Au sol, des piles de magazines, de revues, d’images récupérées, découpées, déchirées.
Il est midi, mais il pourrait être minuit. La lumière blanche des néons. Tu branches le rétroprojecteur. Tu y glisses une photo découpée dans un ancien numéro de Vogue.
Tu éteins la lumière.
La photo apparaît en grand, projetée sur l’écran de la toile. Plusieurs mannequins en contre-plongée, leurs jambes immenses au premier plan, leurs visages arrogants.
À l’aide d’un fusain, tu esquisses les grands traits de la composition, reprends les axes forts de la photo, les corps en surplomb, raides et magnétiques.
Ces top models sur lesquels les filles de ton âge fantasment. Ces mannequins auxquels elles s’efforcent de ressembler, sans jamais y parvenir, ces images qui rendent malades, qui tuent parfois, tu penses à Ségolène, sa vidéo au fond d’une bassine, sa bande-son faite de râles désespérés.
Tu éteins le projecteur, rallumes les néons.
Avec un chiffon, tu effaces l’excédent de suie laissé par le fusain. Choisis les couleurs sur l’étagère en fer, rouge cadmium, bleu cobalt et blanc de titane. Tes mélanges, tu les feras directement sur la toile. À chaque fois te revient cette phrase de Derain : « Rien de plus beau que la peinture sortie du tube. » Tu saisis la brosse la plus épaisse, la trempes dans le pot de bleu, la tiens quelques instants en suspens face à la toile puis c’est parti, tu peins une première silhouette. De larges et rapides coups de brosse. Les couches d’acrylique sèchent presque immédiatement et laissent transparaître le blanc de la toile.
Tu recules de quelques mètres, autant que te le permet la taille du box. Les grandes masses sont là, ça tient. Tu attrapes des brosses plates, plus étroites, esquisses les visages, les mains. Tu recules à nouveau et plisses les yeux, te reviennent les mots de Dimitri, en cours de modèle vivant, saisir les formes principales, les grandes directions, ne pas se perdre dans les détails, s’entraîner à ne voir que l’essentiel…
Les top models sont présents, devant toi, pas besoin d’aller plus loin. Elles te toisent, te narguent, elles te réduisent à néant. Tu saisis de larges raclettes, les trempes dans l’eau, les presses en haut de la toile. Les coulures se répandent jusqu’en bas, tu répètes l’opération plusieurs fois jusqu’à ce que les figures se décomposent par endroits, se délavent, disparaissent. Tu les effaces, tu les abîmes, tu leur fais la peau, à ces icônes de merde, avant qu’elles n’aient la tienne.