La vie de Christiane Pflug peut, comme toute vie, être divisée en plusieurs étapes, chaque étape constituée par une dizaine d’années. Étant donné qu’elle est morte à l’âge de trente-six ans, son existence compte au plus quatre étapes῀: enfance, mariage, création et déclin. Et c’est sous le signe de la mort que le destin de Christiane Pflug s’est joué, en vérité et contre toute attente.
L’enfance
Christiane a trois ans lorsque la guerre commence. Sa mère, célibataire et farouchement indépendante, tâche de gagner leur vie en faisant du dessin de mode. Le père, un aristocrate qu’elle n’a pas voulu épouser, est au front. Christiane a cinq ans quand elle lui rend visite à l’hôpital militaire où il se meurt de tuberculose. Elle en a six quand sa mère décide que, menacée par les bombes, Berlin n’est pas un lieu où l’on peut élever un enfant.
La gare. Christiane doit prendre le train toute seule, sa mère devenue infirmière n’ayant pu obtenir de congé. La carte au bout du long ruban noir que l’enfant porte autour du cou indique au conducteur à quel endroit il devra la faire descendre, où on viendra la chercher. Christiane se sent rejetée, abandonnée.
La mort dans l’âme, la mère court le long du quai pour accompagner le plus longtemps possible sa fille dont le visage s’écrase contre la fenêtre du compartiment.
À la campagne, la petite languit, écrit de son écriture encore maladroite à sa mère, court à la rencontre du facteur pour avoir son courrier au plus vite. Quand est-ce qu’elle va finir, la guerre῀? Personne n’a de réponse. Quand la fin survient finalement, aucun coup de téléphone, aucune lettre, aucune arrivée soudaine. Où donc est sa mère῀? que fait-elle῀? C’est la débâcle, disent les adultes, le téléphone ne marche plus, il n’y a pas de trains, il faut patienter.
Cinq mois plus tard, c’est le retour à Berlin, ville détruite, coupée en quatre. L’hiver est froid, la nourriture rare. L’enfant continue de s’habituer au malheur.
Le mariage
À dix-huit ans, Christiane s’embarque pour Paris où elle veut apprendre le dessin de mode. Dans le train, elle rencontre un étudiant en médecine, amateur de peinture. Quelques mois plus tard, ils se marient. Le jeune marié va travailler dans une clinique en Tunisie, la jeune mariée le suit.
À vingt ans, Christiane a deux enfants. Un mari qui s’est donné pour but de faire de sa femme un vrai peintre, de lui faire oublier la mode. Christiane peint tant bien que mal et parfois très bien. Surtout quand elle est seule dans son studio au milieu de la kasbah.
La création
En 1959, ils s’embarquent pour Toronto, ville qui semble offrir une carrière à de jeunes immigrants.
Il y fera carrière, elle y deviendra peintre. Malgré le fait qu’elle est prisonnière῀: du mari, des enfants, du ménage, de sa propre mélancolie.
Elle peint ce qu’elle voit de sa fenêtre. Des maisons qui semblent mortes. Un drapeau devant une école, le drapeau canadien devenu noir et blanc sous ses pinceaux.
Sur d’autres tableaux, des arbres monstrueux envahissant la ville. Un oiseau. Au loin, un avion.
D’autres montrent des poupées silencieuses dans des intérieurs remplis d’une angoisse ankylosée.
Le déclin
Deux adolescentes qui n’ont plus tellement besoin d’elle. Un mari toujours despote, toujours critique des toiles que sa femme produit. Des tentatives de suicide que personne ne prend au sérieux. Un chien.
C’est en sa compagnie qu’elle prend le traversier pour aller dans l’île. C’est avec lui qu’elle en fait le tour, s’assoit finalement au bord de l’eau, à Hanlan Point, où elle avale des comprimés. Meurt. Le 2 avril 1972.
Aujourd’hui
Plusieurs musées canadiens possèdent de ses œuvres. On écrit sur elle. Une biographie. Un documentaire passe quelquefois à la télévision. Une pièce de théâtre est présentée à l’occasion d’un festival de théâtre de femmes.
Au Musée des Beaux-Arts de Toronto, on parle de lui consacrer une salle. Quand il y aura les fonds nécessaires...
Histoire sans objectif précis, sans punch, me direz-vous. Triste. C’est vrai. Comme tant de vies.