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L’amphi est plongé dans le noir. Urius, le professeur d’histoire de l’art, lance le projecteur. Tchak. Un bruit mat, signe que la diapositive s’enclenche.

Une première image est projetée sur l’écran. La photo d’un monochrome vermillon, lardé de plusieurs coups de couteau.

La voix d’Urius s’élève : « Reconnaissez-vous cette œuvre célèbre datée de 1958 ? »

Silence absolu dans l’amphi.

« C’est un tableau de Lucio Fontana, artiste italien de l’après-guerre. Ne prenez pas de notes, je vous distribuerai un poly à la fin du cours.

« Fontana affirme qu’après Hiroshima et Nagasaki, peindre est devenu impossible. Fontana procède à ses premières agressions de la peinture en la trouant avec le manche du pinceau, puis en la lacérant au cutter. Il réalise de larges entailles, qu’il appelle les Fentes, comme sur cette image. »

 

Urius marque une pause puis reprend : « L’image de la fente évoque la sexualité bien sûr. Et on peut penser à la toile de Courbet L’origine du monde. Pourtant, le geste de Fontana va bien au-delà d’une simple représentation. En transperçant la toile, Fontana découvre que la lumière la traverse de part en part. Il dit qu’avec cette œuvre, il parvient enfin à se libérer de l’esclavage de la matière. »

 

Tchak. Urius enclenche la diapositive suivante.

Une photo noir et blanc : un homme déchire en le traversant un écran de papier.

« Cette photographie date de 1956, enchaîne Urius, elle marque les débuts de la performance artistique. Mais qu’est-ce qu’une performance ? Vous en avez sûrement une idée ? »

 

Silence et raclements de gorge. C’est le début de l’année et aucun d’entre vous n’ose encore faire résonner le son de sa voix dans l’amphi.

 

« Regardez bien cette photo ! reprend Urius. Ces écrans de papier sont recouverts de poudre d’or. En les déchirant, l’artiste passe de l’autre côté de la peinture. Et qu’y a-t-il, de l’autre côté ? Qu’y a-t-il donc ? »

Urius ménage son effet avant de s’exclamer : « La vie ! Mais oui, la vie ! Après la Seconde Guerre mondiale, les artistes ne croient plus en la puissance de la peinture. Tout l’art du monde n’a pas suffi à éviter la guerre, les massacres, la Shoah ! La performance incarne ce rejet de l’art bourgeois, mortifère, et un retour au corps. Vous pouvez d’ailleurs faire cette expérience en vous rendant au Centre Pompidou, qui organise en ce moment une grande rétrospective Gutaï, ce mouvement d’avant-garde japonais… »

 

Urius rallume la lumière. Un casque de moto et une paire de gants de cuir sont posés bien en évidence sur son bureau. Avec son col de chemise Mao et ses cheveux ramenés en catogan, Urius a de faux airs de Karl Lagerfeld. « La performance est un art éphémère qui ne cherche pas à créer d’œuvre ni à laisser de trace ! Que reste-t-il, après cette performance de Gutaï ? Qu’est-ce qui fait œuvre ? Le papier déchiré ? La photographie qui a immortalisé ce moment ? Ni l’un ni l’autre ! Les artistes qui pratiquent la performance s’opposent au marché de l’art ! L’art n’est plus réservé à l’élite, aux musées, aux galeries… »

 

« Mais vous avez peut-être des questions ? Des remarques ?

« J’espère vraiment que vous allez vous décoincer lors des prochains cours, reprend Urius en tapotant son casque de moto. Passons maintenant à un autre artiste, qui lui aussi opère une vraie rupture avec le modernisme… »

 

Il ajoute avant de lancer une nouvelle image : « Car, comme vous le savez, en art, tout est toujours une question de rupture. »