Un instant, elle songe à se sauver. Se sauver pendant que lui sera aux toilettes. Heureusement que même l’homme le plus violent a parfois besoin d’aller pisser, seul.
Mais avant, ça y est, elle doit encore encaisser῀: un bon coup de poing, n’importe où, sur la nuque, dans le dos, elle se recroqueville, encore un autre, là, réfléchis à ça pendant que je me soulage, puis tu me feras un café, tu m’entends῀?
Elle entend, bien sûr, comment ne pas entendre cette voix, oh, pas forte, mais concentrée, serrée, qui grince comme une scie, entre dans sa tête comme un piton, la secoue, la fait trembler, l’étourdit.
Elle se met debout, il le faut, tend machinalement la main vers la bouilloire. Lui faire un café, le lui servir dans sa tasse favorite, il risque de se fâcher encore...
Aïe῀! le bocal de café instantané en haut du placard, elle a mal, une côte peut-être, elle devrait voir un médecin, mais quand῀? Et de toute façon, comment pourrait-il la secourir῀? Puis si cela se savait, qu’elle avait consulté un service médical, les choses ne feraient que s’empirer. Il la punirait comme jamais avant.
Déjà la chasse d’eau. La porte. Ses pas dans le couloir. Tiens, il lui sourit, pourquoi῀? Approche-toi, dit-il, viens... Elle y va, elle ne sait pas quoi faire d’autre, elle tremble.
Tu comprends, dit-il, tu m’énerves, tu m’exaspères avec tes histoires d’argent. On dépense trop, bien trop, tu dépenses trop, les femmes de mes amis... La femme de Lucien n’est pas aussi dépensière.
Il serre les poings, elle recule insensiblement, elle ne veut pas montrer sa terreur, car c’est de la terreur et il n’aime pas ça, d’un autre côté, s’il savait combien elle le craint, peut-être que...
«῀Tu veux mon poing dans la figure῀! Approche, je te dis῀!῀»
Il l’attrape par le bras.
«῀C’est moi qui te fais peur῀? Moi, ton mari chéri῀?῀»
Elle est incapable d’ouvrir la bouche, si jamais elle le faisait, ses dents se mettraient à claquer. Machinalement elle essaie d’esquisser un faible sourire, des yeux seulement, sans desserrer les lèvres. Elle ne doit pas prendre cet air abattu, il va encore se mettre en colère, cette colère insensée qu’elle semble provoquer en lui, il faut qu’elle soit plus prudente, plus avenante... Elle lui sert son café.
«῀Ah῀! Tu essaies de me brûler la langue῀! Tiens῀!῀»
Le café ruisselle le long de ses joues, la brûle sans qu’elle s’en rende compte.
Pourquoi ne part-il pas travailler῀? Il faudrait qu’il se dépêche, il va encore perdre sa job, pourtant ils ont besoin d’argent. Les enfants vont bientôt revenir de chez leur grand-mère, il leur faudra un jean chacun, des chaussures pour la rentrée.
«῀Mais à quoi penses-tu encore῀! Tu ne m’écoutes pas῀?῀»
C’est vrai, elle n’a rien entendu, il faut qu’elle fasse attention. Si seulement elle pouvait atteindre la boîte de kleenex, essuyer et les larmes et le café...
«῀Va te laver la figure, dégueulasse, malpropre῀! Calisse῀! vivre avec une saleté pareille῀!῀»
Dans le miroir, elle voit un visage tuméfié qui ne semble pas lui appartenir, des yeux au regard absent. Pourtant le visage est bien là, dans la glace, c’est son corps qui est ailleurs, flotte dans un lieu grisâtre, voudrait se poser quelque part, mais où῀? il n’y a pas le moindre petit bout de terre solide...
«῀Alors, on s’enferme maintenant῀? Y manquerait plus qu’ça῀!῀»
Vite, ouvrir la porte, faire un geste vers celui qui l’interrompt aussitôt d’une claque retentissante῀:
«῀Ça t’apprendra, la vieille῀!῀»
Est-elle vieille à vingt-neuf ans῀? Vraiment, ne pourrait-elle pas... le quitter, trouver un emploi, se sauver, tout à l’heure, quand il sera finalement parti...
«῀Mes chaussettes῀! Tu veux que j’aille travailler sans chaussettes῀? Qu’on rie de moi au bureau῀?῀»
Au sous-sol, vite, sortir le linge de la sécheuse, ses caleçons, elle a lavé hier, repassé aussi... Voilà ses chaussettes...
Mais comment cet accès de fureur a-t-il encore commencé, hier soir, pourquoi est-ce que ça continue ce matin῀? Qu’est-ce qu’elle a donc fait pour le provoquer ainsi῀? Avait-elle vraiment parlé d’argent῀?
«῀Vite῀!῀»
Elle court, lui tend le linge, il s’empare de deux chaussettes noires, les regarde haineusement. Mon Dieu῀! ce qu’il a l’air ridicule dans sa chemise et son caleçon, le pauvre...
«῀Qu’est-ce que tu as à rêvasser de la sorte, t’as rien à faire῀?῀»
Elle plonge les mains dans l’eau de vaisselle, de cette vaisselle qui trempe depuis hier soir quand il lui a dit de venir près de lui au lieu de laver les assiettes. Elle retire le bouchon de l’évier, fait couler de l’eau chaude, commence à laver les verres. Il est derrière elle, la pousse contre le rebord du comptoir, l’embrasse dans le cou, elle laisse échapper un non, laisse-moi... Furieux, il prend un verre, le frappe contre le bec du mitigeur, lui met le verre cassé devant la figure, à quelques centimètres seulement, la pousse, l’embrasse encore, elle laisse tomber les assiettes, il l’entraîne vers le lit, lui écarte les jambes, la pénètre, la chevauche furieusement, ahane, lui dit qu’il l’aime, que plus jamais... Puis il s’assoit au bord du lit, enfile ses chaussettes noires, met ses chaussures.
«῀Voilà ce que tu voulais, hein, petite salope῀?῀»
La porte claque, le moteur démarre. Elle est seule. Fatiguée. Sale, c’est vrai. Salie. Incapable de se faire couler un bain... Si encore elle pouvait se noyer dans la baignoire, dans une rivière, un lac, n’importe où... Mais les enfants...
Elle tire le drap, la couverture, se couvre le visage. Dormir. Ne plus rien sentir, rien entendre, rien savoir.
Ne pas se répéter qu’il faudrait partir, chercher refuge, prendre à la banque le peu d’argent qui reste, appeler quelqu’un, se faire aider.
Des phrases commencent à sonner dans sa tête῀: Tu ne les auras jamais, les enfants... Je te retrouverai... n’importe où... T’as pas le courage... Essaie donc, tu verras... Tu crèveras de faim... Tu pourras pas... Personne ne voudra de toi...
Vers midi, elle se lève. Il lui faudra des heures pour réparer les dégâts. La vaisselle. Le verre brisé. Elle est prudente, ne se coupe pas. Le café par terre, les mégots... Dieu, ce qu’elle a eu peur qu’il la brûle, ça n’aurait pas été la première fois qu’il l’aurait fait, cette odeur de chair brûlée... Mais pourquoi, pourquoi, mon doux, pourquoi῀? Qu’a-t-elle donc fait de mal῀?
En silence, elle se tourmente, se questionne, cherche. Elle ne parle à personne. Elle ne veut pas recevoir de conseils, des tu-devrais, tu-dois... Moi, à ta place... rien que pour les enfants...
Personne n’est à sa place, elle y est seule. Si les enfants avaient été là, aurait-il agi de la sorte, n’aurait-il pas eu honte῀?
Il faudrait les faire revenir. Tout de suite. Mais ils ont besoin de leurs vacances, au bord du lac, au chalet de leur grand-mère, où il n’y a pas de disputes, pas de cris, pas de larmes. Si elle pouvait y aller, elle aussi... Mais non, il ne le lui permettrait pas, puis comment s’y rendrait-elle, c’est lui qui prend la voiture tous les matins. Et de toute façon, elle craint ce que sa mère pourrait lui dire῀: Tu as fait ton lit, ma fille, alors... Entendre cela de sa mère, non...
Peut-être que les choses vont s’améliorer῀? Il va falloir qu’elle fasse des efforts, qu’elle lui prépare un bon souper, qu’elle se lave les cheveux, se mette du vernis à ongles, du rouge à lèvres, qu’elle ait l’air soignée, heureuse, détendue. Comme ça, bien accueilli, il ne se fâchera pas, ne se sentira pas critiqué, c’est ça, il ne supporte pas qu’elle le critique, déjà au travail il est parfois forcé d’accepter qu’on le contredise, elle s’efforcera d’être plus patiente.
Si seulement elle n’était pas si nerveuse, il faut absolument qu’elle se calme, jamais le repas ne sera prêt, avec tout le travail qu’elle a, elle n’aurait pas dû dormir si longtemps.
Si elle prenait un valium, ça l’aiderait peut-être à passer à travers l’après-midi, la soirée. Ou alors un petit verre. Ou peut-être les deux.
Le repas... ses cheveux... ses ongles... le linge... l’ordre... déjà trois heures... Jamais elle ne pourra...
Elle s’effondre sur le divan, prend un magazine, n’importe lequel, fixe du regard le papier glacé des pages sans les tourner.