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Luc est assis devant sa toile. Comme hier, à la même heure. Comme depuis des semaines. Tu as tellement pris l’habitude de passer devant sa toile que tu ne la vois plus. Il a gratté la peinture par endroits, et des strates sombres, bleutées, refont surface sous l’ancien paysage. Tu t’approches :

— C’est de plus en plus foncé, non ? Tu veux atteindre le noir total ? Tu veux faire un Soulages ?

— Tu connais sa théorie, plus c’est noir, plus il y a de lumière…

— Je trouve ça dépassé, le clair-obscur, à l’ère des écrans…

— …

— Comment tu peux peindre de la même façon, après Nam June Paik, après la télé, l’image vidéo… On est en 2004, tout de même…

— Le soleil n’a pas disparu pour autant…

— Ce qu’il y a d’intéressant, c’est de traduire picturalement la lumière des écrans, leur transparence…

— Leur néant…

 

Un livre est posé aux pieds de Luc. Une édition Garnier-Flammarion du roman de Zola L’œuvre.

 

— C’est bien ?

— Ça finit mal…

— Ah bon, faudrait que je le lise…

— Oui, c’était fin XIXe, mais franchement, rien n’a changé…

— Tout a changé, la peinture comme le roman… On ne peut plus écrire comme Zola ou Proust…

— Fais comme tous ces idiots, des œuvres avec des pixels, des Mickey Mouse géants ou des têtes de Gorbatchev… Les profs seront rassurés, ils diront que tu interroges la modernité…

— Je crois encore dans la peinture…

— C’est ce qui nous relie…

— Tu comptes la terminer quand, Luc, cette toile ?

— C’est la peinture qui décide, pas moi…

— Moi, je préfère vraiment travailler sur plusieurs toiles en même temps, passer de l’une à l’autre, sinon, je crois que je deviendrais dingue…

— Mais tu l’es déjà, ma pauvre fille !

— T’es con…

— Écoute, n’importe qui peut bidouiller pour devenir un petit vidéaste, mais il n’y a pas de petits peintres. Ça n’existe pas. Si on a choisi cette voie, on se doit d’être les meilleurs…

— Des fois j’ai envie d’écrire aussi…

— Tu crois qu’écrire serait plus facile ?

— Sûrement pas, mais on ne dit pas la même chose avec les mots. Et puis c’est dur, ce mépris permanent qu’on subit ici, de la part des étudiants autant que des profs !

— Le mépris n’a jamais tué personne…

— Qu’est-ce qui tue alors ?

— Je ne sais pas, demande à Rothko…

— Il s’est suicidé, Rothko ?

 

Lucie déboule dans le box. Elle est en bleu de travail et traîne un diable surmonté d’enceintes.

 

— Tu organises une boum ?

— Carrément !

 

Luc se lève en la voyant :

— Alors, c’est vrai cette histoire ? Tu vas participer à l’expo de Véra Mornay ?

 

Tu demandes :

— Quelle expo ?

— Tu n’étais pas au courant ? Véra a réquisitionné plusieurs étudiants pour une expo qu’elle organise à Paris.

— Paris !

 

Lucie paraît gênée.

 

— Oh, c’est plus un happening. On fera des perfs, du son… J’ai besoin d’un max de haut-parleurs…

Luc hausse les épaules :

— T’as de la chance, j’aurais aimé en être…

 

Tu ressens une pointe de jalousie envers Lucie. Pourquoi elle et pas Luc, ou toi ?

 

— Et on est invités au vernissage ?

— Mais bien sûr, c’est dans un appartement dans le Marais. Et puis l’expo devrait tourner. Je me charge de vos invitations ! Allez, je file, sinon je ne serai jamais prête.