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Le bar dans lequel l’expo est organisée s’appelle L’Amour fou. Les conditions d’accrochage ne sont pas idéales, entre les murs en crépi et l’éclairage intimiste, mais tu te fais une joie de cette première exposition collective. Et puis c’est l’occasion d’expérimenter le montage d’une exposition. C’est Lucie avec ses quelques compétences en infographie qui réalise les affiches, et toi qui te charges de les distribuer, aux Beaux-Arts bien sûr, mais aussi à la bibliothèque municipale et dans plusieurs lieux stratégiques de la ville.

Quant au transport des tableaux, Luc a fait installer une galerie sur le toit de sa 205. Mais rien n’y fait, les toiles sont trop grandes. Luc et toi irez donc à pied avec vos œuvres, que vous maniez comme des planches à voile, rivés à la barre de bois centrale. Vous aviez bien anticipé la pluie, mais pas le vent, et bientôt ce n’est plus vous qui transportez vos toiles mais elles qui vous soulèvent, vous font traverser la ville par petits bonds jusqu’à L’Amour fou.

La veille de la date du vernissage, le patron appelle pour dire que tout est annulé, il veut surtout que soient retirées les affiches de Lucie, il craint qu’elles ne coupent l’appétit des clients. Des sexes énormes, avec des couleurs si criardes, il a beau avoir l’esprit ouvert, c’est de la provocation et la provocation, ce n’est pas bon pour le commerce de bouche.

De plus en plus, Lucie intervient directement sur les murs, dans la rue, et se contente ensuite de prendre ses œuvres en photo. Installations éphémères, fragiles, mais qui ont le mérite d’être vues par énormément de monde.

Pour votre expo, vous trouvez en urgence un plan B dans le hall d’une salle de cinéma. Luc est ravi, au moins ses toiles ne sentiront pas le graillon, et puis un cinéma c’est un lieu culturel, un bon début.

Tu décides de réaliser en quelques jours une série de peintures qui parleront du troisième art. Des arrêts sur image, extraits de films de David Lynch, que tu reprends, à ta façon, en réinterprétant le cadrage et la lumière, en jouant avec les sous-titres. Un gros plan sur le visage d’Isabella Rossellini dans Blue Velvet, un autre sur celui de Joseph Merrick dans Elephant Man et enfin une scène de voiture en feu dans Sailor et Lula.

Chacun bénéficie d’un mur de quatre mètres pour installer ses travaux. Les murs sont blancs, nets. S’il n’y avait ces affiches et ces horaires de séances un peu partout, on pourrait presque se croire dans une vraie galerie.

En quelques jours, vous réimprimez des flyers et quelques affiches. Luc a décidé de montrer ses paysages et Lucie, une série d’affiches de films retravaillées à sa façon, c’est-à-dire très trash.

Une performance est prévue le soir du vernissage. Lucie peindra en direct à la bombe, pendant que des copains feront un peu d’électro.

Le vernissage commence bien. Urius, votre professeur d’histoire de l’art, est venu vous soutenir, entouré de plusieurs étudiants. Même Maxime Bérot, qui a lancé à l’école votre doux surnom de Térébenthine et avec qui vous n’échangez habituellement que des regards méprisants, est là. Vous avez aussi contacté La Voix du Nord et Radio Campus qui se sont déplacés, « pourriez-vous nous parler en quelques mots de ce qui vous réunit ? ».

Tu expliques aux journalistes que c’est une certaine idée de la figuration qui vous rassemble, et l’envie de vous approprier des images, soit pour les réinterpréter, comme Luc et toi, soit pour les détourner, comme le fait Lucie. Tu es interrompue par un grand cri. C’est une spectatrice qui s’apprêtait à entrer en salle 2 pour voir un film de Guédiguian. Au passage, elle a été accidentellement aspergée d’un liquide brunâtre à l’odeur suspecte. Tout le monde se précipite. C’est une des peintures de Luc qui a été visée. Le liquide a imbibé la trame de la toile, la bousillant complètement.

À quelques mètres, Maxime Bérot fixe la scène, amusé. Il tient un flacon vide à la main. Plusieurs étudiants applaudissent.

« Vraiment confus, madame, pour votre manteau, s’exclame Maxime Bérot. Il s’agit là d’un dommage collatéral. Nous sommes étudiants en art, et nous voulions aider nos copains barbouilleurs, en terminant par un petit happening. Comme dans tout vernissage réussi ! »

 

Tu cherches Luc du regard, il a disparu.

Le lendemain, La Voix du Nord fera un article sur la première exposition de trois jeunes étudiants des Beaux-Arts. Le journaliste ajoutera qu’il a beaucoup apprécié le moment culminant de la soirée, un happening où l’une des œuvres a été endommagée.

Quelques années plus tard, Banksy programmera la propre destruction de sa toile lors d’une mise aux enchères chez Sotheby’s, entendant par là dénoncer le marché de l’art. Vous n’en êtes pas encore là. Luc n’en est pas encore là. Et surtout il ne supportera pas de lire, imprimé noir sur blanc dans le journal, que « sa toile était beaucoup mieux après ».