Une Bud, s’il vous plaît

Imprimé sur un t-shirt de grande taille, le logo de la bière américaine couvre le ventre d’une femme enceinte d’au moins huit mois. Budweiser. Une cannette bien ronde sur un ventre bien rond. La future mère, t-shirt et réclame, le tout s’avance sur des jambes assez fines, s’arrête pour reprendre haleine.

Il y a quelque chose de frappant, de disproportionné, de désagréable dans ce tableau qui me trouble.

Est-ce dans un moment d’ivresse que cet enfant a été conçu? Si c’est un garçon, vont-ils l’appeler Bud? Buddy, si c’est une fille? J’imagine que la bière, ce champagne des moins fortunés, coulera à flots le jour du baptême.

Par la suite l’enfant grandira comme tous les enfants; on ne peut pas s’attendre à ce qu’il rétrécisse. Par contre, la machine à sécher le linge rétrécira le t-shirt; cela se produit même quand les vêtements sont en coton de qualité.

Quant au garçon, si le bébé est un garçon, il n’y aura d’abord rien de particulier à signaler. Bon élève, excellent joueur de volley-ball. Un intérêt normal pour les filles et les voitures. Un fils modèle se destinant à une carrière d’ingénieur.

Au moment de ses seize ans, les choses se compliqueront un tant soit peu. Le jeune homme aura hâte de quitter le domicile familial. Ses parents, entre temps devenus des intégristes, réagiront en le traînant à l’église au moins une fois par semaine. Aucune excuse ne sera bonne. Ça ne te fera pas de mal, lui dira sa mère, fais pas tant d’histoires, le père.

Il devra y aller. Cravate, veston, même par les plus grandes chaleurs. Le fils trouvera les vieux plus catholiques que le pape.

Tiens! N’a-t-il pas aperçu l’autre soir, dans un vieil album de photos, sa mère, enceinte, vêtue d’un t-shirt marqué du logo d’une bière?

«Maman...»

Elle lui avait arraché l’album des mains, l’avait jeté au fond de la penderie.

«Je n’aurais pas dû...»

C’est exact. Un ventre de future mère couvert par l’image d’une cannette de bière, ce n’est pas beau. Elle n’aurait pas dû.

L’automne suivant, le fils choisira une université de renom, située à une centaine de kilomètres de la ville.

Sur le campus, ça boit sec. Marc, que ses parents n’avaient pas appelé Bud, y prendra goût. Au lieu d’étudier, il fera la fête avec ses amis. Dans sa chambre, les cannettes vides s’accumuleront. Un premier cours de raté, bientôt un deuxième. Et ainsi de suite.

Serait-ce la faute de la mère? S’il est possible d’influencer l’enfant que l’on attend en lui jouant de la musique, si on peut lui donner le sens des couleurs en s’habillant de vêtements aux teintes vives, un t-shirt Budweiser ne pourrait-il pas faire aimer la boisson?

Mais qu’est-ce qui m’arrive? Qu’est-ce que j’ai à me perdre dans ces spéculations inutiles? Le bébé en question n’est pas encore né!

Berçant dans son ventre un enfant qui sera sûrement heureux et de plus intellectuellement capable, la femme enceinte monte dans la voiture où l’attend son mari.

Pendant quelques moments, je reste clouée sur place à me reprocher mon attitude. Une snob, voilà ce que je suis. J’essaie de m’en cacher, mais je traite de haut tout ce qui ne correspond pas à mes normes. Esthète orageuse, je suis toujours prompte à m’énerver.

Je rentre chez moi avec mes emplettes empilées dans des sacs en plastique. Comme tout le monde. De toute évidence, je suis jalouse de la jeunesse et des espoirs entrevus au marché, dans les yeux et la démarche de cette jeune femme.

«Tu vois le monde d’un œil ironique», m’a dit l’autre jour un ami. 

C’est vrai. Mais ce n’est pas toujours agréable. Je devrais faire teinter mes lunettes. De rose. Me contenter de l’existence telle qu’elle se présente, m’en réjouir avec les autres. Ou alors ne plus regarder, ne plus observer, me détourner, muette, vivre dans l’effrayante solitude.