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Les caves des Beaux-Arts sont divisées en espaces de quatre mètres sur trois qu’on appelle les box. Dans ton box, tu ne crains pas de poser les pots et les cartons qui te servent de palette, il y a de la place et surtout c’est déjà sale. Le sol en béton brut est couvert des traces de peinture des anciens élèves et les murs de messages cryptiques tels que « NO FUTURE », « LE DÉSESPOIR FAIT VIVRE » ou encore « BÊTE COMME UN PEINTRE ».

Il n’y a aucune lumière naturelle et il y fait froid dès le mois d’octobre, mais il souffle dans ce no man’s land un vent de liberté.

 

Il y a Luc, un garçon de vingt ans, blond à la barbe courte, qui porte des sandalettes par tous les temps. Il suspend sur les murs humides d’immenses bâches et se lance dans des paysages qu’il retravaillera l’année durant. La peinture à l’huile permet ce repentir permanent, contrairement à l’acrylique, peinture de l’immédiateté, du geste, de l’instantané. Luc fabrique lui-même ses châssis, ceux du commerce sont trop petits pour ce qu’il a dans les yeux. Et puis, s’il y a bien un héritage de la peinture américaine des années 60, ceux qu’on appelle les expressionnistes abstraits, les Pollock et les Rauschenberg, les Barnett Newman et les Rothko, c’est l’immensité des formats, le gigantisme des perspectives.

Fini donc la boutique spécialisée du centre-ville, la peinture de chevalet et ses châssis standards, les tubes d’huile de 200 ml vendus à prix d’or. Au contact de Luc et des autres illuminés du sous-sol, tu te fournis désormais dans les drogueries et les grandes enseignes de bricolage. Casto, Brico Dépôt, Leroy Merlin… leurs rayons peinture et menuiserie n’ont bientôt plus de secret pour toi.

À l’école, le professeur de peinture est en dépression depuis deux ans et, pour d’obscures raisons, il n’a pas été remplacé. C’est donc entre étudiants que vous allez vous former le plus efficacement, les autres enseignants ne se risquant que rarement jusqu’aux sous-sols, préférant éviter d’attraper la tuberculose et autres infections propres aux miséreux et aux artistes maudits.

 

Un matin, tu arrives et dans le box d’à côté sont étalées, à même le sol, de grandes affiches publicitaires. L’une d’elles représente un mannequin Yves Saint Laurent en costume sombre. En lieu et place de la braguette est peinte une gigantesque main de couleur pourpre, qui brandit un non moins gigantesque sexe masculin.

Tu cries : « Mais qui a pondu ce truc, qui a osé peindre une horreur pareille ? »

Une voix fluette répond « c’est moi », et tu vois surgir une petite blonde en bleu de travail. Tu reconnais la fille à la salopette croisée lors de l’examen d’entrée. Tu te rappelles son dessin dégoulinant de coton hydrophile et d’encre rouge. Une fille qui fait ce genre de choses ne peut être que folle ou géniale, vous partez ensemble d’un grand fou rire.

 

La fille s’appelle Lucie, et très vite, vous devenez complices. Avec elle, la nuit, tu parcours le centre-ville, des cutters plein les poches. Vous découpez des affiches sur les murs, comme le firent les Nouveaux Réalistes dans les années 60. Mais pour Lucie il ne s’agit pas de montrer les affiches telles quelles, comme le firent Raymond Hains ou Jacques Villeglé, non, Lucie affirme qu’elle pratique le détournement d’images. Qu’elle révèle le côté pornographique du capitalisme. Résultat, au cours de l’année, les caves des Beaux-Arts sont peu à peu envahies de publicités couvertes de sexes démesurés, de seins et d’organes monstrueux.