Il avait été convenu qu’Emma viendrait prendre son amie chez Mme Goddard. Ce matin-là Henriette ne se sentait guère en train : une heure auparavant, sa mauvaise étoile l’avait conduite à l’endroit précis où, au même moment, une malle portant la suscription : – le révérend Philippe Elton, au Grand Cerf, Bath – était hissée dans la voiture du boucher chargé de la transporter jusqu’à la diligence. Tout dans sa pensée se confondait : le souvenir de la malle et de l’adresse surnageait seul.
Cependant lorsqu’elle descendit de voiture en face de la grande allée, bordée de pommiers, en espalier, aboutissant à la porte d’entrée ; la vue de tout ce qui lui avait procuré tant de plaisir l’automne précédent, lui causa une douce émotion, Emma continua sa route ayant décidé de profiter de l’occasion pour aller voir une vieille domestique mariée et retirée à Donwell. Un quart d’heure après la voiture s’arrêtait de nouveau devant la grille blanche ; au bout de deux minutes Henriette apparaissait sur le perron accompagnée par une des demoiselles Martin qui prenait congé d’elle avec une politesse cérémonieuse.
Henriette, en prenant place à côté d’Emma, était trop émotionnée pour pouvoir donner un compte rendu satisfaisant de la visite, mais peu à peu elle retrouva ses esprits et put faire part de ses impressions à sa compagne :
— Je n’ai vu que Mme Martin et les jeunes filles et j’ai été reçue plutôt froidement ; la conversation a d’abord roulé sur des lieux communs ; tout à fait sur la fin, pourtant, le ton est devenu soudain plus cordial à la suite d’une remarque de Mme Martin sur ma taille ; dans cette même chambre nous avions été mesurées il y a un an : les marques au crayon et les dates étaient encore visibles sur le chambranle de la porte-fenêtre ; c’était M. Martin qui avait fait les inscriptions ; elles semblaient toutes trois se rappeler le jour, l’heure, l’occasion et être prêtes à revenir aux mêmes sentiments de bon accord ; elles commençaient précisément à retrouver, leurs anciennes manières lorsque la voiture réapparut et tout fut fini.
Emma ne pouvait se dissimuler combien les dames Martin avaient dû être offensées ; quatorze minutes à consacrer à celles avec qui, six mois auparavant, Henriette avait été heureuse de passer six semaines ! Elle regrettait sincèrement que les Martin n’occupassent pas un rang social plus élevé, mais, au degré où ils se trouvaient placés, aucune concession n’était possible.
Emma éprouva le besoin d’une diversion et résolut de s’arrêter à Randalls ; mais il n’y avait personne à la maison ; le domestique supposait que ses maîtres avaient dû aller à Hartfield.
— C’est trop fort, dit Emma quand la voiture se fut remise en marche, et maintenant nous allons juste les manquer.
Elle s’enfonça dans le coin pour laisser à son désappointement le temps de s’évaporer. Peu après la voiture s’arrêta, Emma se pencha à la portière et aperçut M. et Mme Weston qui s’approchaient pour lui parler. Elle éprouva un vrai plaisir à leur aspect et se sentit toute réconfortée en entendant la voix de M. Weston :
— Comment allez-vous ? Nous venons de faire une visite à votre père, nous avons été contents de le trouver bien. Frank arrive demain ; j’ai eu une lettre ce matin ; il est aujourd’hui à Oxford et il se propose de passer une quinzaine de jours avec nous ; je m’attendais du reste à cette visite qui nous dédommagera amplement de notre désappointement du mois de décembre : maintenant le temps est tout à fait propice, nous allons pouvoir jouir de sa présence. Les événements ont pris exactement la tournure que je désirais !
Il n’y avait pas moyen de n’être pas gagné par la bonne humeur de M. Weston ; de son côté, avec moins de paroles et d’enthousiasme, Mme Weston confirma la bonne nouvelle, et Emma prit une part sincère à leur contentement. M. Weston fit le récit détaillé de toutes les circonstances qui permettaient à son fils d’être assuré d’une quinzaine d’entière liberté. Emma écouta, sourit et félicita.
— Je ne tarderai pas à l’amener à Hartfield, dit M. Weston en manière de conclusion.
Emma s’imagina que Mme Weston touchait à ce moment le bras de son mari.
— Nous ferons bien de continuer notre route dit Mme Weston ; nous retenons ces jeunes filles.
— Eh bien ! je suis prêt, répondit-il.
Et, se retournant vers Emma, il ajouta :
— Mais il ne faut pas vous attendre à voir un très joli garçon ; ne vous fiez pas à ma description ; il n’a probablement rien d’extraordinaire.
Pendant qu’il parlait, ses yeux brillants indiquaient, du reste, une toute autre conviction.
Emma prit un air de parfaite innocence et de complet désintéressement pour donner une réponse évasive.
— Pensez à moi demain, ma chère Emma, vers quatre heures, dit, d’une voix qui tremblait un peu, Mme Weston en quittant son amie.
— Quatre heures ! Il sera là avant trois heures, croyez-moi, rectifia vivement M. Weston en s’éloignant avec sa femme.
Emma eut l’agréable impression de renaître à la vie : le passé de découragement s’effaçait pour faire place à de nouvelles espérances ; tout revêtait un aspect différent : James et les chevaux lui semblaient avoir perdu l’air endormi ; quand elle regardait les haies elle s’attendait à voir les sureaux en fleur ; sa compagne elle-même paraissait avoir surmonté son chagrin et lui souriait tendrement.
Au bout de quelques minutes, Henriette demanda :
— M. Frank Churchill traversera-t-il Bath après Oxford ?
Cette question était d’assez mauvais augure mais bien entendu Emma ne s’attendait pas à voir Henriette retrouver immédiatement le calme ; d’autre part, il n’eut pas été raisonnable d’exiger, dès à présent une connaissance parfaite de la géographie. Il fallait s’en remettre au temps et à l’expérience des voyages.
Le lendemain, Emma n’oublia pas sa promesse et dès le matin sa pensée était occupée de l’entrevue qui attendait Mme Weston : « Ma chère amie, se disait-elle en descendant l’escalier au moment de sortir après le déjeuner, je vous vois d’ici allant et venant dans la chambre de votre hôte afin qu’il ne manque rien. Il est midi ; demain à cette heure-ci ils viendront probablement faire leur visite. »
Elle ouvrit la porte du salon et vit deux messieurs assis avec son père : M. Weston et son fils. Ils venaient seulement d’arriver et M. Weston finissait à peine d’expliquer que Frank était arrivé un jour à l’avance ; M. Woodhouse en était encore aux politesses de l’accueil et aux félicitations.
Frank Churchill, dont on avait tant parlé se tenait enfin en personne devant les yeux d’Emma ; c’était un très joli homme ; taille, air, tenue, tout était irréprochable ; il avait beaucoup de l’animation et de la vivacité de son père et paraissait intelligent. Elle se sentit immédiatement portée à avoir de la sympathie pour lui ; et de son côté il témoignait clairement, par l’aisance et la cordialité de ses manières, de son désir de faire plus ample connaissance.
— Je vous avais bien assuré hier, dit M. Weston en exultant, je vous avais bien assuré qu’il arriverait avant l’heure fixée. On ne peut pas résister au plaisir de surprendre ses amis et celui qu’on procure compense largement les petits ennuis et la fatigue auxquels on s’est exposé.
— Sans doute répondit Frank Churchill, pourtant je ne prendrais pas la liberté d’agir de la sorte avec tout le monde ; mais en rentrant à la maison je me suis cru tout permis.
Quand il prononça les mots « à la maison », son père le regarda avec plus de complaisance encore. M. Frank Churchill se déclara ensuite enchanté de Randalls ; il trouvait la maison parfaitement aménagée, c’est à peine s’il voulait admettre qu’elle était petite ; il admirait le site, la route qui conduit à Highbury, la petite ville elle-même et surtout Hartfield ; il assurait avoir toujours éprouvé un intérêt spécial pour son pays natal et un grand désir de le visiter. Emma ne put s’empêcher de s’étonner intérieurement qu’il n’ait pas satisfait depuis longtemps une aussi légitime aspiration ; de toute façon ses manières ne dénotaient aucune affectation et son contentement paraissait sincère.
Leurs sujets de conversation furent ceux qui conviennent à une première rencontre. Il posa des questions : « Montait-elle à cheval ? Le voisinage était il nombreux ? Il avait aperçu plusieurs jolies maisons en traversant Highbury ! Donnait-on des bals ? Faisait-on de la musique ? »
Quand Emma l’eut renseigné sur ces divers points, il chercha une occasion pour amener la conversation sur sa belle-mère : il parla d’elle avec admiration et manifesta toute sa reconnaissance pour le bonheur qu’elle procurait à son père.
— Pour ma part, ajouta-t-il, je m’attendais à voir une femme aimable et comme il faut ; je ne savais trouver en Mme Weston une jeune et jolie femme.
— Vous ne sauriez, à mon avis, discerner trop de perfections chez Mme Weston, répondit Emma. Si vous lui donniez dix-huit ans, je vous écouterais avec plaisir, mais elle serait certainement mécontente de vous entendre parler de la sorte ; ne lui laissez pas deviner qu’elle vous est apparue sous la figure d’une jeune et jolie femme.
— Non ; vous pouvez être tranquille, reprit-il en s’inclinant galamment, lorsque je m’adresserai à Mme Weston, je sais de quelle personne il me sera permis de faire l’éloge sans crainte d’être taxé d’exagération.
Tout en causant, Emma observait M. Weston : celui-ci ne cessait de jeter à la dérobée sur leur groupe des regards où perçaient sa satisfaction et son plaisir et lors même qu’il s’efforçait de ne pas regarder, il prêtait l’oreille à leurs propos. Quant à M. Woodhouse il n’avait pas le moindre soupçon du complot tramé contre son repos ; il désapprouvait chaque mariage annoncé, mais ne ressentait jamais aucune appréhension d’un mariage possible : avant d’avoir la preuve de leur complicité, il n’aurait jamais voulu faire à deux personnes l’injure de leur prêter des intentions matrimoniales ! Il pouvait donc sans aucune arrière-pensée s’abandonner à ses sentiments de bonté et de politesse et s’inquiéter des difficultés de tous genres auxquelles, selon lui, M. Frank Churchill avait dû être exposé pendant un si long voyage. Après un temps normal, M. Weston se prépara à partir.
— Je suis forcé de vous dire adieu, dit-il. Je dois m’arrêter à l’hôtel de la Couronne à propos de mon foin et je suis chargé d’un grand nombre de commissions pour Ford ; mais je ne veux presser personne.
Son fils trop bien élevé pour ne pas saisir l’allusion, se leva aussitôt en disant :
— Puisque vous avez à vous occuper d’affaires, Monsieur, je profiterai de l’occasion pour faire une visite. J’ai l’honneur de connaître une de vos voisines, ajouta-t-il en se tournant vers Emma, une jeune fille du nom de Fairfax qui habite Highbury ; je n’aurai pas de difficultés je pense à trouver la maison ; mais peut-être sera-t-il plus prudent, en demandant mon chemin, de d’informer des Barnes ou Bates. Connaissez-vous cette famille ?
— Si nous la connaissons ! reprit son père. Nous avons passé devant la maison de Mme Bates pour venir ici ; j’ai vu Mlle Bates à sa fenêtre. Vous avez, si je ne me trompe, rencontré Mlle Fairfax à Weymouth, c’est une bien jolie personne.
— Il n’est pas indispensable que j’aille présenter mes hommages aujourd’hui même, répondit le jeune homme, mais nous étions dans des termes tels…
— N’hésitez pas. Il convient, Frank, de vous montrer ici particulièrement attentif vis à vis de cette jeune fille ; vous l’avez connue chez les Campbell où elle se trouvait sur un pied d’égalité avec leurs amis, mais à Highbury elle habite avec sa vieille grand’mère qui possède à peine de quoi vivre : si vous n’alliez la voir dès votre arrivée on pourrait interpréter votre abstention comme un manque d’égards.
Le jeune homme s’inclina et parut convaincu.
— J’ai entendu Mlle Fairfax, dit Emma, faire allusion à votre rencontre ; c’est une personne fort élégante, n’est-il pas vrai ?
Il acquiesça avec un « oui » indifférent.
— Si vous n’avez jamais été particulièrement frappa par la distinction de ses manières, reprit-elle, vous le serez je crois aujourd’hui. Vous la verrez à son avantage et vous pourrez causer avec elle… Non, je me trompe, vous ne pourrez sans doute pas ouvrir la bouche, car elle a une tante qui parle sans discontinuer.
— Vous allez rendre visite à Mlle Fairfax, Monsieur ? intervint inopinément M. Woodhouse ; c’est une jeune fille accomplie ; elle habite en ce moment chez sa grand’mère et sa tante ; d’excellentes personnes que j’ai connues toute ma vie ; elles seront je suis sûr très heureuses de vous accueillir. Un de mes domestiques vous accompagnera pour vous montrer le chemin.
— Mon cher Monsieur, je ne saurais accepter à aucun prix ; mon père me donnera toutes les indications voulues.
— Mais votre père ne va pas jusque-là ; il doit s’arrêter à l’hôtel de la Couronne, tout à fait à l’autre extrémité de la rue, et il y a beaucoup de maisons ; vous pourriez être très embarrassé ; la route est mauvaise dès qu’on quitte le trottoir : mais mon cocher vous indiquera l’endroit précis où vous pourrez traverser le plus commodément.
M. Frank Churchill persista à refuser, en s’efforçant de garder son sérieux ; son père lui donna son appui en disant :
— Mon bon ami, c’est tout à fait inutile ; Frank reconnaît une flaque d’eau à première vue et de l’hôtel il n’y a qu’un saut à faire pour arriver chez Mme Bates.
Finalement, M. Woodhouse céda à regret, et, avec une parfaite cordialité, le père et le fils prirent congé.
Pour sa part, Emma fut très satisfaite de cette première entrevue et elle ne doutait pas que son amie de Randalls n’eût retrouvé maintenant toute sa liberté d’esprit.