Sylvie
Afrique

Sylvie entra dans la clinique en portant toujours ses rations d’huile et de haricots à bout de bras. Une infirmière tanzanienne, Neema, était assise à l’accueil en train de lire un roman : il n’y avait aucun patient, et elle était de ceux qui savent tirer parti d’un temps mort.

– Le docteur Pierre est là ? demanda Sylvie.

– Elle termine à 15 heures le samedi, répondit Neema, sans vraiment lui prêter attention.

La jeune fille savait qu’elle ne l’aimait pas, sans doute parce qu’elle estimait qu’une Congolaise comme Sylvie n’avait pas à frayer avec les médecins.

– Reviens lundi, conclut-elle.

– Je ne peux pas attendre jusqu’à lundi !

Neema leva le menton de façon à toiser Sylvie.

– Eh bien tu vas devoir attendre.

Mais Sylvie savait où trouver le docteur. Elle quitta la clinique et prit la direction de l’enclave des travailleurs étrangers. Elle avait des scrupules à la déranger là, mais il le fallait. Mélissa était son seul espoir d’échapper au piège matrimonial tendu par Kayembe, apparemment avec l’aide d’Olivier. Elle emprunta un chemin qui passait derrière la clinique et menait à la Zone 1, baissant la tête pour éviter les œillades des hommes qu’elle croisait. Des femmes en train de préparer à manger sur des feux de camp lui lancèrent des regards hostiles qui lui signifiaient bien qu’elle était une intruse. L’odeur de la cuisine lui rappela le sac de maïs qu’elle avait dû ­abandonner derrière elle.

L’enclave étrangère était protégée par une haute barrière de ronces. Les réfugiés n’étaient pas autorisés à y pénétrer, sauf pour livrer de la nourriture ou d’autres produits. Un casque bleu était posté à la grille. C’était un Asiatique, mais Sylvie ne reconnut pas le drapeau de son pays cousu sur son uniforme.

– Laissez-moi passer s’il vous plaît, je dois parler à quelqu’un, dit-elle en essayant de ravaler sa peur.

– Pas réfugiés !

Il ne maîtrisait manifestement pas très bien le français.

– Mais je travaille à la clinique ! Il faut que je voie un des docteurs.

Le soldat ne semblait pas comprendre.

– Va-t’en ! ordonna-t-il en agitant son fusil sous le nez de la jeune fille.

– Il y a un problème ?

Sylvie se retourna et vit s’approcher l’assistant américain, qui revenait du centre de distribution alimentaire.

– Il faut que je voie le docteur Pierre, dit Sylvie.

L’Américain prit un air méfiant. Peut-être avait-il eu sa dose d’altercations avec des Congolais ce jour-là.

– Je vous en prie, insista la jeune fille. Je m’appelle Sylvie. Elle me connaît. Je travaille pour elle à la clinique.

Il réfléchit quelques instants avant de dire au garde :

– C’est bon, laissez-la passer.

De l’autre côté de la grille, Sylvie découvrit un campement de tentes vertes : l’installation avait l’air temporaire, comme si les étrangers étaient prêts à plier bagage et à quitter Nyarugusu du jour au lendemain. Des hommes et des femmes blancs, assis sur des chaises pliantes en toile, sirotaient des bières dans la lumière de l’après-midi finissant. Parmi eux se trouvait le docteur Van de Velde, le directeur de la clinique. Lorsqu’il vit Sylvie entrer avec le bénévole, il se leva de sa chaise et vint à leur rencontre.

– Elle n’est pas censée être ici, gronda-t-il. Qu’est-ce que tu fabriques, Martin ?

– Elle dit qu’elle travaille à la clinique, répliqua le jeune Américain avec un haussement d’épaules.

Van de Velde regarda Sylvie et sembla la reconnaître.

– Seuls les contractuels sont autorisés à pénétrer dans l’enclave, dit-il.

– Elle veut seulement parler avec Mélissa, intervint Martin.

Il avait l’air de défendre la jeune fille, ce qui lui valut un regard noir du docteur, qui était de loin son aîné.

– S’il vous plaît, renchérit Sylvie, j’ai juste quelque chose à lui dire et je m’en vais.

Van de Velde fronça les sourcils. Puis il se retourna à contrecœur et cria :

– Mélissa !

La jeune femme sortit d’une des tentes. Elle avait l’air plus juvénile qu’à l’hôpital. Sylvie fut surprise de voir qu’elle portait un short et un top léger. Jamais une Congolaise ne se serait habillée comme ça.

– Il y a un problème ? demanda-t-elle en s’approchant.

– Il faut que je vous voie, murmura Sylvie d’un ton pressant.

Mélissa comprit la prière muette de la jeune fille, qui voulait manifestement lui parler en privé.

– Viens dans ma tente.

– D’accord, mais ça ne doit pas devenir une habitude ! grommela Van de Velde, tandis que les deux femmes s’éloignaient.

– Je suis désolée de vous avoir causé des problèmes, murmura Sylvie.

– Ne fais pas attention à lui. Qu’est-ce qu’il peut faire ? Me licencier ?

À l’intérieur de la tente, il n’y avait que deux lits de camp et un meuble de rangement en plastique sur lequel trônait la photo encadrée d’une famille africaine bien habillée : deux filles ressemblant à Mélissa, et un homme et une femme plus âgés.

– Mes parents et mes sœurs, expliqua le docteur.

Sylvie détailla la photo. Cette famille semblait joviale et bien dans sa peau, comme Mélissa elle-même.

– Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta-t-elle. De quoi tu veux me parler ?

– Quand est-ce que je pourrai aller au Canada ? Il faudrait que je parte vite !

– Pourquoi ?

– S’il vous plaît, combien de temps ça va prendre ?

– Je ne sais pas exactement, mais ces choses-là ne se font pas instantanément.

– Je suis très pressée !

Mélissa leva les mains pour calmer sa protégée.

– Il n’y a pas si longtemps, tu étais en colère contre moi parce que je te mettais la pression, dit-elle. Qu’est-ce qui s’est passé ?

Sylvie se mit à trembler.

– Olivier a dit à Kayembe que j’allais l’épouser. J’ai été trahie par mon propre frère.

La surprise s’afficha sur le visage de Mélissa, puis la colère.

– Je vais lui parler...

– Non ! C’est trop dangereux. Olivier est devenu l’un des hommes de Kayembe.

– Comment ça ? Qu’est-ce qu’il fait pour lui ?

– Il ne veut pas le dire. Mais maintenant, il sait conduire un camion. Kayembe m’a dit qu’il faisait sortir du coltan du Nord-Kivu. Peut-être qu’Olivier travaille pour lui comme convoyeur.

Elle avait parlé d’une traite, les mots se bousculant désormais dans sa bouche.

– C’est de la contrebande, dit Mélissa lorsque la jeune fille reprit son souffle. Je vais dénoncer Kayembe aux autorités tanzaniennes et ils vont l’expulser. Et s’il n’est plus là, il ne pourra pas t’obliger à l’épouser.

– Non ! Si vous vous mettez en travers de son chemin, il vous fera du mal.

Sylvie se rendit aussitôt compte que son avertissement s’appliquait aussi à elle-même. « Si je refuse, il va me faire du mal. Pas seulement à moi, mais aussi à ma famille. »

Mélissa secoua la tête d’un air dégoûté :

– Il croit diriger cet endroit ou quoi ?

– Il le dirige vraiment.

Le docteur fixa sa protégée, comme si elle prenait lentement la mesure de la complexité de la situation.

– Suis-moi. Il y a quelqu’un à qui on devrait parler, finit-elle par dire.

Elles sortirent de la tente et traversèrent d’un pas rapide une esplanade jusqu’à une case métallique de forme arrondie. À l’intérieur, Mélissa s’assit devant un ordinateur portable, qui rappela à Sylvie celui de son père, sauf qu’il était flambant neuf.

– Tu sais utiliser Skype ? demanda-t-elle.

– Quoi ?

– Tu vas voir.

Mélissa pianota sur le clavier. Une sonnerie se fit entendre puis, au bout de quelques instants, un jeune homme blanc au visage mince et aux cheveux roux apparut sur l’écran. De nombreux livres s’entassaient sur une étagère derrière lui. Mélissa sourit.

– Alain ! Ouf, tu es là !

– Tout va bien ? D’habitude, tu n’appelles pas si tôt.

Remarquant l’air inquiet du jeune homme, Sylvie se demanda s’il était le petit ami de Mélissa. Sa voix leur parvenait avec un léger retard, et le flux d’images était haché.

– Ne t’en fais pas, je vais bien. Il y a quelqu’un à côté de moi qui aimerait te parler.

Mélissa se leva et fit signe à Sylvie de prendre sa place :

– C’est mon ami Alain, de Montréal. Il sait déjà beaucoup de choses sur toi.

Freinée par la timidité, Sylvie hésita.

– Vas-y ! insista Mélissa avec un sourire d’encouragement.

La jeune fille s’assit et regarda l’écran, où elle pouvait voir sa propre image à l’intérieur d’une petite fenêtre dans un coin. Le visage d’Alain s’illumina lorsqu’il la reconnut.

– Sylvie ! s’exclama-t-il. J’étais justement en train de parler de toi avec des amis.

Elle ne savait que répondre. Mélissa se pencha de façon à ce qu’elles soient toutes les deux visibles dans la petite fenêtre.

– Alain, raconte à Sylvie ce qui se passe.

– Bien sûr ! Alors voilà : on a lancé une campagne sur Internet pour lever des fonds et te faire venir au Canada.

– Une quoi ? demanda Sylvie.

– Alain dirige un site qui surveille les opérations minières au Congo, expliqua le docteur. Leur but, c’est de faire connaître au plus grand nombre les souffrances ­causées par la guerre pour le coltan et d’autres minerais.

– Sur ce site, poursuivit le jeune homme, on informe les gens sur ce qui t’est arrivé dans ton pays et sur ta situation actuelle en Tanzanie.

– En substance, précisa Mélissa, pour que tu puisses aller au Canada, il faut que tu sois parrainée par des gens disposés à s’occuper de toi. Mes parents seraient prêts à le faire, mais ils sont à la retraite et ne gagnent pas beaucoup d’argent. Alain utilise le site pour réunir la somme qui te permettra de finir tes études secondaires à Montréal puis de travailler.

Le cœur de Sylvie fit un bond.

– Merci ! bredouilla-t-elle à l’intention des deux Canadiens. Merci infiniment !

– On ne peut pas brûler les étapes, l’avertit Mélissa. On pense qu’on aura besoin de cinquante mille dollars pour couvrir tes dépenses jusqu’à ce que tu termines le lycée. Et il nous en faudra encore plus si tu entreprends des études universitaires.

Pour Sylvie, c’était une somme d’argent inimaginable.

– Quand les gens voient ta photo sur le site, poursui­­vit Alain, ils commencent à comprendre ce qui se passe chez vous.

Elle se décomposa. Elle savait qu’Internet couvrait toute la planète : maintenant, des gens du monde entier pouvaient observer la laideur de sa balafre. Son cœur se serra. Voyant sa panique, Mélissa posa doucement sa main sur l’épaule de la jeune fille. Alain eut l’air inquiet.

– Il y a un problème ?

– C’est la photo, expliqua Mélissa. Sylvie est très sensible au sujet de...

Elle n’eut pas besoin de terminer sa phrase. Alain parut comprendre.

– Je suis désolé, dit-il. J’ai pensé que nous avions ton autorisation. On va l’enlever.

– Non, ne fais pas ça, répliqua le docteur d’un ton catégorique.

Sylvie se tourna vers elle avec surprise.

– Écoute, tu es libre de ton choix, reprit Mélissa, mais dis-toi bien que les gens ont besoin d’être informés sur le coût humain des objets de leur quotidien, comme les portables. Ils ne savent pas que des existences sont détruites à cause de minerais du type coltan. Alors en voyant ton image et en découvrant tes conditions de vie, ils commenceront à comprendre ce qui se passe en RDC. Tu pourrais aider beaucoup d’autres Congolais.

Sylvie détourna le visage. Le docteur tenta de l’amadouer :

– Si seulement tu pouvais te voir comme les autres te voient : comme une belle fille, une fille intelligente, une fille forte...

– Je m’en fiche, des autres, dit Sylvie d’une voix altérée. Ce qui m’intéresse, c’est ma famille.

– N’oublie pas qu’un jour, tu seras en mesure de les aider.

L’espoir et la peur tiraillaient Sylvie. Voyant son tourment, Mélissa exerça une pression de la main sur son épaule.

– Pardon, dit-elle. Je suis trop insistante.

Elle se tourna vers Alain :

– Laissons-lui le temps de la réflexion.

Mais Sylvie était déjà en train de réfléchir : il fallait qu’elle fasse tout son possible pour tirer sa famille des griffes de Kayembe et la faire sortir de Nyarugusu. C’était ce que son père aurait attendu d’elle, même si ça signifiait exposer sa laideur au monde entier. Elle regarda l’écran de l’ordinateur et dit :

– Vous pouvez utiliser ma photo.

– Bien !

– Mais il faut que ma famille vienne avec moi. Tous. Ma mère, ma sœur, et mes deux frères.

Mélissa et Alain hésitèrent.

– Sylvie, c’est beaucoup plus compliqué, répliqua le jeune homme.

– Je ne pars pas sans eux. Ils doivent tous venir.

Mélissa respira profondément :

– D’accord, acquiesça-t-elle au bout d’un moment.

– Mais, ma chérie..., commença à objecter Alain.

– Je sais que ce ne sera pas facile, mais il faut qu’on trouve un moyen.

Il n’avait pas l’air convaincu. Voyant l’expression déterminée de Mélissa, Sylvie reprit courage. Dans la lutte qui faisait rage en elle, elle laissa l’espoir l’emporter sur la peur.

Il faisait presque noir lorsque Sylvie rentra chez elle avec les haricots et l’huile. Tandis qu’elle se hâtait le long de la piste qui menait à la Zone 3, chaque ombre la faisait sursauter. Il n’était déjà pas très sûr pour une fille seule de traverser le camp de jour, mais la nuit, beaucoup d’hommes supposaient qu’ils avaient affaire à une prostituée.

Une question la tourmentait : comment allait-elle justifier l’absence du maïs ? Cependant, quand elle entra dans leur case éclairée par la lampe à kérosène, elle fut surprise de découvrir Mama et Lucie assises sur le sol en terre battue, en train de mesurer des poignées de farine de maïs provenant d’un sac bien rempli. Des conserves de viande et de poisson s’empilaient à côté du sac, mais il y avait aussi des tomates et une aubergine.

– D’où viennent ces provisions ? demanda Sylvie, soupçonneuse.

– Des soldats les ont apportées ! répondit Lucie, ses petits doigts tout gluants de pâte.

« Voilà comment Kayembe pense m’acheter ! » se dit Sylvie. Elle avait envie de prendre les aliments et de les jeter dehors. Mais si elle le faisait, que mangeraient-ils ?

– Tu es trop paresseuse pour porter toi-même le maïs ? demanda Mama tandis que Sylvie posait l’huile et les haricots.

Comme sa fille ne répondait pas, elle fit claquer sa langue et ajouta :

– Les cadeaux ont toujours un prix.

« Elle croit que j’ai couché avec lui ! » Le visage de l’adolescente était brûlant d’humiliation.

– Je ne veux pas de ses cadeaux, et je n’ai rien fait pour les obtenir !

Assis sur sa natte, son petit frère faisait sauter un caillou entre ses mains. Sylvie le vit faire la moue.

– Qu’est-ce qui ne va pas, Pascal ?

Il ne répondit pas.

– Mama dit que tu vas partir. C’est vrai, Sylvie ? demanda Lucie.

La jeune fille comprit pourquoi Pascal boudait. Elle lui avait promis qu’elle ne le quitterait jamais. Elle jeta un regard noir à Mama, qui continuait à former des boulettes de pâte pour les faire frire. Qu’espérait-elle obtenir en mettant les petits au courant ? Voulait-elle les monter contre elle ?

– Pour aller où ? demanda Pascal sur un ton de défi.

– Au Canada.

– C’est quoi, le Canada ? demanda Lucie.

– C’est un pays d’Amérique du Nord. De l’autre côté de l’océan. On va tous y aller. Pascal, tu m’entends ? Tous.

– On ferait mieux de rentrer chez nous, lança Mama, les yeux toujours rivés à la pâte. Pense à ton père. Qu’est-ce qui va se passer si personne n’est là, à son retour ? S’il le faut, je mourrai en attendant Patrice. Si tu t’en vas, tu partiras sans moi.

Sylvie regarda alternativement Mama et Pascal, qui faisait sauter son caillou de plus en plus vite entre ses mains, l’air furieux. Elle ne pouvait pas rompre sa promesse et le laisser, pas plus qu’elle ne pouvait abandonner Mama. Soit ils iraient tous au Canada, soit ils resteraient tous là. Et s’ils restaient, le seul moyen de protéger sa famille était de se donner à Kayembe. Elle maudit l’espoir qui lui avait fait croire à une autre solution. Mais c’était de sa faute : elle avait laissé son cœur s’élever, il tombait maintenant de plus haut.