Sylvie
Afrique
Un samedi, laissant Mama s’occuper de Pascal et de Lucie, Sylvie parcourut le long trajet jusqu’au centre de distribution alimentaire. C’était une structure ouverte avec un toit en tôle soutenu par des poteaux. Une immense file d’attente traversait la place poussiéreuse où se tenait jadis le marché. Sylvie dut rester debout pendant près d’une heure sous le soleil de plomb. Alors que son tour était presque arrivé, la femme devant elle se mit à houspiller le travailleur humanitaire, un jeune Américain à la barbe blonde fournie.
– Je veux la part qui me revient ! réclama-t-elle en agitant sa cruche à moitié remplie d’huile de friture.
Elle attira l’attention d’un casque bleu, qui avait la main posée sur sa mitraillette.
– Désolé, l’arrivage a été moins important que d’habitude, expliqua le jeune homme. Les quantités sont réduites pour tout le monde.
– Même les animaux, on les traite mieux que ça !
La femme ramassa son huile, son maïs, ses haricots et tourna les talons. Sylvie fit un pas vers l’Américain, qu’elle connaissait désormais. Il était en général très affable, mais aujourd’hui, sa patience semblait à bout. Sylvie devina qu’il avait essuyé la colère de tous les réfugiés à propos du rationnement.
– Bonjour, dit-il.
– Good morning, répondit Sylvie en employant l’une des rares expressions qu’elle connaissait en anglais.
Il versa trois tasses d’huile – au lieu des cinq habituelles – dans le bidon qu’elle avait apporté.
– Il y a eu un problème ? demanda la jeune fille.
– Je ne sais pas. On ne me l’a pas dit. Il y a de plus en plus d’affluence chaque semaine, mais l’approvisionnement n’augmente pas. Cette fois, il a même diminué.
Tandis qu’il versait les haricots dans le sac de Sylvie, celle-ci sentit son estomac se nouer, comme ça lui arrivait désormais souvent. Comment arriveraient-ils à se nourrir, si l’on réduisait encore leurs vivres ? Dans l’état actuel des choses, leur ration couvrait à peine les deux semaines avant le ravitaillement suivant. Elle pensa au cassava et à la boîte de viande offerts par Kayembe, et décela le piège qui se cachait derrière la générosité du caïd : c’était comme ça qu’il achetait les gens.
L’Américain mit sur la table un sac de maïs, que Sylvie posa sur sa tête. Elle prit l’huile et les haricots dans chaque main et remercia le jeune homme. Ainsi équilibrée, elle s’éloigna en direction de la piste rouge qui la ramènerait chez elle. Mais elle n’avait pas fini de traverser l’esplanade lorsqu’elle entendit quelqu’un crier son nom.
Du coin de l’œil, elle vit Kayembe, assis à une petite table, à l’ombre d’un arbre, à côté d’un étal improvisé tenu par une grosse femme en boubou et turban assorti. Deux de ses acolytes étaient à une autre table, leur AK-47 en bandoulière. Feignant de ne pas avoir entendu, Sylvie poursuivit son chemin. Mais le poids de ses provisions ne lui permettait pas de se hâter. Quelques instants plus tard, l’homme corpulent qu’elle avait vu parler avec Kayembe devant son ancien magasin se mit en travers de son chemin.
– Mon chef veut discuter avec toi, dit-il.
Poliment, il prit l’huile et les haricots des mains de Sylvie. Il était différent des autres sbires du caïd. D’un autre côté, pensa l’adolescente, c’était une manière efficace de l’obliger à le suivre.
– Tu as reçu la viande que je t’ai envoyée ? demanda Kayembe quand elle s’approcha de lui, escortée par le combattant.
Il se leva légèrement de sa chaise pliante bancale et l’invita d’un geste de la main à prendre place sur celle qui se trouvait en face de lui.
– Oui, merci, répondit-elle en restant debout.
– Je t’en prie, insista-t-il, assieds-toi.
À contrecœur, elle obtempéra et laissa tomber le sac de maïs sur le sol. Elle se demandait comment elle ferait pour récupérer le reste de ses rations. Mais le combattant résolut ce problème en posant l’huile et les haricots à côté du maïs.
– Est-ce qu’Olivier t’a parlé ?
Kayembe se pencha vers elle avec un sourire et envoya son haleine fétide de vieil homme dans ses narines.
– Laisse-moi t’offrir un Fanta, ma chère, ajouta-t-il en faisant signe à la femme en boubou coloré d’apporter une seconde bouteille. Je te promets que je ne te toucherai pas.
Cette précision était plus inquiétante que rassurante : pourquoi devrait-il la toucher ?
– De quoi Olivier était censé me parler ? demanda-t-elle.
Il écarta les mains, comme pour lui accorder sa bénédiction.
– De ma demande en mariage, ma chère.
Il attendit avec un sourire que Sylvie digère le grand honneur qu’il était en train de lui faire. La jeune fille était choquée. Comment Olivier avait-il seulement pu envisager une idée aussi révoltante ? Ils restèrent silencieux tandis que la femme posait une bouteille de Fanta devant Sylvie.
– J’en déduis qu’il ne t’a pas encore transmis ma proposition, dit Kayembe en déchiffrant son expression.
– Je ne veux pas me marier avec vous, dit-elle froidement.
Comme s’il ne l’avait pas entendue, il aspira une longue gorgée de Fanta. Sylvie ne voulait pas toucher au sien. Puis il rota avant d’expliquer :
– Voici la situation. J’ai besoin de quelqu’un de confiance pour m’aider dans mes affaires.
– Je n’y connais rien.
– Je t’apprendrai. Olivier m’a dit que tu étais très intelligente et bonne en maths.
Il attendit sa réponse, mais Sylvie resta muette.
– Une fois qu’on sera mariés, je m’occuperai de toi et de ta famille, reprit-il. Je vous aiderai et vous protégerai, exactement comme je le fais avec Olivier.
– Comment est-ce que vous l’aidez ?
Kayembe sourit.
– Disons qu’on s’entraide, Olivier et moi.
Sylvie répéta d’un ton catégorique :
– En tout cas, je ne veux pas me marier avec vous.
Il allongea le bras et caressa doucement le menton de la jeune fille de ses gros doigts. Elle se déroba, et il retira sa main.
– Prends ton temps avant de te décider. Tu serais ma femme, les gens te respecteraient. De plus (il leva son index vers son visage et suivit le tracé de sa cicatrice), tu n’es pas en position de faire la fine bouche.
Dégoûtée, Sylvie bondit en arrière, renversant la table et envoyant les bouteilles de Fanta rouler dans la poussière. La rage déforma aussitôt les traits du visage large de Kayembe. Ce gros homme juché sur sa chaise branlante avait l’air ridicule, mais la scène n’avait rien de comique, et Sylvie était terrifiée.
– Pour qui tu te prends ? hurla-t-il.
Ses sbires se hâtèrent de redresser la table devant lui. Il abattit son poing dessus si violemment qu’il faillit la briser.
– Je pourrais m’acheter une centaine de filles comme toi dans la rue ! fulmina-t-il. Ce que je t’offre, c’est de devenir la femme d’Hervé Kayembe !
Il se tut un instant pour reprendre son souffle et se calmer. Et puis, d’un coup, il redevint charmant et souriant, bien que la violence fît encore frémir son visage :
– Pardon, ma chère. Mon offre te surprend sans doute. Je comprends que tu aies besoin d’un peu de recul pour t’y habituer. (Il se pencha vers elle et leva les yeux pour la regarder.) Écoute : dans notre pays, il y a de nouvelles occasions qui se présentent. Pendant un temps, les Américains ont abandonné le commerce du coltan au Congo mais maintenant, les Chinois veulent en acheter, et je sais comment le faire sortir du pays et le revendre. Un jour, bientôt, je retournerai dans le Nord-Kivu en homme riche, et je te ferai construire une grande maison là-bas.
– Mais les Maï-Maï vous tueront si vous y retournez.
– Ils sont trop occupés à empêcher les milices rwandaises de traverser la frontière, répliqua-t-il en haussant les épaules. Et puis ils peuvent compter sur mon soutien, en échange d’une part convenable des profits.
L’estomac de Sylvie fit un bond.
– Les Maï-Maï ont tué mon père et votre famille !
Ils l’avaient aussi violée, ainsi que sa mère, mais elle passa cet épisode sous silence. Kayembe écarta les bras et ouvrit largement les mains.
– Les choses changent. Les ennemis deviennent des amis. En tout cas, les affaires sont les affaires. Il y a du coltan dans notre pays, qui attend d’être commercialisé. Pourquoi ne devrions-nous pas nous enrichir, plutôt que ces diables de Rwandais ?
Il se leva et tendit la main pour caresser la joue de Sylvie, qui se détourna avec dégoût.
– Nous serons riches ensemble, dit-il comme si de rien n’était.
Sylvie sentit un poids oppresser sa poitrine.
– Vous pouvez avoir n’importe quelle fille. Demandez à une autre.
Le sourire s’effaça du visage de Kayembe. Il s’approcha de Sylvie, puissant et dangereux.
– Ton frère est l’homme de la famille, et il m’a donné sa parole. Les hommes commandent aux femmes, ce n’est pas le contraire.
– Vous êtes un démon, lança Sylvie.
Elle attrapa son huile et ses haricots secs et prit la fuite, abandonnant le lourd sac de maïs derrière elle, tant elle avait hâte de s’éloigner de cet individu.
Kayembe ne la suivit pas, mais elle savait – et il savait – que ce n’était pas nécessaire. Il possédait cet endroit, il possédait Olivier, et s’il la voulait, il la posséderait, elle aussi. Tant qu’elle resterait à Nyarugusu, Sylvie serait à la merci de cet homme terrible. « Si seulement papa était vivant ! » se dit-elle. Jamais son père ne l’aurait forcée à se marier.
Puis elle pensa au maïs qu’elle avait abandonné. Sa fierté lui interdisait de retourner le chercher. Mais que mangerait sa famille les deux semaines suivantes ?
Ainsi se dirigea-t-elle vers la clinique, en espérant de tout cœur que le docteur Pierre travaillait ce jour-là. Elle avait besoin de son aide. Tout de suite.