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Paris, kiosque à journaux de la gare du Nord. Rayon « Arts et spectacles ». Tu saisis Beaux-Arts Magazine. Son nom sur la couverture, en majuscules dorées. LUC CHANCY.

Tu entrouvres la revue.

Passes les premières pages.

Tu reconnais immédiatement une de ses toiles, qui illustre un article sur la FIAC. Sa palette est plus vive que jamais, l’image d’une beauté surnaturelle.

Alors que se prépare l’ouverture de la Foire internationale d’art contemporain au Grand Palais, n’ayons pas peur de le crier sur tous les toits, et même de le chanter : Paint is back !

 

Tu sautes les paragraphes, à la recherche de son nom.

 

La French Touch va-t-elle reprendre des couleurs ?

En regardant les toiles de Luc Chancy, on l’espère, même si l’artiste, disparu il y a quelques mois, ne saura rien de son fulgurant succès.

 

— Madame, s’il vous plaît ! Il est interdit de lire sur place.

 

Tu tournes les pages. Un autre article est entièrement consacré à Luc cette fois. Une peinture de lui en pleine page. Tu reconnais vos trois visages, ceux de Luc, de Lucie et le tien. La légende juste en dessous, « À nos amours, huile sur toile, 2006 ».

C’est le tableau peint aux Beaux-Arts. Celui que Luc ne parvenait pas à finir. En effet, ton visage est encore flou, à l’état d’esquisse. Et c’est très beau comme cela. Tu te souviens de ta réaction sur le moment, de tes mots cinglants : « Ne t’acharne pas, je te jure, ça n’en vaut pas la peine ! » Tu te souviens de cette journée où tout se mélangeait, ton désir pour Luc, ta colère de l’entendre dire que la peinture lui suffisait, qu’il n’avait aucun besoin de toi.

Et toi, avais-tu vraiment besoin de lui ?

Tu penses à ce texte que tu n’as jamais terminé, à ce manuscrit en suspens. À ce manuscrit qui t’attend. Il ne lui manque pas grand-chose, finalement. Presque rien.

Tu revois cette toile de Picasso, lors du concours d’entrée aux Beaux-Arts. Cette toile inachevée. Picasso l’avait voulu, bien sûr. C’était son choix. Pourquoi faudrait-il toujours achever ? Tu penses au non finito de Léonard de Vinci, à ses portraits laissés en suspens, et pourtant si parfaits. Savoir s’arrêter au bon moment.

 

— Madame ! Vous m’entendez ? Si vous lisez, il faut payer !

 

Tu règles et tu sors de la gare du Nord, la revue sous le bras. Beaux-Arts Magazine, auquel tu as été abonnée si longtemps, avec Art Press, avec Best, avec Rock & Folk.

 

Quand on était jeunes.

Quand on était peintres.

 

En face de la gare, une affiche annonce la rétrospective Bacon, qui vient de débuter, au Centre Pompidou.

Tu longes le boulevard Magenta.

Magenta n’est pas qu’une couleur. C’est aussi une bataille.

Tu vas rentrer chez toi, vite.

Tu vas lui mettre un point final, à ce manuscrit.

Maintenant, tu vois la fin, oui, tu en connais la chute.

 

La peinture n’est pas morte, Luc, il n’y a que les hommes qui meurent.