Panique

Diane se dépêche. Sa mère, son beau-père et sa tante Elsie lui ramènent ce soir ses deux enfants dont ils se sont occupés pendant une partie des vacances.

Diane a peur. Non seulement parce qu’il y a de l’herbe qui pousse entre les dalles de la terrasse, que des fourmis semblent avoir trouvé le chemin du jardin à la cuisine, que le rideau de douche est déchiré à deux endroits. Non, au fond tout cela n’est rien. Si elle panique, c’est que Richard, le beau-père de maintenant soixante-dix ans, risque de la juger. De la juger et puis d’interdire à sa femme de revoir sa fille.

Oui. C’est comme ceci qu’il déciderait si jamais... «Voilà! Elsie, venez! Viens, Julie. On ne reviendra plus. On ne remettra plus les pieds dans cette maison. C’est ça, embrasse-la bien, tu ne la reverras pas de sitôt, ta fille est...»

Et sa mère se hâterait de partir avant que la tare ne soit nommée. Elle ne veut pas l’entendre, espérant que ce mauvais moment passera comme tous les précédents, que la colère de Richard finira par s’apaiser. «Voyons, calme-toi, tu te trompes, tu as mal compris, elle t’expliquera...»

Mais lui descendrait déjà les marches duperron, la canne à la main, non pas pour s’appuyer, dans sa fureur il n’aurait besoin d’aucun soutien, non, il gesticulerait avec cette canne noire comme pour accentuer ses paroles. «Mal compris? Ça ne pourrait être plus clair. Ta fille ...»

Il lui tiendrait la portière de la voiture, se précipiterait de l’autre côté, ouvrirait, monterait, ferait démarrer le moteur.

Blême, sa mère n’oserait même pas baisser la glace. À soixante-neuf ans, on n’a plus le courage de se chercher un autre compagnon. Et comme toujours, Elsie se tairait, s’étant engouffrée dans la voiture sans même dire au revoir.

Diane panique. Vite, l’herbicide, mettons-le, mais n’en mettons pas sur les fleurs en bordure, de l’eau bouillante à jeter sur les fourmis, un rideau de douche inscrit sur la liste des emplettes à faire.

Vite, préparons les lits. Richard et les deux femmes seront fatigués, le voyage de Nashville à Toronto aura été long, deux jours, une nuit dans un motel, le couple dans une chambre, Elsie et les deux enfants dans l’autre. La route. La voiture confortable, grande, une Lincoln climatisée comme il faut, mais les petits, excités à l’idée de retrouver leur mère, se disputant à l’arrière, la tante entre les deux ou alors mal à l’aise dans un coin.

Débordée, Diane court d’une pièce à l’autre. Si au moins Louise pouvait l’aider!

Les livres. Il y en a que Richard ne doit pas voir. Vite, Diane regarde le long des rayons de l’étagère dans la chambre, jette des volumes dans un grand carton, pêle-mêle avec quelques magazines féminins, elle ne voudrait pas que Richard les trouve, qu’il examine les lectures nocturnes de sa belle-fille, il n’en dormirait pas, lui qui d’habitude ronfle si paisiblement, au désespoir de sa femme qui voudrait qu’il se fasse traiter par un chirurgien. «De nos jours cela se fait et de toute façon il est dangereux de ronfler ainsi. Tu risques de t’étouffer, lui dit-elle, j’ai lu un article à ce sujet, dans une revue, au salon de coiffure.»

Où est donc Louise? Elle avait promis...

Mais comme ce sera agréable de revoir les enfants! Elle avait eu mal quand finalement ils avaient disparu derrière la cloison qui, à l’aéroport, sépare les passagers de ceux qui les accompagnent.

Passeports autour du cou, sacs à dos. Thomas avait suivi fièrement l’agent de bord, quand on a cinq ans on ne se retourne pas pour voir sa mère une dernière fois. Caroline lui avait envoyé un sourire, un petit signe de la main, puis s’était empressée de rattraper son petit frère, de le prendre par les épaules. Après tout, elle avait promis de prendre soin de lui.

Auront-ils changé? En trois semaines? Sa mère a dû les gâter... Pourvu que Richard ne les ait pas trop fait goûter à ses idées. À dix ans, Caroline est probablement assez grande pour questionner ce qu’on lui dit, mais le petit? Croirait-il maintenant que tous les assistés sociaux sont paresseux, les Noirs dangereux, les homosexuels anormaux, les femmes des bonnes, les immigrants des voleurs d’emplois? Et même si après son retour elle réussissait à le faire changer d’avis, ne garderait-il pas un peu de ce poison dans son cœur? Elle n’aurait jamais dû confier les enfants... Mais non, ce n’est pas à Richard qu’elle les avait confiés, c’était à sa mère!

Or sa mère n’était plus celle de son enfance, cette mère toute à elle qui compensait pour le père décédé, réconfortait sa fille, riait et pleurait avec elle, selon les circonstances. Qui conduisait la voiture quand elles voyageaient, travaillait au jardin, faisait des réparations, tricotait des pull-overs, expliquait le monde.

Elle s’était remariée, il y a cinq ans et Diane avait été heureuse pour elle, bien sûr. Après tout, Diane s’était mariée elle aussi, avait abandonné sa mère pour aller vivre au loin, à Toronto, dans un pays étranger. Quand sa mère avait téléphoné pour lui annoncer la nouvelle, Diane l’avait félicitée. Sa mère avait rencontré Richard lors d’une compétition de danse, de ballroom dancing. Ils avaient décidé de continuer cet apprentissage ensemble, puis, une année après, ils avaient décidé de se marier.

Le jour des épousailles, Diane s’était rendu compte que Richard n’allait pas être facile, avec sa manie de toujours vouloir avoir raison, mener la danse pour ainsi dire. Cette façon qu’il avait de condamner tout ce qui ne lui convenait pas! De se faire justicier, en somme.

Quand elle avait repris ses études, il avait prédit le scandale, le divorce, la misère. Divorce, oui. Scandale, non. La misère? Spécialiste des ressources humaines dans les entreprises, Diane avait du travail par-dessus la tête.

Ah, mon Dieu, la statuette que Louise lui avait offerte... Un nu... Dans le placard, et vite! Les emplettes. Puis il fallait faire laver la voiture, une Honda – voiture japonaise! s’exclamerait Richard, pourquoi?

Un bain relaxant avec une huile à la lavande. Louise la lui avait offerte. Louise. Avec qui elle partageait la maison et, depuis une année, le lit... Louise qui allait devoir se taire, mettre une jupe... Louise qui jusqu’ici ne s’était jamais cachée... Louise, l’artiste, la sculpteure de femmes nues qui s’enlacent.

Diane s’habille. Déjà elle entend un coup de klaxon, puis un autre. Les voix des enfants sur la véranda. Sa mère. Richard. Elsie la silencieuse.

«Mais où est donc Louise, demande le petit Thomas de sa voix si claire. Vite, je veux l’embrasser. Je l’aime, moi aussi.»