Ton studio est transformé en atelier depuis des mois. Il faisait trop froid dans les caves des Beaux-Arts, et le poêle à pétrole que vous y aviez installé a été confisqué.
Ici, ni canapé, ni table basse, ni télé. Il y a juste un matelas que tu installes au moment de dormir.
Tu finis une nouvelle série, les toiles sont adossées sur les murs restés libres. La série s’appelle Golden Wave, du nom de la discothèque où tu as pris les clichés. Chacun dansait seul, au milieu de tous. Il y avait ce type qui gesticulait avec le poing levé, comme s’il manifestait, sa bouche avait une moue caractéristique, c’est bien moi le roi du dance floor. Il y avait cette fille, les yeux fermés, tout entière livrée à la musique. Et puis cette autre qui dansait face au miroir, avec un jeu d’épaules magnifique. Tu les as transformés en trois figures isolées sur un fond monochrome. Chacune son espace, chacune son cadre.
Tu poses les dernières touches, tu passes rapidement d’une toile à l’autre, d’un danseur à l’autre, ajoutes un peu de bleu à gauche, mais ça déstabilise tout, vite, tu te précipites à droite, un peu de rouge, un trait ici, un autre là, un geste en appelle un autre.
Tu virevoltes entre les toiles, tu danses toi aussi. Tu sautes à présent pour atteindre le sommet d’une toile, puis tu te baisses à nouveau, à genoux, debout, en l’air, vite, à droite, non, ici, ça prend, ça prend ! Et puis doucement, ça redescend, ça se calme, tu recules.
L’ensemble fonctionne, ça tient ! Oh oui, ça tient !
Ils sont sous tes yeux tes danseurs, ils sont bien là.
Si les profs ne comprennent pas d’eux-mêmes, tu leur expliqueras que tu as voulu travailler sur la présence, et puis le mouvement bien sûr, enfin, d’ici là, tu auras trouvé quelque chose qui tienne la route.
Une heure du matin.
Vite, rincer les brosses avant qu’elles ne durcissent et qu’elles soient irrécupérables. Puis frotter tes mains, enlever la couleur sous les ongles. Tes mains et même tes avant-bras sont mauves, et bleus, et rouges, comme tes toiles.
Tu te tournes brusquement vers elles, elles sont toujours là. Elles sont là !
Et ça tient, pu-tain-ça-tient !
Quelle danse !
Tu penses à la dernière toile de Mondrian, Broadway Boogie-Woogie, ça vibre, ça vit !
Tu enfiles tes baskets, ton manteau.
Tu claques la porte du studio, dévales les escaliers du petit immeuble, une ancienne maison divisée en appartements dont tu occupes le dernier étage. 20 m2.
Tu ouvres la porte d’entrée.
Il neige !
Et ta série tient, ça tient !
Tu sors ton MP3 de ta poche, glisses tes écouteurs dans les oreilles. Appuies sur PLAY.
La voix de Bowie.
Tu cours, tu voles, sur les trottoirs vidés de leurs passants.
Tu passes devant un bar en train de fermer, tu croises le regard fatigué de la serveuse qui range les tables, tu voudrais l’aider, tu voudrais la prendre dans tes bras, l’embrasser, tournoyer avec elle.
Let’s dance.
Tu te contentes de lui sourire.
Ça tient, ça tient !
La rue est déserte à nouveau, personne à l’horizon. Tes baskets dérapent dans la neige encore molle, encore vierge.