Dix ans ont passé.
Tu viens d’avoir trente ans.
Tu as repris des études, tu as trouvé du travail, tu gagnes ta vie à peu près correctement.
Souvent tu penses aux petits vieux qui fréquentaient la boutique Beaux-Arts du centre-ville. Est-ce que tu vas attendre la retraite, toi aussi, pour faire ce que tu aimes ? Peindre en dehors de toute ambition, en dehors de toute pression, ça doit être ça la vraie force.
Atteindras-tu cet âge ?
Tu calcules, il te reste quarante ans à tirer avant la retraite.
Minimum.
Tu n’as toujours pas fini ton roman.
Tu en as lu tellement d’autres.
Des dizaines, des centaines de romans, des essais, des textes qui t’ont maintenue à flot.
Lire/écrire versus peindre.
Bien sûr, quand tu écris, il te manque les formes, les couleurs, la touche.
Bien sûr, il te manque le geste.
Le corps.
L’espace !
Tes discussions avec Luc, avec Lucie te manquent aussi.
Souvent tu te les inventes, comme s’ils étaient encore là, face à toi. Dans les box ou dans un bar, un studio miteux, qu’importe.
— Tu ne comprends pas, Luc, tu t’accroches à la peinture comme un drogué à sa came, il faut un langage nouveau, des formes nouvelles…
— Et toi, tu comptes te débrouiller comment, avec les mots ?
— C’est la même chose, je ne suis pas sûre que le roman corresponde encore à ce que nous vivons. Le roman classique j’entends, avec un début, un milieu, une fin…
— Mais le monde aura toujours besoin d’histoires…
— D’histoires, oui, mais nous avons besoin de nouvelles formes, de dispositifs inédits pour les raconter… Le roman, comme la nouvelle, le récit, la poésie, ce sont des formes datées, trop figées, elles ont fait leur temps… Elles ne correspondent plus à notre monde éclaté, en mouvement…
— Et tu proposes quoi à la place, madame super fortiche ?
— Je ne sais pas, mais l’équivalent, en arts plastiques, ce serait peut-être les techniques mixtes, tu vois ?
— Technique mixte ! Quel programme !