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Urius tapote son casque de moto comme pour se rassurer. Il s’éclaircit la voix :

« Certains, ou plutôt devrais-je dire certaines, se sont étonnés du peu d’artistes femmes citées dans notre programme d’histoire de l’art. Je leur ai donné carte blanche aujourd’hui. Mesdemoiselles, c’est à vous ! »

 

Lucie t’adresse un clin d’œil et enclenche le vidéoprojecteur. À l’écran, une femme charge une carabine et vise un tableau sur lequel des petits sacs de peinture sont accrochés. Sous l’impact des balles, la couleur éclate. Des taches de peinture se répandent et dégoulinent en coulures bariolées sur toute la surface.

Tu hésites avant de commencer, d’une voix tremblante : « Cette action qui date du début des années 60 s’appelle Tirs. L’artiste, Niki de Saint Phalle, essaie de tuer la peinture, dans ce qu’elle appelle une guerre sans victime. En effet, la peinture ressuscite aussitôt, à travers les tableaux colorés, issus de ces performances. »

 

Trop vite, tu parles trop vite à présent. Tu avales tes mots. Ressaisis-toi. Ce que tu dis est important. Ne gâche pas tout.

 

« Et ce geste radical de Niki de Saint Phalle, tirer sur la peinture avec une carabine, ne l’empêchera pas de continuer à peindre, ni à sculpter. »

 

Calme-toi. Prends une inspiration entre chaque phrase.

 

Tchak.

Nouvelle diapo. Une photo noir et blanc d’une femme accroupie sur une immense feuille blanche, un pinceau accroché entre les cuisses.

 

Lance-toi ! Assume. Assure.

 

« Cette performance, Vagina Painting, date de 1965. Notre enseignant nous a parlé du collectif Gutaï, emblématique de la performance au Japon dans les années 60, mais il aurait tout aussi bien pu illustrer son cours avec la performeuse Yoko Ono, ou cette artiste que vous voyez sur la photo, Shigeko Kubota. À l’aide d’un pinceau fixé entre ses jambes, elle peint des traces rouges. Cette action a été réalisée lors du festival Fluxus, à New York. Elle est considérée comme une réponse féministe au travail de Jackson Pollock, ou d’Yves Klein, qui utilisait le corps de la femme comme un pinceau. »

 

Urius t’interrompt : « Vous pourriez nous en dire un peu plus sur le travail de Pollock ? »

Heureusement qu’il fait noir car tu te sens rougir. Pollock, Pollock, bien sûr, tu ne connais que lui, ressaisis-toi.

Tu balbuties… « Pollock fait de grandes toiles qu’il peint directement au sol, il pratique, hum, l’action painting… »

 

Urius reprend la main.

« Le célèbre critique d’art Harold Rosenberg écrit que pour Pollock la toile est comme une arène dans laquelle agir. L’œuvre est secondaire, elle n’est que le résultat de cette action. Il faut absolument voir ses vidéos d’atelier. Il faut le voir tourner autour de sa toile dans une danse tribale et… »

 

Eh merde. Tu croises le regard de Lucie sous la lumière basse du vidéoprojecteur. Tu lui fais signe d’envoyer une nouvelle image.

 

Et tchak.

Urius, surpris, s’interrompt aussitôt.

 

Différents clichés défilent à l’écran, une femme déguisée en prostituée, la même en ingénue, en pin-up, en femme au foyer, en bibliothécaire, en Marilyn, en garçonne…

 

« Voici une série, Untitled Film Stills, qui date de 1977. La photographe, l’Américaine Cindy Sherman, est à la fois le modèle, la metteuse en scène, la styliste, la coiffeuse… Elle construit une série de 70 autoportraits où elle se métamorphose en se jouant des différents rôles auxquels les femmes sont assignées, que ce soit à la télévision ou au cinéma. »

 

Tchak.

Photo d’une femme qui s’entaille le bras avec les épines d’une rose.

 

Tu parles d’une voix de plus en plus assurée. « À partir des années 70, des femmes artistes vont engager directement leur corps dans leur travail. C’est un geste politique, par lequel les artistes se réapproprient leur corps. Certaines le transforment, le travestissent et vont jusqu’à l’abîmer en lui infligeant des blessures symboliques. Sur cette photo issue d’une performance, Action sentimentale, Gina Pane sculpte sur son corps une rose à l’aide des épines de la fleur qu’elle enfonce dans son avant-bras. Gina Pane joue du contraste entre violence du geste et douceur de l’image pour questionner le statut du corps féminin dans la société. »

 

Tchak. Photo d’un visage tuméfié à l’écran.

 

« Ou encore l’artiste française Orlan, qui pratique l’art corporel et utilise la chirurgie. Voici une de ses performances filmées où elle se fait poser des implants sur le visage. Son objectif est d’obtenir un effet proche du sfumato. Cet effet pictural qui consiste à flouter les contours d’une forme, ce qu’a fait Vinci avec le visage de la Joconde. Orlan modifie son visage en se référant à ses propres modèles issus de l’histoire de l’art. Le bloc opératoire devient son atelier, son corps sa propre œuvre. Orlan se réfère aussi à la mythologie grecque et à la figure de Narcisse, mais, précise-t-elle, à un Narcisse défiguré, un Narcisse devenu femme. »

 

Tchak, une autre diapo. Une vitrine représentant des dizaines d’oiseaux morts, alignés et emmaillotés dans de la layette.

 

« Une installation de l’artiste française Annette Messager de 1971. Je ne sais pas si certains d’entre vous ont pu voir cette œuvre au Centre Pompidou mais elle est présentée dans la collection permanente et s’appelle Les pensionnaires. Ces oiseaux morts revêtus de layette tricotée sont une parodie de la condition maternelle.

« Annette Messager ira plus loin dans cette œuvre, qu’elle a nommée Les enfants aux yeux rayés et qui lui valut beaucoup de critiques, toujours en 1971-1972. Sur ces photographies extraites d’albums de famille, les bébés et les enfants ont les yeux violemment rayés par l’artiste. »

 

À l’écran, le visage d’un mannequin strié de coups de stylo bille et les dents noircies.

« De la même façon, dans cette autre série, nommée Mes jalousies, elle s’attache à défigurer au stylo les modèles des magazines féminins. »

 

Rires.

 

Une autre série de photographies à l’écran, plusieurs zooms sur des braguettes d’hommes.

« Comme vous le voyez sur ces autres images, toujours d’Annette Messager, Les approches, l’artiste dirige son zoom vers les braguettes des passants rencontrés au hasard des rues. »

 

Sifflets dans l’amphi.

 

Sous la lampe du vidéoprojecteur, tu croises le regard de Lucie qui ordonne « Continue ».

 

« L’artiste, dans cette œuvre, affirme la place de la femme, non plus comme objet de désir, mais comme sujet désirant… Mais passons maintenant aux années 80. Aux États-Unis comme en France, les femmes sont bien moins présentes sur la scène artistique que dans les années 70. À la Biennale de Paris en 1985, il n’y a que cinq femmes artistes représentées sur cent vingt. »

 

À l’écran, un pochoir sur un mur représentant une silhouette féminine, ainsi qu’une phrase difficilement déchiffrable.

« Voici une œuvre de l’artiste Miss. Tic. Elle travaille le jour dans un atelier d’imprimerie, et la nuit elle dessine des silhouettes féminines et des messages sur les murs de Paris. On voit assez mal à l’écran à cause de la mauvaise qualité de la photo mais il est écrit, croyez-moi sur parole, “Allez faire le mâle ailleurs”, et sur cette autre photo, “À ma zone”. Miss. Tic dit de son travail “J’enfile l’art mur pour bombarder des mots cœurs”. Mais je vois que notre professeur nous fixe avec inquiétude, serait-il allergique au travail de Miss. Tic ou est-il déjà l’heure ? »

 

« Nous allons clore cet exposé, Lucie et moi, par quelques images de la peintre sud-africaine Marlene Dumas. Son œuvre aborde souvent des sujets tabous, le racisme, la mort, les inégalités sociales, mais aussi le désir, l’érotisme… Comme vous le voyez dans cette série de lavis intitulée Sangs mêlés, ce sont souvent des portraits, des corps nus, abîmés. Marlene Dumas parle autant de la beauté du corps que de sa décrépitude.

« Pour accompagner cette série de portraits, je vous raconterai simplement une petite anecdote que rapporte Marlene Dumas. Son professeur aux Beaux-Arts lui avait dit qu’elle était peintre dans l’âme. Mais elle lui avait opposé que la peinture était démodée. Que les artistes intelligents pratiquaient d’autres activités, et qu’elle voulait donc faire autre chose. Son professeur lui aurait répondu : “Mais ma pauvre enfant, que pourriez-vous faire d’autre ?” »

 

La lumière se rallume.

Ça y est, c’est fini. Tu l’as fait.

Un premier étudiant applaudit, puis un deuxième.

Lucie lève le pouce en souriant. Tu t’approches d’elle et la prends dans tes bras.