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Pour le diplôme, c’est un jury extérieur à l’école qui s’est déplacé. « Ils seront trois ou quatre maximum, t’a prévenue Jean-Pascal Lequenne, ne vous en faites pas tout un drame, ça devrait bien se passer. À propos, qu’allez-vous leur montrer ? Et où en est votre mémoire ? Toujours rien ? Mais c’est la semaine prochaine, oh, vous me mettez dans l’embarras, vraiment… Enfin, il n’y a pas de raison, en général ça se passe bien. »

 

Tu partages la salle d’examen avec Maxime Bérot. Il a simplement installé contre un mur un bac à ciment et une truelle usagés, et un peu plus loin une paire de chaussures de sécurité. Maxime et toi ne vous êtes plus adressé la parole depuis le fameux vernissage, hormis quelques insultes à la volée en cours d’histoire de l’art, et cette proximité soudaine te plombe le moral. Maxime est un des protégés de Véra Mornay, il est futé et, surtout, très sûr de lui. Pas le genre à douter, comme Luc, comme toi, ni à se remettre en question, comme Lucie. Depuis trois ans, il reste fidèle à ses premières amours, les outils de travail des différents corps de métier. Maxime Bérot a manifestement opté pour la belle profession du BTP ce matin, et tu n’es pas vraiment rassurée d’avoir à t’exprimer après ce beau parleur. Il suit à la lettre les conseils en stratégie artistique de Véra Mornay, dont le leitmotiv est « Faites ce que vous voulez, mais surtout ne changez pas, faites TOUJOURS LA MÊME CHOSE ! La première qualité pour un artiste est d’avoir un travail i-den-ti-fi-able. Re-pé-ra-ble. Co-hé-rent. Qui trouve sa place et son sens dans un champ artistique blablabla… ».

 

Tu réalises un peu tard que tu as pris l’exact contrepied du conseil de Véra Mornay puisque tu t’apprêtes à montrer au jury la transformation majeure qui a traversé ta dernière année aux Beaux-Arts, le passage de l’image aux mots. Pour cela, tu as installé plusieurs grands formats aux cimaises de la salle d’examen. Et un petit tabouret sur lequel tu as posé un texte. Ton premier texte. Sur la page de garde, tu as écrit ton nom de plume, celui que tu t’es choisi. C’était un objectif depuis ton adolescence, pouvoir changer de nom sans te marier. Voilà que l’art te le permet.

 

Neuf heures. Tu quittes la salle d’examen tandis que Maxime Bérot entame son laïus prétentieux et se met le jury dans la poche avec ses blagues conceptuelles à deux balles, « J’ai sobrement nommé cette installation Truelle destin »…

Onze heures. Jean-Pascal te fait signe d’entrer, c’est ton tour.

Tu te lances. « Alors voilà, les toiles à gauche, c’était en début d’année. Quand je faisais encore des portraits. Des portraits de groupe comme vous voyez. »

Tu t’arrêtes. Tu n’es absolument pas crédible. Tu es dans la petite histoire, l’anecdote. Ton discours n’a rien de réfléchi, d’intellectuel. En plus tu manques sacrément de références pour illustrer tes propos. Ces trois enseignants sont en train de perdre leur temps, tout cela est idiot, tu ferais mieux de laisser tomber. Tu relèves les yeux. Au lieu du regard dur, impitoyable que tu imaginais, tu croises le sourire bienveillant d’un des membres du jury, une petite femme d’une cinquantaine d’années. Tu reprends, un peu rassurée.

« Ensuite, les mots ont commencé à envahir les toiles. Au début, c’était hasardeux puisque je m’inspirais de pages de magazines ou de journaux… Et puis ce sont des phrases plus personnelles qui sont arrivées, et enfin des textes entiers… »

 

« Ces toiles-là, les dernières que j’ai réalisées, ce ne sont plus des peintures mais des pages, les pages de mon premier roman. Il y a certaines choses que je n’arrivais plus à dire en images, alors j’ai cherché les mots… »

 

Tu désignes le manuscrit sur le tabouret.

 

Un des membres du jury, ironique, se retourne vers Jean-Pascal : « Bravo mon cher, voilà que vous formez des écrivains, les écoles d’art mènent à tout, c’est formidable ! »

 

S’adressant à toi, il reprend : « Alors c’est compliqué votre histoire, mademoiselle, car nous ne l’avons pas lu, ce texte, et vous nous excuserez, mais nous ne sommes pas habilités à évaluer une production littéraire… »

 

La bienveillante intervient : « C’est très intéressant ce déplacement de l’image au texte, en somme, c’est un work in progress… »

L’expression sonne comme un signe de ralliement, tout le monde se redresse. La bienveillante reprend : « Et si vous nous en proposiez une lecture, au moins du début ? »

 

Tu entrouvres le manuscrit : « Je serai peintre, c’est le titre. »

 

Tu commences :

 

« “PEINTURE ET RIPOLIN INTERDITS.” C’est ce qui est inscrit à la bombe, en lettres fluo, sur la façade du bâtiment.

« Début des années 2000, à l’École des beaux-arts, on ne touche plus aux pinceaux ni aux pigments. Les étages ont été rénovés pour accueillir les ateliers vidéo, son et multimédia. Les éclaboussures de couleur et les odeurs de térébenthine ne sont plus tolérées et les ateliers de peinture, pour les derniers résistants, ont été déplacés aux sous-sols, dans les caves.

« Mais tout ça, tu ne le sais pas encore. Toi, tu as dix-sept ans et tu rêves d’apprendre à dessiner, à peindre, à créer. En cette froide matinée d’avril, tu es venue passer le concours d’entrée des Beaux-Arts. »

 

Tu relèves les yeux du texte que tu as débité d’un seul trait, sans reprendre ton souffle. Tout le monde semble gêné. Oui, même la bienveillante évite à présent ton regard.

 

Et puis le miracle se produit.

Le type qui s’est tu jusque-là se tourne vers ses pairs :

— C’est un travail de déconstruction, n’est-ce pas précisément ce que l’on attend de nos étudiants ? La capacité à remettre en question le dogme ! Voyons, avant même d’être un travail littéraire, il me semble que c’est un exercice salutaire…

 

La bienveillante s’engouffre dans la brèche :

— C’est toute la contradiction de l’enseignement artistique, on ne peut se poser qu’en s’opposant… Il faut y voir ici un sincère hommage à nos institutions…

 

Jean-Pascal, qui jusque-là s’est tenu en retrait, s’avance. Il est presque onze heures trente, il y a encore quatre étudiants à voir, ne serait-il pas judicieux de passer au suivant ?