de l’ego dans l’immanence de la vie. Danser, c’est rester sur terre, bien ancré dans son corps et animé par l’instinct de vie, pour une fête des sens et des muscles. C’est accomplir notre élan érotique d’élévation en cherchant le plaisir du geste juste et se préservant de tout ascétisme, mais c’est aussi s’élever dans les airs et faire l’expérience suprême de la liberté qui est celle de la légèreté et de la grâce. Comme dit Rosset, tout continue à être pensé, mais tout cesse de peser. Je conseille ici le beau livre de Roger Garaudy Danser la vie et les écrits des grands chorégraphes tels que Isadora Duncan et Maurice Béjart, tous deux fortement inspirés par Nietzsche. Mais je conseille encore beaucoup plus fortement de laisser les livres et de danser ! Je ne parle pas des danses de salon, de la danse classique, moderne ou contemporaine, qui sont déjà des sources de grande joie. Je parle de la danse comme expression libre de notre essence, la danse spontanée qui permet de nous libérer du conditionnement égotique, de laisser s’exprimer la sagesse de la vie cosmique et de vivre des expansions de conscience. Comme l’a vu Roger Garaudy, la danse a toujours été dans toutes les sociétés traditionnelles la voie la plus directe pour célébrer la vie et honorer la source du monde, et Nietzsche a parfaitement compris la nécessité pour l’homme moderne de retrouver la pratique dionysiaque pour compenser l’excès de rationalité intellectuelle héritée de Platon et symbolisée par la figure d’Apollon. Et c’est ici l’occasion pour moi de rendre à nouveau hommage non seulement à Rolando Toro, le génial créateur de la biodanza, mais aussi à Gabrielle Roth, la créatrice de la danse des 5 rythmes, une autre très belle activité de libération de la conscience par le mouvement (Les Chemins de l’extase) et à tous les libres danseurs du monde ! Peu importe ce que l’on danse : l’essentiel est de danser ! « Considérons comme perdu chaque jour où nous n’avons pas dansé au moins une fois. » (Nietzsche).
Lorsque la gaieté se fait aérienne, le corps entier se transfigure au point de ne plus sentir le poids et la matière. La vie devient pure jouissance et on peut alors parler d’une nouvelle forme de bonheur que le langage associe à l’expérience de la grâce et qui prend un autre magnifique nom.
L’allégresse est l’alliance entre l’enthousiasme et la gaieté. L’enthousiasme amène l’intensité du mouvement vers un bonheur toujours plus grand, la gaieté amène la présence effective d’une joie globale. L’allégresse accomplit ainsi ce prodige d’être à la fois une joie en mouvement et une joie en repos. C’est sans doute la musique de Mozart qui en donne la plus parfaite expression, comme l’a bien vu Didier Raymond dans son Mozart, une folie de l’allégresse ou Clément Rosset dans les très belles pages de La Force majeure. Leurs analyses sont fort intéressantes, mais il me semble qu’il manque à leurs auteurs l’expérience de la transcendance et l’accès à la dimension sacrée de la vie. Des écrivains sans prétention philosophique comme Jean Giono, Henri Miller, éric Emmanuel Schmitt, Christian Bobin ou Jacques Lusseyran en parlent souvent mieux que les philosophes, parce qu’ils ont fait cette expérience de la joie transcendante qui allie gaieté et enthousiasme au sens propre d’une présence du divin dans leur vie. L’allégresse est à la fois éthique et esthétique : elle est vécue à travers ce que Christian Bobin appelle un enchantement simple. Soudain la vie est vue comme source de joie par elle-même à travers la contemplation de sa plus simple expression : l’envol d’un oiseau, le charme d’une fleur, la danse des feuilles d’automne, un air de flûte, le regard d’un enfant, les gestes d’un vieil homme.
Nietzsche aussi l’avait compris, qui fait dire à son Zarathoustra : « Qu’il suffit de peu de chose pour être heureux ! De la plus petite chose, de la plus légère chose, de la plus gentille chose ! D’un lézard que l’on entend s’enfuir, d’un soupir, d’un regard furtif ! Qu’il suffit de peu pour être heureux ! » Seuls les philosophes qui ont l’esprit ouvert à l’immanence de la transcendance ont compris que le bonheur était lié à la contemplation du vivant et à la connaissance du cosmos. J’en citerai trois autres ici qui me semblent éclairants.
Le premier est Bergson pour sa compréhension de l’intuition. C’est en sympathisant avec l’essence des êtres par empathie directe que l’on peut transcender le temps et ressentir la joie de « coïncider avec ce que chacun a d’unique et d’inexprimable » et participer à l’évolution créatrice qui mène à toujours plus de liberté.
Le second est Teilhard de Chardin pour son invitation à suivre la ligne ascendante de la vie vers ce qu’il appelle le point oméga, représenté par l’amour absolu incarné par l’archétype du Christ.
Le troisième est Sri Aurobindo, pour la proposition d’un yoga intégral qui transcende les traditions et unisse le corps et l’esprit dans l’expansion de la matière vers toujours plus de conscience et d’amour.
Si je les mentionne rapidement ici, c’est pour montrer que cette expérience est universelle et qu’elle transcende les différences de traditions religieuses. Nous vivons d’ailleurs une époque magnifique au niveau de la connaissance scientifique : les progrès de l’astrophysique, de la physique quantique et de la biologie moléculaire nous ouvrent les portes de l’infiniment grand et de l’infiniment petit comme autant d’occasions d’admirer une complexité et une ingéniosité de la nature qui dépasse l’entendement humain.
Notre allégresse peut ainsi être suscitée par la joie intellectuelle liée aux progrès extraordinaires de la science, lorsqu’elle n’est pas altérée par une idéologie matérialiste ou idéaliste. L’allégresse peut aussi devenir politique quand l’esprit se libère de toute adhésion à un parti quelconque ; quand l’enthousiasme est seulement porté par le désir de vaincre la barbarie de nos civilisations et d’établir la justice d’une vie heureuse pour tous grâce aux progrès de l’éducation et l’avènement d’une nouvelle humanité enfin libérée de la misère, de l’avidité et de la violence. L’allégresse peut ainsi venir de la contemplation de la totalité de l’évolution humaine en projetant le regard par-delà les dizaines de milliers d’années d’évolution dans le passé comme dans le futur. C’est d’ailleurs cette alliance entre émerveillement scientifique et enthousiasme pour l’avenir qui fait le succès prodigieux des romans de Bernard Werber. Je ne développerai pas ici ce thème, mais je veux seulement mentionner que, même sur le plan politique, économique et écologique où tout semble aller si mal, il est possible de rester serein si on comprend que la sagesse triomphera nécessairement de la folie dès que l’éveil spirituel atteindra la conscience collective. Nous ne vivons pas la fin du monde, mais la fin d’un monde ancien, pour l’émergence de ce que Eckhart Tolle appelle une « nouvelle Terre » en reprenant ce thème de la Bible : « Le "nouveau paradis", c’est l’avènement d’un état de conscience humaine transformée, la "nouvelle Terre" en étant le reflet dans le monde physique. »
Avec cette étape, nous progressons vers une plus grande félicité encore. L’allégresse est dépassée parce que l’ego commence à se dissoudre et un bonheur futur n’est plus cherché. Ce que j’appelle enchantement est un processus d’illumination de la vie entière qui a lieu lorsque notre joie a tellement de force qu’elle enflamme magiquement la totalité de notre perception pour lui donner une tonalité de bonheur qui semblait jusque-là inconcevable. C’est le cas de l’état amoureux pour une personne qui semble devenir absolument parfaite et des expériences esthétiques extrêmes. Lorsque nous sommes totalement transportés par une œuvre d’art, une musique, un film, un opéra, un roman ou face aux merveilles de la nature, nous pouvons sentir ce que Bergson appelle une joie sublime accompagnée d’un étonnement extrême. Quelle est la particularité de l’enchantement ? C’est d’allier l’allégresse et l’amour à un niveau tel que le bonheur semble affecter aussi le monde extérieur à notre perception. Ce n’est plus seulement nous qui sommes heureux, c’est le monde lui-même qui devient joyeux. Le monde devient enchanté. On le croyait banal, il devient magique. On le pensait mort, mécanique, inerte, on s’aperçoit qu’il est entièrement vivant, dynamique et en création permanente. On le voyait comme ennuyeux et répétitif, il devient passionnant et en perpétuelle création. Selon moi, le jazz est, plus encore que la musique classique, un puissant vecteur d’enchantement parce qu’il ajoute à la richesse harmonique et à l’inventivité mélodique et rythmique la liberté créatrice de l’improvisation et la sensualité dynamique du swing. Dans l’expérience de l’enchantement que certains films et romans poétiques savent si bien reconstituer, on entre en empathie avec les forces de la nature et on sent que l’atmosphère toute entière devient joyeuse, nous faisant retrouver la mentalité animiste de l’enfance. C’est dans les dessins animés de Walt Disney que cette atmosphère a d’abord été le mieux rendue – quand tous les éléments, les animaux et les humains dépassent les frontières qui les séparent et se mettent à communier ensemble dans une explosion de fantaisie qui célèbre l’infinie créativité de la vie. Dans Merlin l’enchanteur, par exemple, quand la vaisselle se fait toute seule, ou quand le jeune Moustique devient un poisson dans la chanson « ce qui fait que tout tourne rond », ou encore dans Le Livre de la jungle, la fameuse chanson de Baloo, le fameux hymne épicurien « il en faut peu pour être heureux » ou dans Alice au pays des merveilles. à chaque fois, un enfant découvre avec étonnement les merveilles du monde. Dans les contes de fées comme La Belle au bois dormant, Blanche Neige ou Cendrillon, c’est l’amour qui est exalté. Dans les films d’enchantement les plus célèbres, on peut citer Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, notamment le moment où Amélie fait traverser la rue à un aveugle et où toute l’esthétique du film fait ressortir la magie de l’univers à travers une lumière chaude, colorée, chatoyante et espiègle, un univers transfiguré par la malice de la jeune femme qui cultive l’art des petits plaisirs au quotidien et distribue du bonheur autour d’elle.
On peut aussi citer les comédies musicales, qu’elles soient pour enfants comme Mary Poppins ou La Mélodie du bonheur ou pour les adultes, comme Dansons sous la pluie, les Demoiselles de Rochefort ou Hair. à chaque fois, c’est le même mécanisme qui joue : des débordements de joie dansante et chantante qui affectent la totalité du paysage, de la scène et des personnes autour. La condition ici est encore la liberté, la libération du conformisme, de la peur du jugement extérieur. La libération de l’idée que nous devons rester dans un rôle et accomplir une fonction plutôt que de réaliser nos rêves. C’est particulièrement bien rendu dans une scène de La Rose pourpre du Caire, chef-d’œuvre de Woody Allen, lorsqu’un garçon de café se rend compte qu’il peut arrêter de jouer son personnage et retrouver la vraie vie. Que fait-il alors ? ll décide de réaliser son rêve : il danse et chante, entraînant avec lui toute la salle. Pour la jeune génération actuelle, c’est Harry Potter qui a su enthousiasmer des centaines de millions d’enfants et d’adultes parce qu’il incarnait l’archétype du magicien au service du bien. C’est enfin l’extraordinaire beauté de la planète Pandora et de ses magnifiques habitants les Na’vis dans le film Avatar.
Les moments d’enchantement représentés par ces films sont des allégresses généralisées qui peuvent être analysées comme l’alliance entre la gaieté, l’enthousiasme et l’amour portés à leur paroxysme. L’enchantement est une joie supérieure parce qu’elle est associée à la totalité de notre expérience de la vie. Pas de tel ou tel aspect de la réalité, mais de la joie centrale de vivre qui devient assez forte pour embraser toute la perception du monde, un peu comme un feu de cheminée qui éclaire la totalité d’une pièce transfigure les couleurs et les formes dans un embrasement général. Bien que merveilleux et magique, ce troisième sentiment de félicité n’est pas encore la béatitude : l’enchantement reste encore localisé à une partie de la réalité. Elle est encore vécue comme une situation transitoire. C’est un bonheur particulier. Il s’agit bien d’un bonheur total vécu à 10/10 de satisfaction, mais il reste encore limité dans l’espace et le temps. L’enchantement peut être parfois extrêmement intense du point de vue émotionnel, en particulier quand il s’accompagne d’un fort enthousiasme. Par exemple, quand on apprend qu’on a guéri d’une maladie mortelle, qu’on vient d’être libéré de prison ou qu’on vit un coup de foudre. Mais bien que le bonheur ressenti soit extrême, l’expérience de la transcendance reste ici limitée : l’expansion de conscience est généralement faible.
Voyons maintenant le bonheur suprême, qu’on peut appeler aussi parfait dans le sens où rien ne peut exister de meilleur. J’en distinguerai trois formes, reconnues et analysées comme telles par la grande tradition philosophique et aujourd’hui étudiées par les sciences cognitives et la phénoménologie.
La première forme de bonheur parfait est la félicité, la deuxième, plus ample, est l’extase, la troisième, la plus complète, la béatitude. Leur point commun est que la conscience est à chaque fois totalement affectée de joie. Non seulement aucune peur, ni tristesse, ni colère ne sont présentes, mais l’esprit est en plus totalement libéré d’un autre affect : l’espoir. L’esprit est totalement content et satisfait de ce qu’il vit et il sent en plus que rien de mieux ne peut lui arriver. Il sait aussi qu’il ne peut rien espérer de meilleur dans le futur : il a atteint le bonheur suprême qu’un humain peut vivre et il devient donc totalement indifférent à l’attrait du futur. Il vit dans un amour total de la réalité dans son ensemble, totalement libéré du désir de vivre autre chose que ce qu’il vit et il a l’impression que tout ce qui existe est parfait tel que c’est. Incroyable, n’est-ce pas ? Mais pourtant réel. C’est ce que je vis en ce moment même où j’écris car je vis actuellement une expansion de conscience du simple fait de l’écriture. Je perçois que tout est parfait : je suis parfait, tu es parfait, le monde est parfait, rien de mieux ne peut arriver que d’être là et de faire ce que nous faisons. Tu me prends pour un fou ? Eh bien, la meilleure réponse que je peux te donner est celle de Salvador Dali : la seule différence entre moi et un fou, c’est que je ne suis pas fou !
Que se passe-t-il en moi en ce moment même ? D’un point de vie affectif et physiologique, la totalité de mon énergie vitale est convertie en joie et je me sens infiniment libre. Je sens que ma vie est animée par un mouvement totalement harmonieux, fluide, équilibré, sans tension, sans nœud, sans blocage, sans inhibition, sans partition. L’impression générale est que tout est bien tel que c’est. Mon bonheur est de la félicité parce que ma joie de vivre est totale : elle s’accompagne d’une sérénité totale, d’un amour total, d’un enthousiasme total. Je ne suis pas seulement dans la gaieté d’être qui je suis, dans l’allégresse d’avoir réussi ma vie ou dans l’enchantement de contempler la beauté du monde. Je suis dans la félicité parce que je suis libéré de l’espoir d’une vie meilleure. Détaché de toute idée de vouloir atteindre un but, je vis totalement le moment présent. Voilà tout le secret ! C’est en ce sens qu’on parle de joie folle : elle semble déraisonnable alors qu’elle est l’expression de la sagesse même.
Ma joie ne vient pas de ce qui se passe dans le présent. Il ne se passe rien de particulier… Je suis chez moi comme tous les jours. Elle vient de ma conscience. Je suis infiniment heureux d’être conscience. Même si mon expérience est moins agréable, si ma gaieté diminue, que mon enthousiasme se modère, la joie d’être conscience demeure en arrière-fond. Cette joie ne dépend pas des évènements qui ont lieu dans le temps. Elle vient de l’intérieur, comme une joie active d’être pleinement conscient de ce qui est. Je ne suis pas encore dans la béatitude parce que je continue à sentir une appréhension que ma félicité actuelle cesse : je vis une joie sans espoir et indépendante du temps, mais je continue à vivre dans le temps. Je sais que tout change parce que dans l’état de conscience où je me trouve, je continue à me percevoir comme un être séparé du monde, un sujet dans le monde et je peux sentir une légère tristesse si je pense que ce bonheur total reste temporel et fragile, que les conditions qui rendent possibles mon harmonie intérieure vont évoluer. La félicité est donc une joie totale dans le présent, mais elle reste relative et éphémère. Comment atteindre l’étape supérieure ?
Dans l’extase, la relativité n’est plus sentie parce que je fais l’expérience d’une transe qui me fait sortir du sentiment de la temporalité. La condition pour la vivre est l’abandon, qu’on appelle parfois le lâcher-prise. L’extase surgit lorsque j’abandonne toute volonté de maîtrise volontaire des évènements et que je m’absorbe entièrement dans la perception du plaisir global d’exister. La première condition est la sécurité : la pensée est totalement tranquille, sans anxiété ni appréhension de quoi que ce soit. La deuxième condition est la détente : un total relâchement du corps, une entière relaxation de l’esprit pour que la totalité de l’attention s’y dissolve. Cela suppose que je n’ai aucune peur de ne rien contrôler, que je puisse donc me sentir en totale confiance avec les autres, avec moi-même, et plus encore avec la vie en général. Le premier stade d’extase, la porte d’entrée dans ce bonheur spirituel est d’abord la sensation de volupté. Lorsque les sensations de plaisir cénesthésique nous submergent, nous entrons dans une expérience de totale présence qui prend la totalité de notre attention et nous fait oublier tout le reste. La mémoire est neutralisée, l’imagination est à l’arrêt, la pensée intellectuelle est mise hors jeu. Le mental se calme, les pensées cessent progressivement et la conscience s’éveille à la présence pure. On est totalement abandonné à la joie de ce qu’on vit. On n’est plus à la recherche d’un but, on se désintéresse du monde et on flotte dans un espace de pure félicité sensible, plus ou moins sensorielle et sensuelle selon les cas. C’est l’extase.
Le moi personnel disparaît et le « je » ne sent plus ses limites. Seul existe l’absolu des sensations et perceptions qui sont saturées d’être et sont absolument délicieuses. L’accès à l’extase est favorisé par toutes les pratiques qui permettent une relaxation profonde, favorisent l’abandon du contrôle et neutralisent le mental. Parmi les plus puissantes que je connaisse, il y a les danses au ralenti avec les yeux fermés comme les danses de fluidité ou les transes qu’on pratique en biodanza aquatique, certaines méditations bouddhistes comme le pranayama, le vipassana ou les pratiques tantriques comme la danse tandava, ou tout simplement la bonne vieille sieste épicurienne vécue dans l’abandon à une respiration extatique. Lorsqu’on est en paix, il suffit de simplement s’abandonner à une respiration profonde et naturelle avec un corps relâché et un esprit serein pour entrer naturellement en extase. On peut aussi la connaître dans certaines phases du sommeil profond, dans les rêves, après un massage particulièrement profond ou après certains types d’orgasmes globaux de la totalité du corps. Les types d’extase sont nombreux et je renvoie ici aux études de Pierre Janet (De l’angoisse à l’extase), aux livres de Gabrielle Roth (Les voies de l’extase), de Paule Salomon (Gourmande sérénité) ou de Margo Anand (L’art de l’extase quotidienne) qui regorgent de descriptions et d’explications techniques riches et détaillées. Le psychiatre Stanislas Grof parle de ce qu’il appelle « l’extase océanique ou apollinienne » avec une grande précision : « Une paix, une tranquillité, une sérénité extrêmes et une joie radieuse. L’individu expérimente un état bienheureux et libre de toute tension ; il n’a plus conscience de ses limites mais il est pénétré d’un sentiment d’unité absolue avec la nature, avec l’ordre cosmique et avec Dieu. Une compréhension intuitive profonde de l’existence et une infinité de perceptions spécifiques d’ordre universel caractérisent cet état ainsi qu’une absence totale d’angoisse, d’agressivité, de culpabilité et que des sentiments profonds de satisfaction, de sécurité et d’amour transcendantal ». (Psychologie transpersonnelle, p. 331)
La conscience extatique oublie en quelque sorte l’existence du monde temporel. Elle se sent libre du passé et du futur, tout entier dans un présent continu. Le temps se ralentit, mais on continue à avoir une perception de la spatio-temporalité et de la limitation de son identité. L’extase s’arrête dès qu’on se remet à agir dans le monde et à sortir de l’expansion de conscience par l’activation du mental pragmatique qui a pour fonction de nous adapter aux circonstances dans le temps. Le sens de l’identité personnelle est conservé. Ce qui fait qu’on peut très bien être un grand maître de l’extase et ne pas connaître la béatitude.
La gaieté, l’allégresse, l’enchantement et l’extase sont des bonheurs immenses qui font de notre vie une merveilleuse fête, mais elles ne sont pas le bonheur ultime de la béatitude. Quand on entre dans cette nouvelle dimension, une toute nouvelle qualité apparaît qui donne à la vie une saveur absolument extraordinaire : la sensation de l’éternité. Plus encore que dans l’enchantement et l’extase, l’existence devient absolument magique et merveilleuse. Le monde entier devient paradisiaque et la moindre expérience devient sublimement savoureuse. Nous vivons alors ce que les grandes traditions spirituelles appellent l’éveil, la libération, l’illumination, la résurrection, des grands mots pour exprimer en fait une expérience très simple que je préfère comme Spinoza appeler tout simplement la liberté. En quoi consiste exactement cette expérience suprême ? Pendant longtemps, je n’avais aucune idée de ce que pouvait être cette fameuse béatitude. Je savais qu’elle existait parce que certains mystiques en parlaient. Pendant mes études, j’ai découvert la définition qu’en donnait Spinoza dans la cinquième partie de l’éthique, mais comme la plupart de ses lecteurs je n’y ai rien compris. J’avais parfois pendant mes méditations ou mes danses des aperçus furtifs d’états de félicité qui m’enthousiasmaient au plus haut point, mais il s’agissait plutôt d’allégresses, d’extases et d’enchantements liés à des expansions de conscience limitées et des micro-éveils qui ne duraient jamais plus que quelques secondes. Je retombais toujours assez vite dans une forme d’insatisfaction et je retrouvais mon « grand bonheur » tout à fait ordinaire, à 8-9/10. Je restais toujours frustré par des désirs insatisfaits et je sentais bien que ma joie n’était pas maximale. Je faisais beaucoup d’efforts pour réaliser mes désirs et réussir ma vie avec sagesse. Parfois, pendant mes pratiques méditatives, pendant des moments exceptionnels d’extase amoureuse ou esthétique, j’atteignais parfois 9 de bonheur, parfois même le 10 le temps d’un pic d’extase ou d’enchantement… Mais dans ma vie quotidienne, il y avait toujours un manque : je n’étais jamais dans un 10 total et stable. Il y avait toujours en moi une aspiration à vivre autre chose, à réaliser un rêve dans le futur, à changer le monde, et toujours je sentais une résistance intérieure qui me limitait, une certaine insatisfaction qui faisait de moi un éternel chercheur.
C’est d’abord en méditant la pensée de Spinoza que j’ai commencé à comprendre que je faisais fausse route. La béatitude n’est pas le fruit de la sagesse, explique Spinoza, c’est la sagesse elle-même, et cette sagesse consiste à voir que tout est parfait depuis toujours. Que rien ne peut être autrement. Et donc à cesser de chercher à atteindre quoi que ce soit pour vivre simplement le moment présent dans sa perfection. Cette pensée est devenue de plus en plus évidente, m’a rendu de plus en plus libre de la recherche d’un but. Une joie nouvelle, étonnamment simple et gratuite, est apparue lors de certaines méditations ou en lisant certains livres des maîtres de l’advaita (non-dualité) comme Nisargadatta. Les moments de félicité sont devenus de plus en plus longs et fréquents – mes méditations tantriques devenaient en particulier de plus en plus extatiques, et puis un jour, il y a quelques années, alors que j’étais malade, épuisé et dans un moment de solitude, l’éveil est arrivé et j’ai enfin compris pourquoi je n’en avais jamais fait l’expérience. C’est que l’éveil n’est pas seulement la disparition de la recherche et la vision que tout est parfait, c’est aussi la disparition du chercheur ! La première fois, c’est arrivé tout seul sans que je ne fasse rien pour cela. J’étais assis à une terrasse de café en train de lire l’enseignement de Ramana Maharshi et soudain j’ai disparu ! Il n’y avait plus que la réalité sans personne pour la vivre, et cette réalité était conscience absolue et bonheur parfait. Exactement ce que décrivait Ramana tout au long des pages que je venais de lire et que je n’avais jamais réussi à comprendre. Cette paradoxale absence de moi ou présence de tout a duré quelques heures de total émerveillement qui dépassait tout ce que j’avais connu jusqu’alors, et pour la première fois j’ai compris le sens de cette fameuse éternité dont Spinoza parlait dans l’éthique. Voilà ce que j’ai écrit dans mon journal après l’éveil :
Aujourd’hui vers 16 heures, le plus grand éveil de ma vie. Je m’amusais une fois de plus à comprendre qui je suis. Assis sur mes fesses, cours Saleya, je jubilais à lire et prendre des notes sur Ramana et tout d’un coup sans prévenir j’ai senti que tout basculait. En un clin d’œil, le voile s’est déchiré et j’ai senti que je me réveillais d’un rêve. Le « Je » avait disparu, « je » n’étais plus là et il n’y avait plus que tout. Tout est devenu simple. Intensément réel. Libre. Le corps s’est levé tout seul, a marché vers la plage et pour la première fois je me suis mis à voir. Pour la première fois tout a commencé à exister. Puis j’ai parlé et ce n’est pas moi qui parlait : la parole surgissait d’elle-même, avec l’impression de parler pour la première fois. Pour la première fois ce que je disais était vrai. Pour la première fois j’étais réel, tout était réel. Tout était un. Sans voile. Sentiment de liberté totale, de totale présence à tout. Non, tout était présent à soi-même. Tout était évident. Lumineux. Parfait. Le bonheur était comble. Simplicité totale. J’ai abandonné tout désir d’agir. Tout désir de comprendre. Tout désir de devenir. Je me suis abandonné. Ou plutôt l’abandon avait laissé tomber je. Il a laissé la vie danser. L’abandon a alors marché sur la promenade, très lentement, face à la mer. Longtemps, infiniment lentement, contemplant chaque merveille de l’univers. Chaque nouveau visage croisé était le plus beau du monde. L’abandon a pensé : « ç a y est, ce que j’ai toujours cherché dans ma vie est enfin arrivé. » Et j’ai compris pour la première fois le sens des paroles de Ramana sur le Soi, le sens de la méditation et ce que je cherche désespérément dans la philosophie, dans l’écriture, dans l’amour. Cette joie absolument étonnante et infinie de la disparition de moi et de l’apparition de tout. Dans cette absence de toute recherche, l’abandon a vu que tout avait toujours été parfait. L’abandon a vu que seul l’amour existe. Que tout le reste est bavardage. Que la seule chose à faire pour l’humain est de ne rien faire et de s’abandonner à la seule réalité : l’amour. 40 ans pour comprendre ça et le reste de ma vie pour enfin commencer à exister dans l’éternité du présent.
Le soir, chez moi, ma conscience ordinaire est revenue. Peu à peu ma sensation d’être un individu séparé est réapparue, mais je savais que ce n’était qu’une apparence, que mon identité personnelle n’était qu’une entité fonctionnelle qui n’était pas mon être véritable et une joie constante était là en permanence en arrière-fond de tout ce que je vivais. La conscience avait trouvé la porte d’entrée de la béatitude : un abandon de toute recherche et une totale ouverture à ce qui est, la réalité éternellement présente dans laquelle il n’y a donc aucun but à atteindre et tout à savourer. Les jours suivants, j’ai vu que je pouvais à volonté retrouver cette expérience de dissolution de mon individualité, qu’il me suffisait de m’abandonner quelques secondes en méditation pour que les pensées s’arrêtent, que l’illusion d’être un moi séparé disparaisse et que l’extraordinaire et infinie joie d’être conscience apparaisse… à personne ! La béatitude est en un sens au-delà de la joie parce qu’il n’y a alors plus personne pour être joyeux… L’éveil est un état paradoxal de « non-être » dont parle bien Osho : « Dans la joie vous existez encore un peu, dans la béatitude, vous n’êtes plus. L’ego s’est dissous, c’est un état de non-être. La béatitude est liberté absolue, elle vous donne des ailes. C’est un état de transcendance. » (Joie)
J’ai revécu de nombreuses fois ces plongées soudaines dans la béatitude – curieusement souvent dans les transports en commun, sans faire aucune « pratique », par un basculement spontané de la pensée vers la conscience : dans un avion en Hollande, un train en Argentine, un bateau en Californie, le métro à Paris, un bus à Nice, sur un voilier à Cannes… Soudain « je » disparaissais et il ne restait plus que « tout »… Je l’ai vécu maintes fois aussi face à la mer et au ciel, en méditation assis sur mon canapé ou sur les divins galets de la promenade des Anglais… La béatitude est là en permanence parce qu’elle n’est pas dans le temps : elle est la dimension de la conscience elle-même, non-née, non-mortelle : pure vie, pure joie, pure conscience.
Bien sûr, j’ai commencé à étudier comment transmettre cette expérience aux autres. Et j’ai une mauvaise nouvelle pour toi. Il n’y a rien que tu puisses faire pour l’atteindre ! La béatitude ne peut pas se provoquer parce qu’elle ne dépend pas de conditions ou de causes particulières. Elle est comme le ciel : il apparaît quand les nuages disparaissent, mais rien ne peut créer le ciel. La seule chose que tu puisses faire, c’est continuer à vivre tranquillement comme tu l’as toujours fait, et continuer à chercher le bonheur comme tu l’as toujours fait, en chassant les nuages du mieux que tu peux, avec peut-être de meilleures méthodes et en cherchant dans la bonne direction : en toi et non hors de toi, dans la connaissance de la réalité et non dans l’élaboration d’illusions, dans l’abandon à ce qui est et non dans l’effort vers ce qui ne peut pas être, dans le présent et non dans le temps, dans la culture de la joie et non l’entretien de la peur. La voie directe est la méditation, un mot qui veut dire simplement « guérir l’esprit » et qui a la même racine que médecine : chasser les nuages de toutes les pensées et faire l’expérience de la pure conscience que tu es déjà. Voir que la réalité est parfaite et ne changera jamais dans son essence. Tout cela peut sembler étrange et même un peu fou pour le mental, surtout si tu n’as jamais eu ce genre d’expérience, mais c’est pourtant parfaitement rationnel, comme l’a parfaitement compris et expliqué Spinoza avant Ramana Maharshi, Prajnanpad, Osho ou Nisargadatta.
La béatitude possède un caractère particulier qui la distingue de toutes les autres formes de bonheur. Ce caractère n’est pas facile à décrire avec des mots. C’est même impossible, parce que les mots sont faits pour désigner des formes, alors que la béatitude est au-delà des formes. Seul le silence peut en donner l’idée. Tout ce qu’il est possible de faire, c’est d’en indiquer la direction en expliquant surtout ce qu’elle n’est pas, et donner quelques conseils pour se rendre disponible à la grâce de son apparition.
Qu’est-ce qui change entre l’expérience du bonheur ordinaire et celle de la béatitude ? C’est l’amplitude de notre conscience qui ne se perçoit plus comme limitée par quoi que ce soit ni séparée de quoi que ce soit. Si on reprend la métaphore de l’eau, le bonheur est le fleuve et la béatitude est l’océan. Le premier est limité, le second est illimité. Et comme le dit si bien le grand poète Rûmî : « Vous n’êtes pas une goutte d’eau dans l’océan. Vous êtes l’océan entier dans une goutte d’eau… » Le seul moyen d’en faire l’expérience est d’accéder à ce que la biodanza appelle la vivencia de transcendance. « Pénètre dans cet océan afin que ta goutte d’eau devienne l’océan. »
Je ressens par exemple en ce moment même une joie intense du fait de communiquer avec toi et cela me donne beaucoup d’enthousiasme, mais ma conscience reste concentrée sur cet acte. Je suis pris dans les limites du langage, de l’espace limité de ma mémoire, de ma perception réduite de ce que je perçois… Ma conscience est donc assez limitée. Ma joie d’être est intense mais n’a pas une très grande amplitude parce que mon esprit n’a pas beaucoup d’espace pour se dilater. C’est mon cerveau gauche qui fonctionne essentiellement et il maintient ma conscience dans les limites étroites de mon identité personnelle, de mon corps, de mon histoire, de mes pensées. Si je cesse de me concentrer sur l’action et sur le but à atteindre, si je détends mon attention et que j’ouvre en grand l’étendue de ma conscience, mon esprit cesse en un clin d’œil de se percevoir comme un sujet séparé du monde. Le « je » personnel disparaît et il ne reste plus que la réalité qui apparaît sans personne à qui elle apparaît : tout devient alors pure présence au sein d’un nouveau « je » impersonnel qui est la vie elle-même. Tout continue d’apparaître dans ma conscience éveillée : je peux percevoir la respiration, les formes de mon corps, sentir apparaître mes sensations, sentir par exemple la chaleur dans mes membres, les vibrations dans mon ventre et ma poitrine, le relâchement de mes muscles, et dans cette détente je peux ouvrir maintenant l’espace de mes perceptions, je peux explorer le champ de ma vision, percevoir les détails de la pièce dans laquelle je me trouve, les couleurs, les formes, les matières, les mille détails de chaque objet, chaque visage, et sentir que tout devient plus présent, plus vivant, plus ample. Je peux également étendre ma conscience à la perception intime et profonde de tout ce qui rend unique chaque réalité qui apparaît, et peu à peu je vois s’ouvrir devant moi un monde de beauté que je ne percevais pas auparavant, un monde beaucoup plus vivant et satisfaisant, et je peux faire la même chose avec les quatre autres sens. Je peux explorer les sons, les odeurs, les saveurs, explorer l’univers tactile en touchant ou en étant touché, et à chaque fois je rentre dans un nouvel espace de perception beaucoup plus ample, beaucoup plus profond, beaucoup plus riche, dans lequel je ne suis plus un sujet en face d’un monde d’objets, mais une conscience qui se remplit de la perception intense de toute réalité qui vit, non plus hors de moi, mais en moi, un moi impersonnel et sans limite, un moi universel qu’on peut appeler le soi. Plus j’intensifie ma perception, plus ma joie d’être se dilate dans les mille et un recoins des profondeurs de mes perceptions, et mon bonheur d’exister prend plus de force, plus d’étendue, plus d’amplitude.
Si je continue à abandonner le désir de maîtrise et que je laisse ma perception s’ouvrir encore, je peux au bout d’un certain moment dépasser même les limites de ma perception corporelle et prolonger par la perception spirituelle au-delà des limites du corps physique. Je peux alors sentir la présence de la Terre, de toutes ses formes minérales, végétales et animales, percevoir la présence du ciel, des nuages, du soleil et de la lune, les centaines de milliards d’étoiles et de galaxies, et percevoir en moi l’espace infini. Je peux laisser s’éteindre les facultés analytiques du cerveau, cesser de tout vouloir identifier, nommer et ouvrir les facultés intuitives du cerveau droit, et alors tout le système limbique et cognitif peut s’activer et rendre ma conscience beaucoup plus sensible encore à la présence de l’énergie créatrice qui danse non seulement dans mon corps, mais aussi partout à l’extérieur de mon corps, dans cet espace infini qui n’est pas hors de moi mais en moi. Je peux percevoir la transformation incessante et fluide de tout ce qui existe, percevoir la danse de la vie partout dans l’univers, dans la mer, les nuages, les atomes et les molécules, et l’ensemble de ces processus d’élargissement de ma perception m’amène à prendre conscience que tout ce qui existe est une seule réalité vivante qui agit partout dans le monde et dans laquelle le « je » n’est qu’une forme parmi les autres.
Pas facile à comprendre ! Et même impossible avec la conscience ordinaire perturbée par les habitudes du mental. La béatitude peut néanmoins être comprise à l’aide d’une raison supérieure qui ne se limite plus aux catégories habituelles de la pensée dualiste comme la distinction sujet/objet. Ce n’est pas une expérience irrationnelle mais plutôt surrationnelle : elle peut se comprendre en adoptant un point de vue transpersonnel. Quand la goutte d’eau s’aperçoit de ce qu’elle est, il ne reste plus que l’océan… C’est pourquoi il est impossible de communiquer et même de comprendre cette expérience. Elle se vit, sans personne pour la vivre ! En ce moment même, ce n’est d’ailleurs plus « moi » qui parle… La joie que je ressentais tout au long de l’écriture de ce livre en état de conscience ordinaire est dépassée. Mon acte de communication philosophique prend maintenant une dimension plus ample, parce qu’à présent je peux percevoir que je suis l’univers entier qui se parle à lui-même à travers l’espace de la conscience qui n’est plus la mienne mais la conscience universelle ouverte à une beaucoup plus grande dimension de la réalité. Plus la conscience est amplifiée, plus vaste et plus sensible, plus nous sommes heureux, même si d’ailleurs notre joie reste légère en intensité. Est-ce que tu me suis dans ces hauteurs ?
Tout ce qui est perçu est intégré à notre joie intérieure, même ce qui est habituellement jugé comme « mauvais » par l’intellect. Nous sommes maintenant libres de tout jugement, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a plus en nous de sujet séparé pour juger quoi que ce soit : nous ne faisons qu’un avec la réalité. La conscience de soi comme séparée du monde a disparu, ou plutôt la conscience s’aperçoit que cet ego était une illusion, une fonction spirituelle, une simple forme temporaire et une idée à laquelle nous nous identifions et qu’il n’a en réalité jamais existé de manière séparée. Cherche en toi la présence d’un sujet séparé, d’un moi personnel, tu ne le trouveras jamais, pour la bonne raison qu’il n’existe pas. L’identité personnelle n’est qu’une croyance, une idée, un concept. La distinction entre moi et le monde à laquelle tout le monde adhère n’est donc qu’une illusion et c’est cette illusion qui prive presque tout le monde de la béatitude. L’ego n’est qu’une idée fausse qui ne correspond à rien de réel. C’est l’idée centrale de Bouddha et le centre même de la sagesse hindoue de la non-dualité que très peu de philosophes occidentaux ont compris parce qu’il faut pour cela faire la paradoxale expérience de la constatation que « je » n’existe pas. Tout ce qui existe, c’est la réalité de la vie avec des sensations et des idées qui surviennent mais qui ne sont pas « mon » corps et « mon » esprit, mais seulement ce qui arrive. C’est « ce qui est », sans personne pour faire cette expérience. On retrouve l’idée que le moi est une illusion ou une apparence mentale chez certains philosophes comme Montaigne, Spinoza, Hume, Nietzsche, et bien sûr chez les mystiques et les sages indiens comme Ramana Maharshi, Nisargadatta, Ma Ananda Moyi, Prajnanpad, Papaji ou Ramesh Balsekar. Elle est aujourd’hui illustrée par le témoignage de nombreux témoins qu’on rassemble sous la dénomination de « non-dualité ». Il ne s’agit pas d’une philosophie, mais plutôt d’une absence totale de philosophie : il n’y a pas d’enseignement, mais seulement des témoignages d’une expérience. Pour ne parler que de quelques-uns, je citerai le cas de Yvan Amar, un Français que j’ai eu la chance de rencontrer quand j’avais vingt ans et qui m’avait déjà ouvert par son enseignement tellement simple et plein d’humour une première porte vers l’éveil. Je me souviens qu’il enseignait surtout à travers les blagues et qu’il rayonnait d’une profonde sagesse. J’aime beaucoup Tony Parsons, un Anglais qui s’est éveillé spontanément à l’âge de 21 ans et dont le témoignage plein d’humour est peut-être le plus radical de tous. J’apprécie aussi Douglas Harding pour l’originalité des exercices pratiques qu’il propose pour s’éveiller à la vision sans tête. Satyam Nadeen pour sa claire simplicité et Eckhart Tolle pour la précision de ses explications. Je pourrais en citer plusieurs dizaines, ignorés par les médias et le grand public, qui vivent ce miracle absolu qu’est l’éveil et témoignent chacun à leur manière de ce que Betty appelle la « grande joie ».
Quand notre conscience perd l’illusion d’être séparée sous la forme d’un moi isolé, elle s’accompagne d’une joie nouvelle qui est en effet beaucoup plus « grande » que la joie ordinaire : elle est simplement éternelle et illimitée ! C’est qu’elle n’a pas de cause et pas d’objet, comme dit Jean Klein ou Clément Rosset. Ou plutôt qu’elle a toutes les causes et tous les objets, comme je préfère le dire : elle ne vient pas de tel ou tel événement heureux mais du simple fait miraculeux de l’être. La joie de la béatitude n’est pas forcément très intense, elle peut inclure tous les sentiments comme la peur ou la colère mais elle est vécue comme sans limite, et surtout elle est accompagnée d’un sentiment de liberté infinie parce que nous sommes libérés du désir de vouloir vivre autre chose. La béatitude guérit du désir de vouloir changer quelque chose à soi-même, aux autres et au monde. C’est la joie de voir que tout est un, y compris tout ce qu’on appelle « le mal », les catastrophes, les maladies, les souffrances, les maladies, la mort, parce que tout est l’expression de l’unique source de tout. Tout est l’expression de Dieu, comme dit Spinoza. Le monde ne peut pas être autrement que comme il est et comme il évolue à chaque instant. Cela n’est pas du fatalisme, car demain est totalement ouvert et tout est en autocréation. C’est du réalisme. C’est d’ailleurs uniquement quand on vit dans cette joyeuse liberté d’aimer le monde comme il est sans révolte ni indignation que nous pouvons réellement agir selon la vertu pour l’améliorer spontanément vers plus de justice et de beauté. Non par révolte et par indignation, mais par gratitude et par amour, comme un enfant prend soin de ses parents. La béatitude est une joie continue qui intègre amour, sérénité et enthousiasme parce qu’elle jubile de ne rien avoir à chercher ou à atteindre. Nous sentons que tout ce qui arrive est parfait tel que ça arrive, que tout est à la fois complètement miraculeux et totalement naturel. J’aime parler de joie débordante, dans le sens où toutes nos pensées sont affectées de joie, même celles qui sont habituellement tristes. Parce que la béatitude n’empêche pas la souffrance et les émotions négatives comme la peur, la tristesse ou la colère. Elle permet seulement de les relativiser et de ne pas se laisser dominer par elles : on sait qu’elles passeront, comme tous les plaisirs et les joies éphémères. Notre conscience est éclairée par la compréhension que tout ce qui arrive est la Source et on se perçoit comme éternel : la mort a disparu, puisqu’il n’y a personne pour mourir.
L’intuition de notre éternité s’accompagne du plus parfait état affectif dont on puisse jouir. Cet état n’est plus une joie en mouvement, comme dit épicure, c’est un repos dans la joie. Un état de satisfaction parfaite qui s’accompagne de l’affect le plus stable qui soit, la paix. Non seulement l’absence totale de crainte mais l’enthousiasme de se savoir éternel.
On ne peut pas provoquer l’éveil de la conscience, mais on peut se rendre disponible à la dissolution de l’illusion de l’ego par les pratiques spirituelles comme la méditation, le tantra ou la biodanza. Au contraire de certains qui affirment leur inutilité, je pense qu’elles sont nécessaires pour ouvrir progressivement l’esprit à sa véritable réalité. La philosophie permet de se libérer des croyances et des pensées fausses. La danse permet de s’abandonner à la libération de l’énergie et de s’affranchir du contrôle du mental. La méditation permet de développer notre intuition du moment présent. La création permet de se sentir totalement libre et un avec le créateur. Les rituels permettent de faire l’expérience du sacré et de l’expansion de conscience. Les cinq sont pour moi complémentaires et c’est pourquoi je les ai associés dans la pratique de la Joîa. à toi de trouver celle qui te convient, et ça peut aussi fort bien être la pêche à la ligne, la marche en montagne, la sexualité sacrée ou toute activité pratiquée en conscience.
Quelles sont les principales vertus qui favorisent l’expérience de la félicité ? Voici pour terminer les six dernières pour compléter notre petit voyage sur les chemins de la sagesse.