Tchak. Une photo noir et blanc.
Une rue déserte.
Hormis au fond, à droite, un cycliste qui s’éloigne.
Puis il apparaît, il crève l’image.
Au premier plan, à gauche, un homme se jette de la fenêtre d’un immeuble.
Les bras en croix, il paraît presque s’envoler.
La photo a été publiée en 1960, précise Urius.
Son titre, Le saut dans le vide.
Elle fait la une du journal créé par Yves Klein, Dimanche, le journal d’un seul jour.
Journal qui n’aura qu’un seul numéro.
« Alors ?
« D’après vous ?
« Trucage ou pas trucage ? »
La voix de Lucie rompt le silence :
— Monsieur ? Monsieur ?
— Oui ? Une remarque ?
— Vous nous montrez toujours des œuvres réalisées par des hommes. Est-ce que c’est voulu ou est-ce que vraiment il n’y a aucune artiste femme ?
La lumière se rallume. Urius caresse son catogan pour vérifier que ses cheveux sont bien là.
— Bien sûr qu’il y a des artistes femmes, quelle question !
— Je suis soulagée, vraiment, continue Lucie, mais alors pourquoi n’en parlez-vous jamais ?
— J’avoue ne pas y avoir prêté attention, répond Urius. J’ai construit mon corpus d’œuvres en ne retenant que les jalons essentiels de l’histoire de l’art du XXe siècle et…
Ségolène se lève :
— Ça signifie qu’aucune œuvre faite par une femme n’est un jalon essentiel dans l’histoire de l’art du XXe siècle ? Les femmes seraient-elles en minorité dans les arts ? Je regarde autour de moi, dans cet amphi, je constate pourtant une large majorité féminine, je dirais 70, 75 % ?
Urius croise les bras, embarrassé. Un étudiant de troisième année intervient :
— Si on te dit qu’on n’a pas retenu d’œuvres d’artistes femmes ! On ne va pas programmer des femmes juste parce que ce sont des femmes, ce serait complètement stupide…
Tu te lèves à ton tour :
— Pourtant, sur les différents mouvements artistiques étudiés, minimalisme, arte povera, art abstrait… il y avait de nombreuses œuvres de femmes pour les illustrer…
Une étudiante du troisième rang intervient :
— Écoutez, je n’ai rien contre le féminisme, mais si M. Urius a choisi ces œuvres, c’est sans doute qu’elles ont leur importance. Ce serait dommage de quitter l’école sans en avoir seulement entendu parler, vous ne croyez pas ?
— Moi, tout ce que je vois, reprend Lucie, c’est qu’on va finir nos trois ans de Beaux-Arts sans avoir jamais vu une seule œuvre faite par une femme, à part Sophie Calle peut-être, mais c’est l’arbre qui cache la forêt… Est-ce qu’il n’y a que moi qui trouve ça étrange ? Combien d’entre nous, après ça, vont s’autoriser à devenir artistes ? Le message implicite, pour la majorité des filles inscrites ici, c’est qu’une femme est incapable de créer une œuvre majeure… Retournez à vos broderies porno ou à vos vidéos sur la mode, la boulimie ! Désolée, mais on a peut-être autre chose à dire…
— C’est moi que tu vises ? dit Ségolène.
— C’est bon, interrompt l’étudiant, c’est fini la crise d’hystérie ? On peut suivre le cours pour lequel on s’est déplacés ?
Urius se ressaisit : « Je vais réfléchir à ces questions pour mes prochains cours, je vous le promets. Pour aujourd’hui, et je m’en excuse mesdemoiselles, c’est avec Yves Klein que nous poursuivrons. Vous vous rappelez que nous avions parlé dans un précédent cours des questionnements des artistes quant à l’espace et l’infini ? Yves Klein se définissait lui-même comme “LE peintre de l’espace”. Il voulait être le premier à aller dans l’espace, avant Gagarine. »
Lucie te glisse à l’oreille : « Conneries tout ça, le premier être vivant à être allé dans l’espace, c’était Laïka, la chienne Laïka ! Mais ça, ça ne les passionne pas, les gars ! »
Urius poursuit d’un ton sentencieux : « Cet homme qui prend son envol sur la photo, c’est l’artiste lui-même. Et cette mise en scène pourrait tout aussi bien être considérée comme un faux suicide. Mais rassurez-vous, Yves Klein n’en est pas mort, non, même s’il décédera deux ans plus tard, à l’âge de trente-quatre ans, d’une crise cardiaque. »
« Donc reprenons :
« Yves Klein.
« Le vide.
« Le bleu, couleur de l’infini.
« Poursuivons avec ce happening de Klein, les Anthropométries, où la présence des femmes est cette fois-ci plus prégnante, pour le plus grand bonheur de votre collègue Lucie. »
Rires dans l’amphi.
Tchak.
Une vidéo en noir et blanc. Un homme en costume, entouré de trois femmes nues, qui s’enduisent langoureusement le corps de peinture bleue. Sous les instructions de l’homme, cigarette au bec. Il les invite ensuite à se rouler contre une toile, afin d’y laisser leur empreinte. « Mes pinceaux vivants », dit-il.
Tchak.