Un matin, tu arrives aux Beaux-Arts très tôt. Luc est lové dans le canapé, sa veste couvrant simplement son jean et le bas de son corps. Il se redresse brusquement à ton arrivée.
— Quelle heure est-il ?
— Quelque chose comme huit heures.
— J’ai un de ces maux de crâne…
— Tu as dormi ici ?
Luc désigne une toile agrafée au mur.
— C’est à cause de cette saloperie de toile !
Tu t’approches. Un portrait de groupe, trois visages à demi effacés, mais oui, c’est bien Lucie, Luc et toi !
— Tu t’es mis au portrait, toi aussi ?
Luc s’emporte :
— Portrait, paysage, nature morte, on s’en fout ! C’est de la peinture ! Et puis tu vois bien que la partie droite est complètement cramée ! Je me suis tellement acharné sur ton visage, ça ne ressemble plus à rien !
En effet, le côté droit semble bien plus travaillé que le reste, alourdi par les passages de peinture. C’est un Lucian Freud sans grâce, brut de décoffrage, comme englué dans la matière.
— T’as pas le choix là, soit tu remets de la matière à gauche, soit tu en retires à droite ! Ou tu dilues et tu repars de zéro !
— Ce genre de rafistolage, très peu pour moi !
— Alors laisse-le reposer, passe à autre chose…
— T’es folle ? Je dois rattraper le coup aujourd’hui, sinon…
— Sinon quoi ?
Luc prend sa tête entre ses mains. Ses yeux sont rougis par les nuits d’insomnie.
— T’as quelque chose pour le crâne ? Ça va exploser là-dedans !
Tu cherches une boîte d’aspirine dans ton sac à main.
— Je suis une merde, une vraie merde…
— Pourquoi tu dis ça, Luc ?
Tu te retournes en lui tendant un cachet.
— Je me suis mal comporté, pardonne-moi…
Luc a parlé en évitant ton regard. Il avale le cachet sans eau.
— Il y a quelque chose que je n’arrive pas à saisir chez toi, tu sais…, dit-il.
— Ah oui ? C’est pour ça que t’as complètement bousillé mon portrait sur cette toile ? Ne t’acharne pas, je te jure, ça n’en vaut pas la peine !
Luc s’emporte : « Je ne veux être avec personne ! La peinture me suffit, tu comprends ? Le reste, ça ne m’intéresse pas ! Je suis un monstre, un monstre, tu peux comprendre ça ? »
Luc sanglote à présent, recroquevillé sur le canapé comme un petit enfant. Tu voudrais pouvoir le rassurer. T’approcher, l’enlacer, juste tendrement, juste amicalement. Mais tu ne connais pas ces gestes-là. Tu ne les as pas appris, jamais. Alors tu récupères ton sac et tu tournes les talons, laissant Luc à ses idées noires.