Qu’elle frappe à la porte῀! Je ne lui ouvrirai pas. Ou alors, je me débarrasserai d’elle en vitesse, l’air de dire qu’elle me dérange. Avant de répondre, j’éteindrai la grande lampe, laisserai juste les bougies allumées. Je prétendrai me régaler de ma solitude, oui, toute seule, là, à écouter la flûte du beau Jean-Pierre Rampal.
Je ne lui demanderai pas si elle aime la flûte. Non. Elle ne s’y attendra pas d’ailleurs. Nous en avons déjà discuté. Ce n’est pas qu’elle déteste la musique, non, mais elle préfère le silence. Dans son appartement, il n’y a que cela. Moi, par contre, je mets toujours un disque ou bien la radio. Dès le matin, dès que je me réveille. Je laisse l’appareil en marche, même quand je ne suis pas à la maison. J’aime que mon espace soit rempli de sons.
Julia et moi, nous sommes assez amies. Mais je n’aimerais pas qu’elle me voie dans l’état où je suis.
Les thérapeutes affirment que cela remonte à mon enfance. Ça se peut, d’accord, mais je n’ai pas vraiment envie de parler de ces vieilles histoires. Je ne les ai pas oubliées, même si je n’arrive pas à les dire à haute voix. On m’a trop bien appris à me taire, à me claquemurer de fond en comble.
Je suis fière de pouvoir sangloter sans faire de bruit. Harvey, mon psychothérapeute, trouve ça remarquable. «῀Vraiment, dit-il, vous êtes la seule de mes clientes à pleurer sans même renifler. Continuez donc, pleurez, pleurez, laissez-vous aller, vous n’avez pas besoin de me dire quoi que ce soit.῀» Évidemment, il espère me voir craquer, m’entendre hurler. Je les connais, ces gens-là.
Julia a un petit tic qui me convient. Elle ne regarde pas souvent les gens en face, elle semble chercher ses paroles tantôt à droite, tantôt à gauche, en tout cas quelque part en haut ou à côté de la tête de son interlocuteur. Autrement dit, elle a les yeux fuyants qui ne s’arrêtent pas sur votre visage. C’est rassurant pour moi qui ai le visage ravagé quand je traverse une de mes crises.
Quelquefois j’ai envie de lui faire remarquer son tic, mais, au fond, c’est très commode pour ses interlocuteurs. Quand je lui ouvrirai la porte, elle ne se rendra peut-être pas compte que j’ai les larmes aux yeux.
Les larmes, les larmes. J’aimerais pouvoir les contrôler comme je contrôle mes sanglots, mais, je ne sais pas comment ça se fait, cette eau salée continue à couler. Pas à grands flots, plutôt tout doucement, je la sens à peine.
J’en ai assez. Je sais que Julia est là, dans le couloir, inutile de regarder à travers le judas. Et elle sait que je suis là, moi aussi, dans mon appartement, puisqu’elle continue d’attendre, de frapper à intervalles réguliers ses trois petits coups timides. On dirait qu’elle a peur de moi, pourtant c’est moi qui crains de ne pas pouvoir dire quoi que ce soit.
Bon, O.K., je vais lui ouvrir, mais seulement après avoir baissé l’invisible rideau de fer devant ma figure, tel que je l’ai appris. Hélas, je crains ne pas pouvoir prononcer un mot.
Est-elle partie῀? Je n’entends plus rien. C’est ça, il n’y a plus personne, Julia est allée travailler. Plus besoin de faire d’efforts. Vraiment, j’aurais eu trop de mal à lui dire les mots les plus simples.
J’ai un problème de mâchoires, la dentiste me l’a encore expliqué. Je n’ai pas de caries, non, mais je serre les dents pendant la nuit. Le matin, quand je me réveille, je suis capable d’ouvrir les yeux, mais pour désenclencher les mâchoires, c’est une autre histoire. Quelquefois j’ai l’impression qu’il me faudrait un tournevis, un instrument quelconque pour les débloquer.
Je vais d’abord à la salle de bains, va pour ouvrir la vessie, mais les mâchoires restent enclenchées. Je m’examine dans le miroir, j’écarte un peu les lèvres, je vois mes dents les unes sur les autres, les incisives supérieures dépassant de quelques millimètres celles du bas. Les molaires paraissent bien alignées. La mâchoire supérieure est fixe, c’est normal. Je ne le savais pas, mais j’ai récemment lu quelque chose à ce sujet. L’inférieure devrait être mobile, mais chez moi elle ne l’est plus, du moins pas en ce moment. Elle est totalement bloquée. La dentiste m’a rappelé qu’il faut être deux pour danser le tango. Pour les mâchoires, c’est pareil. Celle qui ne bouge pas, peut immobiliser l’autre, l’empêcher de danser, pour ainsi dire.
La nuit, je pourrais porter un petit appareil dentaire en plastique, pour éviter de détruire mes dents ou même de rester bouche cousue pour de bon. Deux cent cinquante dollars que je n’ai pas.
Je me rends à la cuisine. Je remplis la bouilloire, la branche. Je pose le filtre sur ma tasse, y mets le cône en papier, puis deux cuillerées de café. Vais-je pouvoir le boire῀? On dirait que ma mâchoire inférieure est devenue fixe pour de bon, que je ne pourrai plus ouvrir la bouche, est-ce possible῀?
Je mets une tranche de pain dans le grille-pain, enfin, c’est beaucoup dire, je ne me suis jamais acheté de grille-pain, je mets le pain entre les branches d’un cintre métallique plié en deux, c’est une de mes inventions, puis je place l’instrument sur le rond électrique que j’allume. Ce n’est pas compliqué, c’est aussi fonctionnel et aussi rapide qu’un grille-pain de n’importe quelle marque qui prendrait d’ailleurs beaucoup plus de place dans ma petite cuisine. L’inconvénient, c’est qu’il vaut mieux rester près du fourneau, le pain risque de prendre feu, vite, en un rien de temps. Il se carbonise d’abord, puis, paf, voici les flammes qui sautillent... Ça risque de déclencher la sonnerie d’alarme, dans ma cuisine pour commencer, puis sur l’étage, puis dans tout l’immeuble. Les pompiers arriveraient et même si, entre temps, j’avais déjà éteint le feu, je serais forcée de leur expliquer la chose, bref, de leur parler, ce que j’aurais du mal à faire vu l’état de mes mâchoires.
Pour boire mon café, j’introduis une paille entre mes lèvres, la plonge dans la tasse, aspire, réussis à faire monter un peu de liquide chaud qui se fraie alors un chemin vers ma gorge. Sous l’effet de la chaleur, la mâchoire supérieure perd de sa férocité, lâche son emprise.
Je vais pouvoir manger mon toast, prudemment῀; j’ai peur de mon dispositif buccal qui s’enclenche chaque nuit et qui semble vouloir rendre solidaires les diverses pièces du mécanisme de ma bouche. Le pain avalé, j’allumerai une cigarette, pour me détendre davantage.
Hier, dans l’ascenseur, j’ai entendu dire qu’une dame au troisième étage était morte. Sa femme de ménage l’a trouvée, assise dans un fauteuil, le journal à la main. Pompiers. Police. Par la suite, j’ai appris que c’était le journal de vendredi et qu’on ne l’a découverte que mercredi. On a conclu qu’elle était décédée vendredi. Comment cela῀? Il se peut qu’elle ait voulu relire le journal, ça m’arrive quand je n’ai rien à lire et que je m’assois pour prendre un café. Dans un vieux journal, on découvre toujours des détails jusque-là inaperçus.
Par exemple, aujourd’hui nous sommes jeudi et voici une partie du journal de samedi. Je ne sais pas ce que j’ai fait des autres parties, mais peu importe, si je mourrais maintenant, ces pages-ci à la main, on conclurait bêtement, au premier abord, que mon décès est survenu samedi. Ou dimanche.
Le gros journal du week-end, il est normal de passer deux jours à le lire. Ha῀! Dans mon cas, les gens auraient donc un problème. Morte samedi ou dimanche῀? Est-ce qu’une autopsie pourrait déterminer avec précision à quel moment j’aurais cessé de respirer῀?
Enfin. Ça n’arrivera pas. Je suis peut-être trop sensible, un peu folle ou bizarre, mais je ne suis pas malade. Maladive alors῀? Même pas. Pâle. Je tousse parce que je ne peux pas arrêter de fumer. Tiens, je vais prendre un autre café, ma deuxième tasse. Puis une autre cigarette. Mes mâchoires m’obéissent de nouveau, je suis contente.
Alors, ce journal vieux de cinq jours. Voyons. Bill Clinton a-t-il ou n’a-t-il pas demandé à sa secrétaire de ne pas mentionner ses rencontres avec Monika῀? Monika a-t-elle inventé ces histoires de pipes῀? Tony Blair s’étonne de l’intérêt des Américains pour les pratiques sexuelles de leurs présidents. Lysiane Gagnon affirme que les Québécois s’en fichent. Comme moi d’ailleurs.
Deux archéologues ont découvert des morceaux de poterie qui prouveraient qu’en mai 1562 vingt-sept huguenots se seraient établis à Charlesfort, en Caroline du Sud, pour échapper à des persécutions religieuses. C’est surprenant, mais ne m’émeut guère.
À Paris, un marchand d’armes anciennes affirme avoir acheté l’armure de Jeanne d’Arc à une famille, propriétaire de cette relique depuis le dix-septième siècle. Bon, mais c’est en 1431 que la Pucelle est morte sur le bûcher. Qu’est-ce qu’on a fait de son armure après son arrestation῀? Qui a gardé l’objet pendant deux siècles῀? Le marchand aurait dû faire des recherches.
Le Québec réactive sa Commission de protection de la langue française. Les Québécoises seraient les plus grosses fumeuses du monde entier, et les plus réticentes à se marier. Je ne suis pas québécoise, mais je me reconnais en elles.
Le ministère de l’Éducation saskatchewannais essaie de vendre mille pénis en bois dur, achetés pour montrer aux élèves du secondaire comment enfiler un condom. Les professeurs ont refusé de faire cet exercice. Pour le moment, les autorités n’ont pu se débarrasser que de quarante-six de ces objets. Qui a bien pu les acheter῀? À quel prix῀? Et pour quoi faire῀?
Les Forces canadiennes déclarent que leur aide aux sinistrés de la tempête de pluie verglaçante se chiffre à soixante millions de dollars. Les militaires nous coûtent cher, tout comme l’éducation sexuelle. La marine, toujours plus élégante que l’armée de terre, a quitté la baie de Fundy, de peur d’y tuer des baleines.
En Afghanistan, la violence contre les femmes continue. Depuis le 30 décembre – en trois mois donc – plus de mille personnes ont été assassinées en Algérie. Quatre-vingt-deux mille depuis 1986. Le Soudan n’a pas encore aboli l’esclavage. On y vend des enfants pour cinq cents dollars chacun.
Meurtres individuels chez nous. De plus en plus horribles, de plus en plus méticuleusement décrits. Accidents. Un petit garçon de trois ans et demi s’est cassé une jambe en tombant du septième étage d’un immeuble. Il a eu de la chance, dans un sens῀; un arbre a amorti sa chute.
Un sixième attentat dans le métro. Il paraît que ce sont des malades mentaux qui prennent plaisir à pousser une personne sous les roues d’une rame entrant en gare.
Je n’ai vraiment pas envie de mourir. Dans ma vie, il y a eu des moments où j’ai envisagé d’en finir. Une cicatrice à l’intérieur de mon poignet gauche en témoigne. Je me rappelle aussi le tube qu’un jour on m’enfonça dans la gorge pour me vider l’estomac. Des folies de jeunesse, quoi.
Ce matin, j’ai mal au dos. Ce n’est pas grave, c’est seulement embêtant. Est-ce que je devrais regagner mon lit῀? Je n’ai pas sommeil.
Que faire de moi-même῀? J’aurais dû ouvrir la porte à Julia, lui offrir un café. On n’aurait pas eu besoin de se dire grand-chose.
Je ne sais pas ce que je vais entreprendre aujourd’hui. Continuer d’analyser vainement mes maux῀? Me plonger dans les romans télévisés῀? Ou alors essayer de me trouver un travail῀? Il doit bien y avoir quelqu’un qui a besoin d’une bonne secrétaire῀? Où est la section des offres d’emploi῀?
C’est ça. J’ai besoin d’un travail sur lequel je pourrais me faire les dents plutôt que de les serrer pendant la nuit. Quoi῀? Le taux de chômage a encore augmenté῀? Vite, un autre café, une autre cigarette.
Peut-être devrais-je écouter les messages sur mon répondeur῀? Il y en a trois, d’après le cadran. Je ne réponds jamais au téléphone. La machine le fait très bien. De toute façon, certains appels ne nécessitent aucune réponse, ceux de mon père, par exemple, qui dit vouloir me faire oublier ce qu’il appelle «῀de malheureux malentendus῀». Ceux de ma mère qui déclare ne se souvenir de rien.
Tout à l’heure, j’appellerai Harvey, il me donnera bien une heure cet après-midi. Avec lui, je travaillerai encore une fois à desserrer les dents, à parler doucement de ce que j’ai sur le ventre.
Si seulement je pouvais trouver le premier mot.