Fiona
Amérique du Nord
Au début de l’été, Fiona trouva un petit boulot à temps partiel à la buvette de Kitsilano Beach, où elle servait des hamburgers, des frites et des esquimaux aux nageurs et aux véliplanchistes. De toutes les plages de Vancouver, Kits était celle qui rappelait le plus la Californie. C’était le lieu branché dont raffolaient les moins de trente ans, qui exhibaient leurs corps sexy dans des maillots de bain provocants.
Fiona ne tenait pas à participer au concours de bronzage, mais elle profitait de la proximité de la mer et elle aimait bien sa chef, Cathy. Pourtant, vers le milieu du mois de juillet, la seule vue d’un hot dog lui était devenue insupportable et ses amis lui manquaient terriblement. Tous, semblait-il, passaient l’été en colonie de vacances ou avec leur famille.
Son téléphone portable lui manquait aussi, plus que jamais. Sans lui, il était beaucoup plus compliqué de rester en contact avec Lacey, Megan et Brit. Elle avait espéré que son père céderait et lui en achèterait un sans la faire mariner jusqu’à son anniversaire, mais non. Monsieur « Apprends-ta-Leçon » tenait bon.
Un dimanche au début du mois d’août, ce dernier organisa un barbecue dans son jardin. Fiona prit le bus qui franchissait le pont de Lions Gate pour se rendre à West Vancouver, le quartier où il vivait avec sa nouvelle famille. C’était l’occasion rêvée de revenir à la charge.
– Tu gagnes de l’argent maintenant, tu ne devrais pas tarder à avoir de quoi te payer un téléphone de base, rétorqua son père lorsqu’elle souleva la question, avant le déjeuner.
– Mais personne n’a un téléphone de base ! J’ai besoin d’Internet.
– Un smartphone est un luxe, pas une nécessité. Je suis sûr que tu peux vivre sans être sur Facebook vingt-quatre heures sur vingt-quatre, observa-t-il en retournant des steaks de saumon sur un gril en acier inoxydable de la taille d’une petite voiture.
Fiona jeta un regard à la piscine en forme de haricot et au mobilier d’extérieur plus joli que celui du salon de sa mère. Elle leva les yeux au ciel. Son père ne se refusait pas vraiment sa part de luxe, lui !
– Papa, sérieux ! Tu me condamnes à la mort sociale.
– Elle a raison, Dave, renchérit Joanne, qui venait d’apparaître dans le patio en sortant par la porte-fenêtre de la cuisine.
Joanne, blonde et guillerette, était l’exact opposé de la mère de Fiona. Par loyauté, la jeune fille avait longtemps essayé de ne pas aimer sa belle-mère, mais sa résistance s’était révélée vaine. Joanne était plus jeune que les parents de Fiona. Et elle savait ce qu’elle voulait.
– Le portable, ajouta-t-elle, c’est tout pour les jeunes d’aujourd’hui. Et puis c’est aussi une question de sécurité. Personnellement, je ne laisserais jamais Brandon ou Katie quitter la maison sans le leur.
Tous trois tournèrent les yeux vers les deux enfants, qui étaient allongés sur des chaises longues près de la piscine. Le garçonnet, onze ans, jouait à Angry Birds sur une tablette, et la fillette, six ans, utilisait un programme pour dessiner avec le doigt sur le portable à écran tactile de sa mère.
– Par cette belle journée d’été, grommela leur père, regardez-moi ces enfants collés à leurs petits écrans.
– Hé, Brandon, dit Fiona, qui voulait obtenir le soutien de son demi-frère, papa va te confisquer ton portable.
– Ça va pas, la tête ? s’écria le garçon en levant les yeux de son jeu.
– Mais non, le rassura Joanne, elle plaisante.
– Papa, s’il te plaît, plaida Fiona, donne-moi mon cadeau quelques semaines avant mon anniversaire.
– C’est non, ma fille.
Elle comprit à son ton qu’il était inutile d’insister.
– Super, ronchonna-t-elle, je vais être exclue de la société pendant tout le reste de l’été.
Elle se dirigea vers la piscine, enlevant la tunique qu’elle portait sur son maillot de bain.
– Hé, le déjeuner est presque prêt ! cria son père.
– Je sais.
« Et je m’en fiche », pensa-t-elle.
Elle était sur le point de plonger lorsque le dessin de Katie attira son attention. La fillette avait tracé un visage en forme de ballon avec de gros yeux ronds.
– Bravo, c’est super ! mentit Fiona.
Katie plaça son doigt au-dessus de l’œil droit et traça une ligne diagonale jusqu’à la joue gauche. Fiona fut intriguée :
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
– Quoi, ça ? demanda Joanne, qui s’approcha pour regarder. Oh, mais Katie, c’est fantastique !
Sa voix était passée à l’octave supérieure. À ses yeux, Brandon et Katie étaient de petits génies. Fiona les aimait bien, mais l’enthousiasme de leur mère était souvent un peu exagéré.
– C’est cette fille, là, expliqua Katie.
– Quelle fille ? demanda Joanne.
– Celle que j’ai vue sur ton ordi, dans tes pages favorites.
Elle cliqua sur la souris et un blog apparut sur l’écran, où s’affichait la photographie d’une jeune fille noire avec une cicatrice en travers du visage.
– Katie ! la gronda sa mère, je ne veux pas que tu fouilles dans mes favoris, d’accord ? Des images comme ça ne sont pas faites pour les enfants.
– Des images comme quoi ? demanda le père de Fiona, qui s’activait toujours devant le gril.
Joanne lui apporta l’ordinateur.
– Oh non, pas elle, gémit-il. Les médias m’ont harcelé toute la semaine à cause d’elle. Pourquoi elle fait partie de tes favoris ?
– Quelqu’un de mon club de lecture m’a envoyé le lien. Son histoire est bouleversante.
Fiona s’approcha pour regarder. Sous la photo de la fille s’étalait une légende : Aidez Sylvie !
– Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-elle. Il faut l’aider à faire quoi ?
– Elle vit dans un camp de réfugiés quelque part en Afrique, expliqua Joanne. Ils essaient de la faire venir au Canada.
Fiona se tourna vers son père :
– Qu’est-ce qu’elle a à voir avec toi ?
– Rien, justement ! Les opérations de notre société au Congo sont tout à fait éthiques. On trouve beaucoup de désinformation sur Internet. Raison de plus pour que tu y aies un accès limité, ajouta-t-il en agitant sa fourchette de barbecue sous le nez de Fiona.
– Mais qu’est-ce qui est arrivé à son visage ?
– On peut changer de sujet, s’il te plaît ?
– Oui, qu’est-ce qui est arrivé à son visage, maman ? renchérit Katie.
– Je ne sais pas, ma chérie, répliqua Joanne, qui ferma le site d’un clic.
Elle tendit l’ordinateur à sa fille.
– Mais je suis sûre qu’elle va très bien, maintenant.
La petite retourna à son dessin. Joanne fit un geste à Fiona, qui signifiait : « Ne va pas voir ce site ! » Si son père n’avait pas été aussi têtu au sujet du smartphone, elle aurait pu le « googler » immédiatement.
– Venez tous vous servir ! cria-t-il en déposant les steaks de saumon dans un plat.
Fiona releva la capuche de sa tunique sur sa tête. La baignade attendrait un peu. Pareil pour son Smartphone.
Quand son père la ramena ce soir-là, Fiona trouva l’appartement vide : sa mère n’était pas encore rentrée de son week-end en camping avec ses amis. Pour une fois, pensa-t-elle, le compte rendu qui suivait immanquablement ses visites chez son père lui serait épargné.
Dans sa chambre, elle alluma son ordinateur portable pour consulter Facebook. Quelques amis avaient posté des messages depuis sa dernière visite, la veille. Megan ne rentrerait pas de colonie avant la semaine suivante. Lacey se plaignait d’être retenue captive dans la cabane en rondins de ses parents pendant encore quinze jours. Quant à Ryan, il avait actualisé sa photo de profil : il avait dû faire de la gym depuis leur rupture, car il paraissait moins ridiculement maigre ; en fait, il était même assez musclé. Mais Fiona s’en fichait. Jamais elle ne lui pardonnerait d’avoir suggéré qu’elle était une fille facile.
Fiona se rappela le dessin de Katie et tapa quelques mots-clés dans le moteur de recherche. Congo... mines... Sylvie. Une page apparut avec la photo de la jeune Africaine accompagnée des mots Aidez Sylvie ! Le site tentait de réunir des fonds pour lui permettre d’immigrer au Canada. « Encore de la culpabilité... ça suffit ! pensa Fiona. Moi, je n’ai même pas assez d’argent pour m’acheter un téléphone. » Pourtant, il y avait quelque chose de fascinant dans l’image de cette fille. Elle regardait fixement la caméra avec un regard étrange. Mi-furieux, mi-effrayé. Qu’est-ce que je fais là ? semblaient demander ses yeux. Le site n’expliquait pas l’origine de la longue balafre qui la défigurait. Une vidéo attira l’attention de Fiona : elle cliqua sur l’icône.
On voyait Sylvie marcher le long d’une piste en terre rouge, dépassant des cases en pisé et des arbres rabougris. Elle s’adressait à la caméra par-dessus son épaule, en français, une langue que Fiona ne connaissait pas. Et les sous-titres en anglais étaient si flous qu’elle avait du mal à les lire.
Sylvie se dirigea vers une des cases, devant laquelle une fillette à peu près de l’âge de Katie, assise sur le sol dans une robe miteuse, jouait avec une poupée en bois. Un garçonnet un peu plus jeune que Brandon faisait la moue, debout sur le seuil. L’image devint sombre lorsque la caméra suivit la jeune fille à l’intérieur de la case. On entendit la voix d’une femme en colère crier quelque chose, et la fille répondit en criant elle aussi. Fiona eut un sourire en coin. « Ça doit être sa mère », se dit-elle. Sur le plan suivant, une femme ratatinée sortit de la case. Elle cligna des yeux dans la lumière et fit des gestes faibles des mains pour chasser la caméra. Sylvie revint dans le champ, et la femme se mit à lui hurler dessus dans une langue africaine. « Oui, c’est sa mère », pensa Fiona.
Elle était si captivée par la vidéo qu’elle sursauta en entendant frapper à sa porte.
– Salut ! Je peux entrer ?
« Quand on parle du loup... » La mère de Fiona fit irruption dans la chambre sans attendre de réponse.
– Je viens à peine de rentrer !
Elle planta un baiser sur le front de sa fille. Elle sentait le feu de bois et ses cheveux bouclés étaient en bataille autour de son visage couvert de taches de rousseur.
– Comment s’est passé ton week-end ? Oh, elle ! s’exclama-t-elle dans la foulée en repérant Sylvie sur l’écran.
Elle s’assit au bord du lit dans ses vêtements sales et se mit à parler des victimes de la guerre, comme un moulin à paroles, pendant une minute. « Encore plus de culpabilité », pensa Fiona.
– Tu as envoyé de l’argent à ce site, non ? demanda-
t-elle lorsque sa mère s’arrêta pour reprendre son souffle.
– Bien sûr que j’en ai envoyé.
– Mais maman, tu arrives à peine à payer le loyer !
Les articles qu’elle écrivait pour des magazines ne rapportaient pas lourd, ce n’était un secret pour personne. Elle croisa les bras sur sa poitrine.
– Je vais me débrouiller pour payer le loyer, chérie, répliqua-t-elle.
La jeune fille n’avait pas envie de se disputer. Elle se tourna vers son écran d’ordinateur, arrêta la vidéo et fit semblant de lire les posts de Facebook. Pendant un moment, ni l’une ni l’autre ne parla.
– Très bien, finit par dire la mère de Fiona d’un ton sec en se levant du lit. Message reçu cinq sur cinq. On se verra demain matin.
– Maman ? dit la jeune fille quand sa mère fut à la porte.
Elle se retourna.
– Qu’est-ce que cette Sylvie a à voir avec papa... je veux dire, avec son boulot ?
– Pourquoi tu me demandes ça ?
– Il a dit un truc sur le fait qu’il avait été harcelé par les journalistes à cause d’elle.
La mère de Fiona ouvrit la bouche pour répondre, puis se ravisa.
– Je ne sais pas, fit-elle. Bonne nuit, ma chérie, dors bien.
Son mensonge était si flagrant que le message était clair : ce ne serait pas juste de dire du mal de ton père.
Elle referma la porte derrière elle. Comme souvent, Fiona resta seule avec ses questions : comment ses parents avaient-ils fait pour tomber amoureux, autrefois ?
Le lundi, Fiona attaqua le travail à la buvette à 11 heures. Au début, il ne se passa pas grand-chose : les jeunes sexy de Kits Beach aimaient bien faire la grasse matinée le lundi matin. Tout en nettoyant les distributeurs de ketchup et de moutarde, elle comptait mentalement le nombre de salaires qui lui seraient nécessaires pour pouvoir se payer un smartphone.
– Hé, Fiona.
Tirée brusquement de sa rêverie, la jeune fille leva les yeux. Ryan était debout devant la fenêtre des commandes, torse nu, sans doute pour exhiber les abdominaux qu’il avait acquis pendant l’été.
– Salut, répondit-elle d’un ton désinvolte.
Il était la dernière personne qu’elle avait envie de voir.
– Comment ça se passe ? demanda-t-il.
– Bien. Et toi, ça va ?
– Oui. Je viens de rentrer de colo. J’étais assistant animateur cette année.
– Cool. Je peux te servir quelque chose ?
– Oui, une grande assiette de fish and chips, répondit-il après avoir étudié le menu.
Fiona tapa sa commande sur la caisse enregistreuse.
– Tu veux boire quelque chose ?
– Un coca.
– Ça marche.
– Il y a un truc qui cloche ?
– Pourquoi tu me demandes ça ?
Il se renfrogna, visiblement énervé par la froideur de Fiona. Elle espérait qu’il comprendrait à demi-mot et décamperait. La situation était si bizarre ! Mais non, il restait planté là.
– Tu pourrais quand même me parler, dit-il en secouant la tête.
– Mais je te parle !
– Pourquoi tu fais la salope ?
– Je ne fais pas la salope ! riposta Fiona. Juste mon boulot.
Cathy, qui souffrait d’arthrite, sortit pesamment de la cuisine.
– Tout se passe bien ?
Elle était très protectrice envers Fiona, comme sa grand-mère. Elle était d’ailleurs assez âgée pour l’être !
– Super, répondit la jeune fille d’un ton égal. Je peux avoir une grande assiette de fish and chips ?
– Je m’en occupe tout de suite.
Cathy lança un regard d’avertissement à Ryan tandis qu’elle se dirigeait vers la friteuse. Le jeune homme tendit à Fiona un billet de vingt dollars. Elle lui rendit sa monnaie et lui versa sa boisson.
– On t’appellera quand ce sera prêt, dit-elle en évitant son regard.
Elle posa le verre sur le comptoir.
– Pourquoi tu m’as largué ? lança-t-il de but en blanc.
Fiona leva les yeux sur lui, surprise de voir qu’il semblait blessé.
– Tu m’as traitée de fille facile, Ryan.
– N’importe quoi !
Il avait l’air agité et perplexe.
– Mais tu l’as pensé.
– J’ai essayé de te téléphoner. Tu ne m’as même pas rappelé.
C’était vrai. Fiona s’était sentie trop en colère pour lui parler. Elle s’était d’ailleurs débrouillée pour garder ses distances au lycée jusqu’aux vacances.
– Et alors ? J’étais occupée, répliqua-t-elle sans conviction.
Le visage de Ryan se crispa.
– C’est bon, laisse tomber, répliqua-t-il d’un ton amer avant de s’éloigner à grands pas.
– Hé, ta commande ?
Il poursuivit son chemin sans se retourner. Fiona eut des remords. Elle aurait quand même dû le rappeler. Mais à ce moment-là, elle ne voulait pas avoir affaire à lui. « C’était une mauvaise idée, se demanda-t-elle, de vouloir oublier les erreurs de l’année dernière, y compris Ryan ? » Elle était désolée de l’avoir blessé, mais elle refusait de se sentir coupable. C’était justement la culpabilité qui l’avait poussée à prendre cette stupide photo de ses seins et à la lui envoyer, parce qu’elle voulait se faire pardonner d’avoir été malade à la fête de Jeff. Elle était même prête à admettre que si elle avait rompu avec lui, c’était peut-être – simple hypothèse – parce qu’elle l’associait à ce selfie débile, et que cette idée était horripilante.
« À partir de maintenant, décida-t-elle, je vais être plus dégourdie. » Tout ce qu’elle voulait, c’était repartir à zéro à la rentrée. Peut-être serait-elle un jour capable d’expliquer tout ça à Ryan et d’être amie avec lui. Pour l’instant, elle devait se concentrer sur la façon de réinventer Fiona.