Ils déballent leurs instruments῀: flûtes de Pan, mandolines, tambourins, cymbalettes, xylophones. Microphone et amplificateur pour celui qui chantera.
Et déjà ça commence. Il fait chaud, le ciel est bleu, le Chili fait entendre ses rythmes irrésistibles. Les gens s’attroupent, jettent quelques pièces dans un étui d’instrument posé sur le sol. Des enfants dansent.
Tout autour, les Torontois se hâtent. C’est le long week-end, parents et amis sont invités pour le repas du dimanche soir. Il faut acheter – la liste est longue. Des steaks énormes pour le barbecue. Des saucisses pour les enfants. Une pastèque, tiens, des figues bleues, leur chair rouge fera joli en garniture. Des bananes. Des fraises. Un pied de laitue, une romaine, une frisée, de la mâche et des endives. Ah non, pas d’iceberg, Jacques῀! On dit que ça n’a pas de valeur nutritive. Pommes de terre. Pâtes fraîches. Beurre. Fromages. Olives. Yaourts. Pains. Jus. Tomates. Le chariot se remplit. Le marché l’est depuis longtemps, de marchandises, de vendeurs et d’acheteurs. Du poisson῀? Des crevettes plutôt, des grosses, on les mangera froides. Il faudrait aller chercher le vin, chéri, pourrais-tu... c’est juste à côté. L’autre chariot est dans la voiture, à l’arrière. On se retrouvera devant la grande porte... On pourrait casser la croûte... En bas, ils font des sandwiches à l’aubergine, du bon café.
La foule est telle qu’il devient difficile d’avancer, l’appétit des enfants s’éteint devant tant de boustifaille, il y en a qui crient, qui pleurent. Les mères soulèvent les melons, les hument, touchent les poires, goûtent quelques grains de raisin, un bout de reblochon, un peu de salsa sur une croustille. Elles sortent le portefeuille sans plus compter les billets, le chariot déborde. Voilà Jacques qui revient, il a mis les vins dans le coffre de la voiture, on ne risque rien ici, nous sommes quand même en sécurité à Toronto.
En bas, les sandwiches, des hot dogs pour les petits, des frites, oui, une glace, mais ne parlez pas la bouche pleine... un café au lait pour Madame, un espresso pour Monsieur, non, un cappucino, mais, bien sûr, avec des biscottes italiennes aux amandes ou aux noisettes... Dieu que c’est bon῀!
On s’arrêtera un moment chez le marchand de riz, il en a de toutes sortes, le vieux, quatre-vingt-treize ans, tu le connais, Jacques, on lui en donnerait à peine soixante... J’aimerais prendre le riz chez lui, pour le risotto, demain soir. Et puis je dois encore acheter... acheter... acheter.
Les Torontois, le samedi, au marché Saint-Laurent, achètent tout en se gavant. Les jeans moulent des fesses dodues.
À la sortie, encore les musiciens... Voyons῀! on leur a déjà donné quelque chose, si tout le monde leur donnait deux fois, vous ne vous rendez pas compte, ils deviendraient riches῀!
En plus, on achète le journal des sans-abri, un dollar, ça fait qu’on leur donne quelque chose comme cinquante dollars par année, évidemment, il y a les vacances durant lesquelles on ne va pas au marché puisqu’on est ailleurs, en Italie ou au Mexique, mais tout de même, ça doit bien faire trente-cinq dollars... Et puis, ils boivent, tu n’as pas vu celui devant la porte, il tenait à peine debout. Et ils sont de plus en plus nombreux ...
Tiens, le coffre est plein. Alors, les enfants, il y aura des sacs avec vous, sur la banquette arrière, ce n’est pas la peine de faire des histoires pour si peu, taisez-vous῀! Jacques, dis-leur donc῀! Écoutez, ne vous chamaillez pas, à la maison vous aurez des popsicles. Et vous pourrez prendre une douche au jardin, avec le boyau d’arrosage, il fait si chaud...
Comment῀? Où ils se lavent, les sans-abri῀? Je l’ignore, je n’y ai jamais pensé, enfin, il y a des centres d’accueil... Où ils font pipi῀? Mais je n’en sais rien, voyons῀! Vous posez de ces questions῀! Ils se débrouillent, un point, c’est tout, comme nous tous.