Syndrome de la toile blanche. Le pinceau suspendu dans le vide. Que peindre ? Que dessiner ? Et surtout, à quoi bon ?
Oui, à quoi bon une toile de plus ? Les tableaux s’entassent dans ton studio, il n’y a plus de place pour marcher, ni même pour respirer. Tu te souviens de cette performance de Gutaï que vous avait montrée Urius lors de votre premier cours aux Beaux-Arts. Qu’y a-t-il derrière la toile ? La vie, tout simplement !
Les conceptuels ont raison. La peinture, c’est dégueulasse. Ça coule, ça dégouline, ça salit. Sale comme un peintre, oui. Tu n’as plus rien à peindre, plus rien à montrer. Et surtout, plus envie. Tes dernières bonnes toiles datent des Beaux-Arts finalement. Les toiles-mots, les toiles-pages. Tu penses à Cy Twombly. À ses grandes écritures. Que peut-on dire avec l’écriture qu’on ne peut montrer avec la peinture ?
Tu fixes la toile immaculée devant toi. La fibre du jute encore visible sous l’enduit. Tu la respires. La toile est belle, la toile est magnifique. Elle se suffit à elle-même. Y ajouter quoi que ce soit la gâterait. La tentation du vide. Du monochrome. Blanc sur fond blanc. Est-ce que tu vas y céder, toi aussi ? Est-ce que tu es une peintre ou une putain de ratée qui s’arrête en chemin ? Où est la jeune fille qui, quelques années plus tôt, patientait, inquiète, pour pouvoir passer le concours d’entrée des Beaux-Arts ? Celle qui rêvait peinture ? Celle qui vivait peinture ? Où est la collégienne qui remplissait ses marges de cahier de visages et de personnages ? Tu penses aux mots en orange fluo, inscrits à l’entrée de l’école, « PEINTURE ET RIPOLIN INTERDITS ». Tu penses à Luc, bien sûr. Tu balaies le pinceau sec sur la toile. Tentation de la percer, comme Fontana. De chercher ce qu’il se passe de l’autre côté. Mais quoi, qu’y a-t-il de l’autre côté ? Un putain de châssis en bois. Tu lâches le pinceau. Tu attrapes la toile et, d’un geste brutal, la retournes contre le mur. Définitivement.