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Tu te réveilles dans des odeurs de white spirit et de poêle à pétrole. Aérer, vite. Le froid de janvier te saute au visage.

La veille, tu as peint toute la journée mais tu n’es arrivée à rien. Tu jettes un œil vers la toile. L’épaisseur des strates d’acrylique. Tu t’es battue pendant des heures, rajoutant de la matière à la matière. À partir d’un certain niveau, le contact avec la toile est définitivement perdu, il vaudrait mieux arrêter. Mais tu n’as pas su. Tu en as rajouté, rajouté, quel horrible gâchis. Cette toile, c’est la laideur incarnée, le ratage total. La preuve de ta nullité profonde. Tu as pu réussir quelques toiles, un coup de chance, mais ça ne se reproduira peut-être jamais. Rien n’est gagné. Tout se rejoue à chaque fois. Tu préférerais être une machine à peindre, réussir à chaque coup, enchaîner les œuvres. Tu rêves d’un grand atelier, de collectionneurs qui viendraient chaque semaine emporter tes œuvres au fur et à mesure que tu les produirais.

Tu rêves d’une vie où la création serait simple, où tout se concevrait puis s’énoncerait clairement.

Inepties.

Tu te tournes vers la toile, il y a tout de même un morceau à sauver, un visage, le seul sur lequel tu ne te sois pas acharnée finalement. C’est presque rageant, cette réussite, comme une trouée au milieu du désastre.

 

Tu tournes le tableau contre le mur. Impossible de supporter ça plus longtemps. Ce soir, tu retireras la toile du châssis, tu la recloueras sur l’envers, il y aura une seconde chance.

Pour le moment, tu as une seule envie, sortir. Voir du monde, n’importe qui, mais t’oublier, toi, oublier cette toile où toutes tes angoisses semblent s’être donné rendez-vous.

Pourtant, hier, à un moment, tu tenais quelque chose, oui, tu le tenais. Et puis tu t’es excitée, tu t’es emportée, tu as voulu faire de l’esbroufe, tu as foncé. Tu as cru que ça y était, c’était gagné. Tu n’as pas été assez vigilante. Tu n’as pas écouté la toile, tu as voulu prendre le dessus, la forcer, lui couper la chique, voilà le résultat. Savoir s’arrêter à temps, c’est ce que tu n’as pas su faire hier. Une brute, voilà ce que tu es. Tu te dégoûtes, tu te mettrais des claques, plus rien n’a de sens. Il faut sortir, vite, avant de vraiment toucher le fond.

Dans la rue, tu tapes tes mains gelées contre ton manteau. Elles sont encore pleines de couleurs, malgré les savonnages successifs. Et cette odeur de white spirit qui te précède. Tu en as des nausées. Marcher. Respirer. Que tout ça te serve de leçon, ne jamais croire que la partie est gagnée. Le risque étant de tout gâcher. Le geste de trop, irréversible. Savoir s’arrêter à temps, oui, c’est la leçon de cette nuit. Tu repenses à Luc, cette toile devant laquelle il s’est embourbé des mois durant. Puis la série de paysages si sublimes. On apprend toujours de ses échecs, le gâchis n’est pas total, il en restera sûrement quelque chose.

Et tu avances dans la rue, des larmes de rage dans les yeux. Trouver une cabine téléphonique, vite. Appeler quelqu’un. Tu entres dans la cabine en aluminium grise, sors une carte de ton sac. « Allô ? Lucie ? Tu fais quoi aujourd’hui ? On se retrouve à Wazemmes ! On s’achètera des nems sur le marché. Dans une heure, tu ne peux pas avant ? Je vais au Stout alors, j’ai besoin d’un café, je t’attends là-bas. »