Naturellement que Paul est mon meilleur ami. Je sais ce qu'il y a : je lui ai dit que Youn était mon meilleur ami, mais ça, c'est une histoire de vacances. Youn habite à Saint-Malo, il ne m'écrit même pas. Et puis aussi Paul est jaloux de Guy, ce qui est absurde. D'abord, Paul et moi, on s'est connus tout petits, ça fait cinq ans, avant même d'aller au cours de Mlle Boulanger. Les rapports entre nous sont un peu différents, c'est vrai, depuis qu'on a tous les deux changé d'école. Paul est entré en B, il ne comprend pas que je m'intéresse au latin, et puis c'est surtout le catéchisme. Dans sa famille, on n'est pas très religieux, et lui me reproche mon emballement, ma piété. Il dit que je fais de la lèche à M. l'Abbé Prangaud. Et qu'est-ce que ça veut dire qu'il m'appelle Jacques, celui-là ? Paul ne me suit pas dans mes lectures. Il aime rire. Le Sapeur Camembert... Bien, moi aussi. Mais comment lui expliquer que dans la vie les choses ne sont pas si simples ? Avec Youn, c'était courir, sauter, jouer dans les dunes, Gustave Aymard, Curumilla, les Araucans, on coupait les têtes de chardon, on tuait les papillons et les mouches avec une latte de bois tranchante, en plein vol, on faisait des massacres de criquets... Avec Guy, c'est un type de cinquième, et il ne fait pas de différence entre lui et moi, ce qui est chic, il ne me traite pas en enfant, on parle de choses sérieuses. Guy est pour le Roi, le duc d'Orléans, c'est-à-dire ; ça devrait nous séparer, puisqu'il sait bien que moi je tiens pour la République. Clemenceau, bon, il me l'abandonne, on n'en parle jamais, c'est à cause de ma famille, mais on s'entend sur Fallières et on écrit sur les murs ensemble, à la craie ou au fusain, toute sorte de quolibets, comme il dit, contre ce président qui manque par trop d'allure. Être gouverné par la Phosphatine ! J'ai jamais aimé la Phosphatine, je préférais le Racaout. Avec Paul, on a des jeux où personne d'autre n'entrerait : comme ce voyage au pôle Nord dans le sous-marin transformable en automobile, une invention à lui. Qu'est-ce que je dis, un jeu ! c'est un projet. Il n'admet pas que je me « partage ». Je ne voudrais pas lui faire de la peine. Il faut lui cacher que je ne suis pas l'homme d'une seule amitié. Et qu'est-ce qu'il dirait s'il savait ce que je pense, au fond ? Enfin je n'irai pas lui raconter que mon meilleur ami c'est Dieu, parce que, là... D'ailleurs, je ne l'avouerais à personne.
À la maison, Maman voulait me mettre tout de suite au lycée, puisque j'étais trop grand pour rester à un cours avec des filles. Mais ça fait loin où aller et finalement Grand'mère l'a persuadée et on m'a envoyé à l'École Notre-Dame qui a cet avantage d'être de l'autre côté du pâté de maisons où on habite, si bien que je n'ai pas à descendre du trottoir pour aller ni revenir, que je passe par le boulevard à droite, ou l'avenue à gauche. Maman n'est pas contre la religion, mais enfin elle ne fait jamais ses Pâques, il lui arrive de manquer la messe. Un soir qu'elle s'était disputée avec Grand' mère... il faut dire, Grand'mère, elle ne veut pas que Maman aille au théâtre sans elle, elle ne la laisse pas sortir seule le soir, et entre nous il y a de l'abus ! Maman n'est pas vieille, mais enfin c'est une grande personne. Donc, je disais, Maman était partie au théâtre avec des amis, après des éclats de voix, c'était quand il faisait chaud, l'année dernière, les fenêtres étaient ouvertes, Grand'mère est venue me parler, j'étais déjà au lit, la lumière éteinte : « Tu ne dors pas, Pierre ? », et puis, elle en avait dit, elle en avait dit, que Marthe... Marthe, c'est Maman... elle était une ci et une là, une sans-cœur, et qu'elle ne lui laissait pas acheter des marrons glacés, par avarice, qu'elle tenait de son père, une égoïste... et surtout que c'était une fille sans religion ! Tout d'un coup, que ça lui ait échappé devant moi, elle a eu peur, peur que je le répète, et elle s'est mise à pleurer, dans le petit fichu de tête qu'elle se noue sous le menton pour la nuit, et elle s'est jetée à genoux à côté de mon lit, un grand lit en cuivre très haut, et elle m'a pris la main et l'a couverte de baisers et de larmes, et elle gémissait : « Jure-moi, jure-moi que tu ne le répéteras jamais à Marthe, ni à personne... oublie ce que je viens de dire... parce que si Marthe le savait, ce serait horrible, et je n'aurais plus qu'à me jeter dans la Seine ! » Qu'est-ce que je pouvais faire, j'ai juré, bien sûr. N'empêche que je tiens pour Maman, et si elle n'a pas de religion, eh bien, je prierai pour deux.
Pauvre gosse dans le miroir. Tu ne me ressembles plus, pourtant tu me ressembles. C'est moi qui parle. Tu n'as plus ta voix d'enfant. Tu n'es plus qu'un souvenir d'homme, plus tard. Si c'était ton journal, il y aurait le prix de ta toupie, le sujet de composition française, les visites dans le salon Louis XVI et la petite boîte de dominos nains que tu y as chipée hier soir dans la vitrine de Vernis-Martin. Je me répète. Cinquante-cinq ans plus tard. Ça déforme les mots. Et quand je crois me regarder, je m'imagine. C'est plus fort que moi, je m'ordonne. Je rapproche des faits qui furent, mais séparés. Je crois me souvenir, je m'invente. Je n'invente pas cette histoire de Grand'mère, mais quand était-ce ? Ces bouts de mémoire, ça ne fait pas une photographie, mal cousus ensemble, mais un carnaval.
D'ailleurs, je ne m'appelais pas Pierre, c'était l'Abbé Pangaud (et non Prangaud) qui m'appelait Pierre, et pas Jacques. Tout cela c'est comme battre les cartes. Au bout du compte, le tricheur a gardé en dessous l'as de cœur, et celui qu'on appelle un romancier, constamment, fait sauter la coupe. Quel progrès y a-t-il à appeler École Notre-Dame l'École Saint-Louis ? Ah, c'est plus fort que moi, je joue avec M. l'Abbé à changer les patronymes ! Mais Guy s'appelait Guy, avant d'aller, à ce qu'on dit, dans un élevage d'Argentine, il faut croire que tu lui gardes trop de sentimentalité dans tes souvenirs pour lui changer son nom, à ce petit camelot du Roi.
Ce Guy-là, aussi tu le cueilles dans un drôle d'arbre. Qui sait comment lui se voit maintenant, sa pèlerine... Et de toute façon, toi, je veux dire moi, tu je ne pensais pas Maman, à onze ans. Cela, c'est un mensonge concerté, de faire croire que tu jouais ainsi double jeu entre toi et les autres. Cela viendra plus tard. Pour l'instant tu superposes. Je... enfin, c'est posé, nous posons.
À l'École Notre-Dame, les premiers temps, j'avais peur de la récréation, les grands me battaient. Guy a pris ma défense : « Laissez-le, ce petit ! » et c'est un solide, Guy1, il est le meilleur gardien de but à balle-pied. Il a une bonne gueule, le visage toujours brûlé comme si c'était l'été, avec les yeux clairs, là-dedans, la casquette en arrière, sa pèlerine courte, et son cartable à lui, pas comme ma serviette en portefeuille, une simple poche à rabat, avec une serrure de nickel, et une poignée, quand elle est pleine de bouquins et de cahiers et qu'il frappe avec ceux qui lui cherchent des histoires... Qu'il soit de l'Action Française, c'est bien naturel, puisqu'il descend de Jeanne d'Arc par les hommes ! Il habite ici, chez sa tante, parce qu'on a dû l'isoler de sa famille, dix enfants sans le compter, tous tuberculeux comme son père et sa mère : alors, lui, on l'a élevé à la dure, et même l'hiver il garde les jambes nues. On revient ensemble de l'école, en traînant un peu, et parfois tant pis : je descends du trottoir, histoire de le raccompagner jusqu'à l'Hôtel de Ville, il habite à côté, et ce n'est pas si loin que tout ça. Quand on a des sous, on achète des coquelicots à l'épicerie au coin de notre rue, sur le boulevard. Là, parfois, je rencontre Solange ou Marguerite, des filles du cours Boulanger : c'est curieux de penser qu'il y a encore quelques mois j'étais dans un cours mixte, Guy m'en plaisante un peu, pas trop.
Et puis, à Guy, je peux montrer ce que j'écris, mes vers. Devant Paul, d'écrire des vers, ça me fait honte : j'ai peur aussi de le blesser, comme si par là je voulais me distinguer de lui. Avec Guy, on parle librement romans et poésie. Et que, malgré ses douze ans quand je n'en ai que onze tout juste, j'aie lu plus que lui, ça l'étonne, et il m'admire un peu, bien que cela lui semble drôle que je parle de Jean-Jacques Rousseau, l'année où je prépare ma communion. Mais voilà ! C'est comme Paul qui ne comprend ni Youn, ni Guy : je me partage, il y a ce qui est pour moi seul, mes lectures, et puis avec l'un, avec l'autre, chacun son royaume : je veux dire qu'avec l'un c'est les voyages, la science, on lit Paul d'Ivoi (d'abord c'est que les parents de Paul lui payent Les cinq sous de Lavarède ou Miss Mousquetaire, le volume coûte onze francs, pensez ! et chez nous, on n'a pas les moyens, on me repasse les vieux bouquins rouges, assez fatigués, les Louis Boussenard de l'oncle Édouard...), avec l'autre, c'est la politique et la littérature... mais de même, il y a un domaine qui est celui du Bon Dieu, le catéchisme et M. l'Abbé Prangaud, M. l'Abbé Flynn qui est mon confesseur et que j'admire beaucoup... mais je ne leur parle pas de Rousseau, tout de même ! Il faut dire que dans la salle à manger, chez nous, il y a des planches de chaque côté de la baie, c'est la bibliothèque de l'oncle Édouard, et j'y chipe les bouquins pour les lire sans qu'on me voie. Les Confessions de Rousseau, je n'y ai pas tout compris. Je préfère au fond Charles-Henry Hirsch et La Confession de Nicaise de ce M. Valdagne qui est venu dîner une fois à la maison, parce que c'est de lui que ça dépend, chez Ollendorf, qu'on prenne ou non les romans d'Édouard. Il n'a pas plu à Grand'mère, ce monsieur, mais elle dit qu'elle préfère ça à si Édouard leur amenait ses maîtresses. À la maison, on dit toujours les maîtresses d'Édouard, il paraît qu'il en a des tas.
D'abord ce n'était pas chez Ollendorf, justement, mais chez Juven ou chez Calmann, je mélange tout. C'est-à-dire que ce sont ici des images télescopées. Il faut que mon personnage (Pierre) ait lu Rousseau et Valdagne à onze ans. Si c'était moi... Naturellement, à moi, vous me passeriez tout. Je suis un personnage hors série, tout le monde n'a pas écrit Le Paysan de Paris, tout le monde n'a pas appris à lire dans Télémaque. Il faut que Pierre ait lu à onze ans Valdagne et Rousseau, et bien d'autres choses, Marmontel, Le Génie du Christianisme, Homère, Shakespeare... pour expliquer ce langage que je parle cinquante-cinq ans plus tard avec ce demi-siècle de lectures, deux guerres, en plein yé-yé, jam-session et ce qui s'ensuit, quand je veux faire mil neuf cent huit, c'est-à-dire un temps où le langage était entièrement écrit, même chez Colette, Les Vrilles de la Vigne, ou Bataille, La Femme nue, chez Abel Hermant, Les Trains de luxe, ou Bernstein, Israël... jamais de toute façon, cet enfant, il n'écrirait ce parler syncopé, ce français oral, qui est de ma génération. Je ne puis pourtant pas, sous prétexte de mentir vrai, lui donner l'imaginaire écriture qu'il aurait pu avoir, pour que ça ne jure pas avec les textes des petits garçons typiques. Cet écolier qui me ressemble, il ne faudrait justement pas que ses mots ressemblent aux miens d'alors, ou adieu la vraisemblance. Pour autant que je me souvienne, en sixième A, j'écrivais comme Dickens, disait mon professeur, celui qui m'a donné une anthologie de Barrès pour prix de composition française en juillet 1909. Qu'est-ce que ça veut dire ? Le mélange de Montaigne, sur quoi j'ai souvenir d'avoir alors peiné, et de La Famille Fenouillard, notre grande lecture à cet ami d'alors que j'appelle ici Paul et moi, ça fait peut-être bien Dickens, le tout additionné, mot que le Larousse ignorait alors et que Pierre disait pourtant sans malice, n'ayant pas lu Faguet. J'essaye de rendre, comme si Pierre l'écrivait, ce que je pense aujourd'hui de lui alors : j'ai bien conscience de ce que cela peut avoir de boiteux, comme un Moyen Âge décrit dans le style troubadour de 1820...
M. l'Abbé Prangaud, il m'appelle Jacques. Personne n'a jamais su pourquoi. Ça doit être un nom qui lui plaît, et comme je suis toujours premier au catéchisme... Je n'ai guère de rival, il faut dire, tous ils ne pensent qu'à se bagarrer, sauf une fille. À la chapelle Saint-Antoine où ça se passe, il fait assez sombre, dès l'automne, rien qu'avec la petite lampe rouge au-dessus de l'autel, et sur la moitié gauche de la nef on range les chaises de part et d'autre d'un espace ménagé au pied de la chaire, où l'Abbé monte parfois, préférant donner ses leçons pourtant appuyé au pied de l'escalier, si bien que c'est tout garçons : les filles sont à ma droite, dans l'autre moitié de la nef, perpendiculairement. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre, il y a un carré vide, les garçons partagés en deux paquets se faisant face, et les filles un seul, face à la chaire. Alors je les vois mal, de côté, et puis pour les regarder, il faudrait se tourner, de quoi ça aurait l'air ? La petite qui a été une fois à égalité avec moi, je ne l'ai jamais très bien vue. Elle est habillée en foncé avec un canotier ciré noir, et une voix qui chante les r, c'est bizarre. L'Abbé l'appelle Sonia, comme dans un roman d'Hector Malot. C'est peut-être son nom comme à moi Jacques. Paraît que c'est une Russe, elle a les yeux un peu bridés, et le teint très pâle, pas blanc, pâle, sans couleur. Je me promets toujours de la regarder la fois suivante, et puis j'oublie. Enfin si c'est oublier. Sa grand'mère, on dit, vient la chercher à la sortie, et elles s'en vont très vite, pour les suivre il faudrait courir, on me dirait : qu'est-ce qui te prend ? Une petite dame, assez grosse, en noir, un chapeau qui fait bonnet, avec des ailes, la grand'mère. Elle ne ressemble pas à la mienne.
J'aime bien le catéchisme, sauf chanter les cantiques, je n'ai pas la voix juste, alors j'ouvre la bouche, je fais semblant. Je me demande si je ferai une bonne première communion. Maintenant, bien entendu, je suis lancé, je connais sur le bout du doigt mes dix commandements, puis M. l'Abbé Flynn quand je lui avoue mes péchés... C'est un Irlandais, ça s'explique mieux que pour Sonia... je ne lui dis pas tout évidemment (j'ai l'impression qu'il est un peu trop jeune pour certains détails), d'ailleurs ça prendrait trop de temps, puis ce serait immodeste. Comment voudriez-vous que je lui explique ma situation de famille ? Là aussi, c'est comme entre Guy et Paul, je me partage. Il y a des domaines qui sont et des qui ne sont pas pour le bon Dieu. L'important, c'est d'être sincère, de tout dire dans les limites où on fait son examen de conscience. Je ne vais pas raconter à M. Flynn comment je joue avec Tom et Mildred, par exemple, ils ne m'y ont pas autorisé. Et puis, M. l'Abbé, il se moquerait de moi. Non, ce qui est pour lui, ce sont les mauvais sentiments. À confesse, je n'en rate pas un, peut-être même je m'en prête un peu, mais ne faut-il pas mériter l'absolution ? Le jour, pourtant, où je lui ai dit que j'avais souhaité couper en petits morceaux Bertin d'Azy et le mettre dans le saloir comme dans la chanson de saint Nicolas, il a protesté. Il avait tort, parce que si je ne l'avais pas vraiment pensé avant de le lui dire, là à genoux, en tout cas le lui disant j'y croyais ferme et j'avais plaisir à imaginer Bertin d'Azy haché menu, avec toute sorte de détails. C'est un vilain cafard et Guy dit de lui qu'il descend d'un régicide.
J'aime bien le catéchisme, la seule chose c'est que ça me fait manquer la salle d'armes. Parce qu'avant de commencer mon catéchisme, tous les jeudis et dimanches matin depuis l'âge de six ans, je me rendais à travers le Bois du côté de la place Victor-Hugo à la salle d'armes de mon père. Mon père est marié, il faut vous dire, avec une vieille dame que je ne connais pas. Alors il n'habite pas avec nous. Il a eu des duels, ça, des flopées, à ce que m'a dit Maman, et il n'admettrait pas que je ne sache pas me battre à l'épée. Pour l'instant, je ne fais encore que du fleuret, des exercices, le salut, battez, contre-de-quarte, battez, contre-de-sixte, maintenant fendez-vous, là, là, la tête en arrière... Mais, avec le catéchisme, ça ne faisait plus qu'une fois par semaine. L'escrime aussi, c'est un domaine à part, que je ne partage ni avec Guy, ni avec Paul, ni avec l'Abbé Flynn.
J'appelle publiquement mon père mon tuteur, et Maman Marthe : il est convenu que pour les autres je suis un enfant adoptif de Grand'mère. Ma mère s'appelait Blanche et elle est morte, son mari est parti pour l'Espagne ou l'Amérique du Sud, ce n'est pas très clair, alors Grand'mère m'avait pris en charge, et puis il est arrivé de mauvaises nouvelles. Quand j'étais petit, je ne savais pas : puis un jour que j'étais malade, mon tuteur, il est venu dans ma chambre et, à droite de la cheminée, au mur, sous le Jésus de Prague, il a aperçu la photo du Monsieur qui était mon père pour tout le monde, un Monsieur en redingote croisée, bordée d'un large ruban de soie, une tête comme on en voit chez les coiffeurs, les cheveux noirs avec quelques fils blancs, formant un toupet à droite, et une raie à sa naissance, la barbe aussi partagée en deux, avec un air de ces dessins de paraphes qu'on affiche chez les marchands de cartes de visite. Mon tuteur, il a demandé, qu'est-ce que c'est que ça, et j'ai dit c'est Papa, et lui il s'est mis dans une colère, mais une colère ! La photo a passé dans sa poche et, devant mes protestations, il m'a promis de m'apporter son portrait à lui, pour remplacer le petit cadre ovale. Après quoi, Marthe m'a expliqué, et on a mis au mur, au-dessus du Jésus de Prague, cette fois, une grande image un peu passée, jaunie, de mon vrai père, comme s'il y avait toujours été. Plus jeune que je ne l'avais connu, la moustache batailleuse, une seule main gantée, l'autre tenant le gant sur la canne, en pied. N'empêche que je dis toujours Marthe à Maman, devant le monde... Maman, pour nous, c'est un nom secret, les portes fermées. Même pas devant Grand'mère. Maman n'aime pas Grand'mère. Elle m'a dit une fois : « Écoute, le jour de tes dix-huit ans, promets-moi : on s'en ira tous les deux, on laissera les autres, ce sera bien leur tour de s'occuper de Grand'mère, on s'en ira n'importe où, en Égypte... » Bien sûr, j'ai promis. Et de cela non plus, je ne parle à personne, ni à mon confesseur, ni à mes amis. J'ai lu des livres sur l'Égypte. Mais quand on a eu une leçon là-dessus en géographie, je me suis fait flanquer une sale note, parce que l'Égypte, c'est un royaume à nous, Maman, et j'aurais peur qu'on me dise : tiens, l'Égypte, ça vous connaît, d'où ça vous vient tout ça ?
Est-ce que je raconte d'ailleurs ce que je sais des parents de Tom et de Mildred ? C'est Maman qui me l'a dit, parce que je n'y comprenais rien, à des allusions qu'Édouard avait faites à table, et quand j'avais posé des questions il m'avait répondu comme toujours : « Ça ne te regarde pas, sale moutard... » que je le déteste, cet Édouard ! On peut bien me les interdire, je n'ai même pas envie de lire ses romans, que je pourrais si facilement prendre dans la salle à manger, il les fait relier en cuir repoussé, avec des femmes nues et des iris en relief. Alors Maman, qui sait bien, m'a pris à part, et m'a raconté les Bedford. Mme Bedford, en réalité, est née allemande, bien que sa mère se soit remariée avec un Français, elle préfère dire qu'elle est suissesse, l'important n'est pas là. Après la mort de son beau-père, ces dames avaient été habiter sur la Côte d'Azur, un hôtel à Hyères, et le fils de l'hôtel avait fait la cour à la jeune fille, il avait demandé sa main. Elle l'avait échappé belle. Parce que Léopold, le fiancé, il paraît qu'il était tout ce qu'il y a de respectueux, au moins (disait Maman) c'est comme cela que l'histoire se raconte, et puis un jour, crac ! on est venu l'arrêter. Il avait une vie double. La nuit, il filait à Toulon, ou ailleurs, il avait des histoires avec des bonnes et puis il les tuait dans les mansardes. Il en avait tué dix-sept. Un procès retentissant. La pauvre fiancée n'était plus que l'ombre d'elle-même, et puis sa mère avait placé tout son argent dans l'hôtel, et la famille de l'assassin ne voulait rien entendre pour le restituer. C'était alors qu'un client, un Monsieur anglais qui avait passé la cinquantaine, un grand type maigre avec le cou en S, et une petite tête grise dégarnie sur le dessus, un bouc, l'air d'un chien battu, toujours un plaid écossais plié au bras, s'était terriblement attendri sur le malheur de la jeune fille si mince, avec ses yeux rouges d'avoir pleuré, et lui avait proposé le mariage. Elle avait accepté, gardant toujours dans sa chambre la photo encadrée de Léopold pour monstre qu'il eût été, même après qu'on l'eut décapité. M. Bedford était le Bedford, des Usines Bedford, de Manchester. Tom, puis Mildred avaient récompensé sa bonté. Mme Bedford s'était remise de ses chagrins. Elle avait pris des formes. La famille, sans belle-maman, vivait dans un petit hôtel particulier de notre quartier, avec un jardin, pelouse et rosiers grimpants aux arbres, trois marronniers, un charme et deux petits conifères bleus à nom compliqué, un grand chien à longs poils stupide, ayant un air de parenté avec le maître de maison. Les Bedford, c'était dans ma vie encore un autre compartiment. Et qu'on jouait à cache-cache dans le noir chez eux, à la tombée du jour, après le croquet, cela aussi, cela ne regardait personne, ni que Mildred se plaignait devant sa mère que je lui abîmais tous ses petits pantalons avec mes mains... ce qui faisait un peu glousser cette dame rêveuse déjà tout encline à me considérer comme son futur gendre. Je ne vais pas dire ça à Guy ou à Paul, et encore moins à M. l'Abbé Flynn. Les Bedford, ça ne les concerne pas. Ni non plus que Mme Bedford, qui parle toujours des « Messieurs », avec un grand air de considération, de ce qu'ils aiment, de ce qu'ils n'aiment pas, soit maintenant plus que grassouillette, elle a des bras comme mes cuisses, oui, dit Grand'mère, et que pendant que M. Bedford entretient le jardin, roule la pelouse, taille ses rosiers, fait marcher le tourniquet d'arrosage, il y ait chez sa femme un jeune médecin roumain, lequel a une voix d'opéra et la montre en soirée. Werther ou La Tosca. Werther, je ne l'imaginais pas comme ça, si bruyant...
Bon. Est-ce que vous croyez que Pierre, puisque Pierre il y a, insisterait vraiment sur ce dernier détail ? À moins que ça soit pour noyer le poisson, je veux dire son histoire à lui. Parce que si j'étais Pierre, alors le mensonge ici serait d'évidence, je veux dire le maquillage des brèmes. Moi, tout le temps de mon enfance, je n'ai jamais menti aux autres, si je disais Marthe, ou enfin, ne me cherchez pas les poux sur la tête ! tout autre nom ce n'était pas au lieu de Maman. Bien sûr, j'avais pour celle que j'ignorais être ma mère des façons douces de l'appeler, que je n'aurais pas employées devant d'autres, mais cela ne signifiait rien que la pudeur. Je disais Parrain à ce personnage qui me préparait pour une vie de duels, et la trouvait mauvaise que je refuse de faire de l'équitation. Je ne savais rien de leur histoire. Je n'en ai jamais rien su, même si, un peu plus grand, j'avais été pris de quelques doutes, que je m'abstenais bien d'approfondir. C'est seulement quand j'ai été mobilisé que ma pauvre mère a dû se résoudre à m'avouer... Cet homme, il ne voulait pas que je sois tué sans avoir appris que j'étais le fruit de ses vertus viriles prolongées. Il avait exigé qu'on me dise la vérité. Je portais déjà l'uniforme, parce que Maman remettait toujours le jour de sa confession. Naturellement ici, où ce n'est pas de moi qu'il s'agit, d'un moi qui n'est plus, un moi irretrouvable, mais d'un petit garçon que j'ai inventé de toutes pièces, dans mon genre, bien sûr, pour présenter son histoire en raccourci, dans l'année scolaire 1908-1909, j'ai supposé que sa mère, pas la mienne, avait tout dit à l'enfant dès l'incident du portrait. Cela me permet de rendre plus sensible ce trait de caractère chez Pierre, cette façon qu'il a de se distribuer à tous ceux qu'il connaît, comme de la brioche ; et, tout naturellement de dissimuler son secret à tous, puisque chacun n'a connaissance que d'un côté de lui. Moi, je n'avais pas cette complexité de comportement, puisque je n'avais rien à vraiment cacher. Une fois pourtant, oh, mais cela, bien avant 1908 : pendant les vacances à Donville : il y avait à l'hôtel des Lyonnais, le fils s'appelait Noël, et nous avions trouvé une cachette dans les buissons épineux sur les premières dunes, en creusant dans le sable, on pouvait s'y tenir assis, à l'abri d'une tonnelle nature, et personne n'aurait eu l'idée de venir nous chercher sous les épines. On y sortait nos accessoires de jeux, un arc, des flèches, est-ce que je sais ? et on y restait des heures à bavarder, des histoires de Peaux-Rouges, en réalité je n'avais pas grand-chose à lui dire, à ce Noël. Je m'ennuyais avec lui à la longue. Alors, un jour, j'ai inventé de lui raconter une histoire, les mystères de mes origines. Qu'on disait que j'étais né à Madrid (en effet c'était ce qu'on me racontait), mais que moi, je croyais être né à Alger (la famille avait habité l'Algérie, quand mon grand-père, celui qu'on voit dans Les Voyageurs de l'impériale, était sous-préfet de Guelma), et que peut-être j'étais le fils de quelqu'un d'autre, et l'histoire de la photo dans la poche de mon Parrain... Tout cela était du pur roman. Autant pour épater Noël que pour me distraire, moi, de cet été gris et maussade, où il faisait un vent à décorner les bœufs. Ce petit corniaud de Noël n'avait rien eu de plus pressé que d'aller raconter ça à son Lyonnais de père, il devait avoir une petite usine et un cercle catholique pour ses ouvriers, qui était venu me déterrer dans notre cachette (même de cela Noël n'avait pas eu la loyauté) pour me dire que j'étais un salopiaud, un gosse perverti, que je finirais en prison si pas pire, que je n'avais pas honte, et que je ne m'avise pas de recommencer parce qu'il irait tout dire à mère (c'est-à-dire à Grand'mère) et qu'on me chasserait de l'hôtel... J'en avais reniflé pendant trois jours. Mais ni à Paul, qui s'appelait autrement, ni à Guy, ni à personne, je n'ai jamais menti : je croyais ce qu'on me disait, moi, je ne discutais pas la vie, elle était comme on me la donnait. Et je ne savais pas encore, de cette expérience de Donville, que c'est ainsi qu'insensiblement on passe de la banalité des choses quotidiennes à l'invention romanesque, à ce raccourci de nous, où l'on change de nom, se choisit un décor comme au théâtre, et tout d'un coup les événements prennent un sens, deviennent injurieux à ce Lyonnais en vacances, avec son panama, et pourraient peut-être faire réfléchir dangereusement un quelconque morveux de Noël, au lieu d'aller rapporter à son papa.
... À vrai dire je regrette... bien entendu, c'est Pierre qui parle... le cours de Mlle Boulanger à cause de Solange, qui avait un peu des yeux comme la petite Russe du catéchisme, et qui était la fille d'un dessinateur (Solange) dont je voyais toutes les semaines les dessins, en couleurs sur la couverture, en noir à l'intérieur, dans Le Jeudi de la Jeunesse. J'aurais préféré me marier avec Solange, plutôt qu'avec Mildred (elle était trop petite) bien que l'intimité entre nous n'eût jamais été au-delà de ce jour où j'avais chipé vingt sous dans l'armoire entrouverte de Grand'mère pour lui offrir des choux à la crème chez un pâtissier de l'avenue. Elle n'en a jamais eu idée. Mais, à elle, j'ai osé parler, chez l'épicier une fois, de la petite Russe. Elle la connaît un peu, lui ayant dit un mot ou deux au catéchisme, et l'ayant invitée à un bal costumé chez ses parents. « Et, demandai-je avec la gorge un peu serrée, en quoi était-elle déguisée ? » En Tzigane, bien entendu, avec une robe toute déchirée et les bas qui tombaient. J'ai pris l'air de trouver cela tout à fait naturel. J'étais bouleversé. En Tzigane, cette demoiselle si réservée, qui semble ne pas faire un pas seule dans la rue. Cela doit être le signe de quelque chose. Après tout, les filles sont comme nous : elles ont leurs mystères, leurs vies doubles, triples... Dans les romans d'Hector Malot, il y a aussi des Tziganes.
Pour l'instant je suis surtout occupé par l'expédition projetée avec Paul. Les plans de la machine, il les a exécutés au lavis. C'est l'une des choses en quoi Paul a sur moi l'avantage : le dessin d'architecte, d'ingénieur, ça le connaît. Moi, j'y suis si maladroit ! Évidemment, il y a beaucoup qu'à ma rentrée en sixième la famille n'a pas voulu se fendre d'une boîte de compas, c'est très cher, d'autant que mon tuteur disait qu'il m'en apporterait une, qui avait servi à ses fils, un peu usagée, mais pouvant encore aller. Personne ne peut se faire une idée de la honte que m'est cette boîte, avec les tire-lignes épointés ne permettant pas de faire un trait net, le velours violet fané, des pièces qui manquent. J'aurais pourtant aimé apprendre, mais la main m'en tremble. Et tout ce qui me vient comme cela, les miettes des fils de mon père, me donne un sentiment de répulsion. Par exemple les dictionnaires allemand-français et français-allemand, où ils ont constellé les colonnes de dessins de toute sorte, des femmes à poil, et pire. Encore un domaine dont je ne peux parler à personne, cette fois, pas même à Marthe : si elle ouvrait mes dicos, je crois que je mourrais de confusion. Je les cache. Un jour, je les jetterai dans la Seine.
Je me suis mis à lire les Évangiles avec une passion dévorante. C'est qu'au fond il y a entre ma naissance et celle de Jésus quelque ressemblance. Je me sens pris du vertige de la bonté. Je voudrais cirer les souliers des pauvres dans la rue, déchirer mon manteau à martingale pour en donner la moitié à un mendiant, mais il faut penser à Maman qui a tant de peine à joindre les deux bouts. Le soir et le matin, je mets à ma prière une telle ferveur que j'en laboure mes joues avec mes ongles, et on croit que je me suis encore battu : et je m'en laisse faussement accuser pour mes péchés. M. Flynn est assez effrayé de ma ferveur, il en a parlé à M. l'Abbé Prangaud, c'est sûr. Celui-ci m'a pris à part, le jeudi suivant, à la chapelle, et m'a donné un rosaire de grains rouges avec une médaille de nacre blanche, lequel a été béni par le Pape. Moi, j'en ai été tout confus, comment le remercier. Je pensais que c'était parce que je savais si bien mes leçons. Il m'a dit soudain : « Jacques... tu as pensé peut-être parfois que tu pourrais te faire prêtre ? Tu aimerais servir la messe ? » Non, je n'aurais pas aimé. L'amour de Dieu, pour moi, c'est affaire intime. J'ai bafouillé je ne sais quoi, j'aurais voulu lui rendre le chapelet. À la maison, je l'ai enfoui dans le tiroir de la table de nuit derrière des boîtes de pastilles contre le rhume et des billes d'agate. Il ne faudrait surtout pas que quelqu'un, Maman, me demande d'où cela vient.
Pour autant que je me souvienne, il y avait un certain lien entre ces accès religieux qui me prenaient comme à Pierre, et les sentiments que je ressentais pour mon parrain. Il n'avait pas été possible de me cacher, car lui-même en parlait volontiers, qu'il eût sous Jules Grévy présidé à l'expulsion des religieuses. Peut-être M. l'Abbé Prangaud était-il plus que moi renseigné sur mes origines, et faut-il dans la sollicitude qu'il me témoignait penser qu'il y avait un peu de l'horreur que lui inspirait celui qu'on appelait l'Homme-aux-gants-gris-perle. Je n'ai jamais rien écrit où il se reflète, même si dans Le Fou d'Elsa l'enfant Boabdil peut-être me ressemble, qui dit : Je n'aimais pas mon père. Parrain ne ressemblait pas, lui, à l'émir Aboû'l-Hâssan : il avait cinquante-six ans à ma naissance, soixante-sept en 1908. Le roman de cet homme, je m'en suis toujours détourné. Il me suffit que l'un de ses fils soit venu, au temps de la drôle de guerre, ait dit à ma mère de lui un tel mal, qu'elle en eut mal au cœur. Je craindrais trop, ma mère morte pourtant, de ne pouvoir parler de cet homme autrement que ce fils qu'il eut de la Loi. Après tout, je n'ai été que le témoin de hasard entre lui et ma mère, et même sous un déguisement je ne vais pas ouvrir à d'autres ce long déchirement. Tant pis si l'on me juge mal parce que je n'aimais pas mon père ! Je ne dis pas cela pour me justifier : je veux seulement parler des limites du roman. Par exemple, j'ai été dans ma vie le témoin de bien des choses qui pourraient se transformer en fictions, mais c'est précisément l'une des grandes difficultés du réalisme au XXe siècle : aussi bien dans le domaine politique le nombre des sujets tabous va croissant, du fait des censures extérieures ou des autocensures que s'impose l'écrivain. On est pour écrire, dans ce troisième quart de siècle, plutôt gêné par ce qu'on sait, qu'on a connu, vécu : ce sont là les difficultés internes du réalisme, et parfois je me demande combien de temps encore il sera possible de les surmonter. Les réalistes de l'avenir devront de plus en plus mentir pour dire vrai.
Les expulsions de religieuses, Dieu sait ce que ma Grand'mère en pensait ! L'orgueil de la famille tenait à ce que nous descendions de Massillon. Et un prêtre de Notre-Dame de Paris, qui en avait dirigé la maîtrise quand y chantait à quatorze ans mon oncle, s'était dérangé pour dire la messe à Neuilly et me donner lui-même l'hostie, à cette première communion de 1909. L'abbé Renard y était aussi venu marier mes deux tantes, l'une à un officier anglais, l'autre à un officier français. C'était lui qui, passant dans l'avenue Gabriel, avait été hélé par la garde de l'Élysée pour apporter à Félix Faure les secours de la religion, comme Mme Steinheil venait de filer par une porte de derrière. Il ne détestait pas raconter cette histoire au dessert. Je veux dire que j'étais partagé entre la tradition voltairienne et les exemples chrétiens : et si peu que ma mère eût de religion, paraît-il, c'étaient pourtant ses larmes, sa tristesse, trop souvent surprise, qui me poussaient vers l'Abbé Flynn, il s'appelait bien ainsi, comme pour Guy, je ne lui ai pas changé son nom, lequel me donnait l'absolution pour mes fautes imaginaires, comme des romans en puissance, sans entendre derrière les sanglots de la réalité.
Je voulais parler de notre grand projet. Et puis il y a toujours quelque chose qui m'en détourne. Cette fois, c'est Catherine Simonidzé. Il y avait longtemps qu'elle n'était pas venue à la maison. Mon Dieu, comme elle est belle ! Je l'avais un peu oubliée. Je crois que si on ne la voyait plus, c'est que le rôle joué par sa mère dans le mariage de Paulette lui a déplu. Elle dit à Maman qu'après tout, si cela plaisait à sa sœur d'épouser ce colonel, elle, cela ne la regardait pas, ce n'était pas sa famille : mais que Mme Simonidzé ait fait la marieuse, cela... Moi, la conversation ne m'intéressait guère : parce que, Paulette, eh bien, elle pouvait se marier avec le diable ! Le résultat est qu'elle ne nous encombre plus, bien qu'on n'ait pas vraiment récupéré le petit salon, puisque Édouard l'occupe ayant abandonné la chambre du sixième.
Le prétexte de Catherine, c'était d'apporter à Maman le dernier fascicule paru de Jean-Christophe : ce n'est pas commode cette façon de publier les livres, la dernière fois j'avais essayé d'y fourrer mon nez, mais comme je n'ai pas lu le commencement, je n'y ai rien compris. C'est drôle que Catherine aime tant ça, parce qu'une autre amie de Maman, cette petite maigre si laide, avec un grand nez et les cheveux en boudin sur un front luisant, est folle aussi de l'auteur : il est vrai qu'elle habite à côté de chez lui, rue Léopold-Robert, alors ça s'explique. Édouard le déteste : c'est un bon point pour ce Romain Rolland, mais Maman dit que c'est trop difficile pour mon âge. Moi, je sais bien que Catherine vient pour moi, mais cette fois elle n'a pas trouvé moyen de me parler, elle était distraite, elle m'a seulement repris les Récits de Sébastopol, de Tolstoï, qu'elle m'avait prêtés quelque temps auparavant, elle m'a demandé si j'ai lu Anna Karénine, et comme je ne l'ai pas lu, ce roman-là, elle m'a promis de me l'apporter un autre jour... Ce sera peut-être l'année prochaine. Pourvu qu'elle ne se marie pas avant que je sois grand !
En attendant, avec Paul, notre entreprise fait des pas de géant. Évidemment, le submersible n'est pas encore construit, mais quand on regarde les plans, avec tout le détail... maintenant, il ne s'agit plus que de trouver le Mécène. C'est affreux, que tout dépende toujours de l'argent ! Je ne peux pas en demander à mon père, ça lui est difficile à cause de sa femme.
On avait longtemps hésité, avec Paul, pour savoir ce qu'il s'agissait d'explorer : peu à peu, tout est connu sur la terre, archiconnu, il ne reste plus que les pôles et les gouffres. On a choisi le pôle Nord, à condition de se presser, parce qu'un jour ou l'autre, un Suédois quelconque... enfin. Le submersible est équipé pour les grands froids. Il peut plonger en mer libre et faire surface dans les régions glaciaires, en déployant sur sa tête un dispositif brise-glace, genre rhinocéros, que je ne saisis pas bien, mais c'est l'affaire de Paul, lui, il sait.
Si l'entreprise a avancé, c'est qu'elle a pris un nouveau caractère depuis qu'on a décidé d'emmener une femme avec nous. Cela change tout le paysage. Sans doute, il serait plus logique d'en emmener deux, puisque nous sommes deux hommes. Mais elles pourraient se disputer entre elles et puis il n'y a pas la place. Les machines qu'il faut avoir, c'est fou ce que c'est encombrant. D'ailleurs, qui voudrait venir avec nous ? J'aurais bien demandé à Catherine... mais elle a ses histoires, et puis est-ce que je sais si Paul lui plairait ? Elle n'aime pas beaucoup les scientifiques. C'est dangereux de mêler les gens, les sentiments, les choses. Catherine, c'est une affaire à moi, je n'en ai jamais parlé à Paul, pas plus que de la petite Russe. Lui, Paul, il a sa candidate : et il faut dire qu'elle est ravissante. Tout le contraire de Catherine, une blonde, comme sur les images. C'est la fille de gens qu'ils connaissent, ses parents. Elle a dix-sept ans, elle en aura dix-huit quand nous partirons. Elle est actrice et elle va jouer La Belle au Bois dormant de Jean Richepin, au théâtre Sarah-Bernhardt. Paul lui a parlé, elle accepte. On a eu un goûter ensemble, on lui a fait voir les plans, on lui a expliqué où serait sa couchette. On était un peu inquiets tous les deux, parce que pour une actrice, sa cabine, ce n'est pas merveilleux. Paul lui a demandé de défaire ses cheveux pour me montrer. Ah, c'est bien la Belle au Bois dormant ! De l'or, et puis légers, légers, quand elle penche la tête, ça lui caresse les pieds. Il y avait du Kugelhopf à goûter.
Naturellement on n'a pas trop insisté sur les raisons qu'il y a d'emmener une fille : la cuisine à faire, les boutons, les chaussettes, enfin, elle comprend bien toute seule. On a dit galamment que, une expédition, quand il y a une femme, c'est une tout autre atmosphère. Je me demande si elle sait repriser. Paul dit qu'elle a été très bien élevée, et puis que le théâtre c'est une idée toute récente qu'elle a eue.
Il faut tout prévoir maintenant. Notre passagère, c'est tout de même une responsabilité. On a décidé de lui acheter du parfum. Le plaisir en sera aussi pour nous, et sur les frais généraux ça ne comptera pas tant que tout ça. Paul parle beaucoup des régions au-delà du cercle polaire, comment on y fait du feu, les animaux qu'on rencontre. Moi, au fond, je ne pense qu'aux premières étapes du voyage. Sur le pôle, mes idées ne doivent pas être très sérieuses, je ne peux pas m'empêcher quand on en parle de voir les choses comme au Châtelet, au dernier tableau de Pif paf pouf !, quand les icebergs croulent et de derrière surgit le Géant des glaces qui roule des yeux terribles. Et puis, je me sens un peu la cinquième roue du carrosse, à nous trois. D'abord parce que la Belle au Bois dormant, en bonne camaraderie, il faut bien que je considère qu'elle concerne plutôt Paul que moi. Je ne l'ai pas inventée et je n'ai pas non plus inventé le submersible.
Quand Paul parle dynamo, coussinets et cœtera, moi, je me perds... Alors je me suis trouvé une petite spécialité pour me donner un peu d'importance dans l'affaire : je tire les cartes. Oui. Pour tout ce qui peut se produire, si la machine sera construite, et quand, d'où on partira, le matin ou le soir, si on devra s'habiller chaud tout de suite ou bien attendre la plongée, au Havre. Parce que finalement on a décidé de rouler sur route de Paris au Havre pour roder le moteur. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... je tourne un valet. Qu'est-ce que c'est que celui-là ? Qu'est-ce qu'il vient faire dans notre voyage ? « Ton valet m'embête, dit Paul, ramasse les cartes et recommence... » Je mêle, il coupe. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... Encore un pique ! « Il n'y a que des piques dans ton jeu... » dit Paul, sévère.
J'ai fait des centaines de réussites pour tous les détails de Paris au Havre. On ne se rend pas compte. Tout ce qui peut se passer de Paris au Havre dans un submersible sur route ! Mais quand on commence à y penser... Il y a une petite chose qui nous ennuie tous les deux : on a appris par les cartes que notre voyageuse aurait un léger accident avant d'arriver à la mer. Oh, pas très important, elle va se couper à la main gauche, on lui fera un pansement ! Il ne faudra pas oublier le matériel d'infirmerie, on ne l'avait pas marqué dans les frais. Tu sais une pince, des agrafes, des compresses, le coton hydrophile, la teinture d'iode, ça ne va pas chercher bien loin. Et l'ipécacuana ? Comment ? L'ipécacuana. Pourquoi veux-tu qu'on prenne de l'ipécacuana ? Il faut toujours. On peut avoir besoin de vomir. En tout cas, pour le petit accident, comme on est prévenu, ça n'aura pas le temps de saigner beaucoup, on tiendra prête la bande Velpeau, hein ? Mais, de toute façon, mieux vaut ne pas prévenir notre amie : on ne sait jamais avec les filles, elle pourrait s'effrayer, changer d'avis...
Il y a un point qui me tranquillise. D'ici le mois de mai, on ne sera jamais prêt. Par conséquent, on aura le temps de faire notre première communion. Moi, ça m'aurait ennuyé de devoir partir avant. Paul, il aurait dit tant pis.
Je n'ai rien raconté à Catherine Simonidzé de mes idées religieuses. Je sais bien qu'elle, c'est une impie. Mais d'abord, elle n'est pas catholique. Au Caucase, c'est la religion orthodoxe. Alors, ne pas croire, ce n'est pas si grave. Et puis, Catherine, je l'ai dit, c'est aussi un domaine séparé. Pas plus qu'à Paul ou Guy, je n'en parle à Dieu, ni à M. l'Abbé Flynn. Pour elle, je prie la Sainte Vierge.
Top. La main dans le sac. Voilà le roman. Dire que Pierre prie la Sainte Vierge. L'enfant moi n'a jamais prié la Vierge. Drôle d'invention. Pourquoi ? Gratuitement ? Sûrement pas. Pour prendre mes distances. Mais personne n'en saura rien ! Il ne s'agit pas des autres. Il s'agit de moi. Moi, je sais, Pierre se distingue de moi parce qu'il prie Marie mère de Dieu. Où est-ce que je veux par là l'entraîner ? Au pôle Nord de quoi ? J'imagine donc que pour le salut de Catherine, Pierre, il lui faut l'intercession mariale. Évidemment cela implique déjà dans sa tête l'idée que la Vierge serait compréhensive au cas de Catherine qui a des amants, paraît-il. Et ce n'est peut-être pas seulement pour elle qu'il a besoin de son intercession : mais est-ce qu'un fils peut parler de sa mère à la Vierge, savoir devant la Vierge ce qu'il sait, l'avouer ? Et ainsi de suite. Non rien de tout ça. À rayer. Ce petit, pour lui, la Sainte Vierge a une ceinture bleue, voilà tout. Il ne se pose pas de questions. Ni sur saint Joseph, ni sur l'ange Gabriel. Il ne se demande pas comment Dieu fait les enfants. Il prie. Il croit. Rétrospectivement, mieux vaut respecter cela. Que son langage sonne faux, ne corresponde ni à l'âge, ni à l'époque, encore à la rigueur. Mais prêter à ce garçonnet, comme disent les catalogues des grands magasins, les pensées de l'homme fait, ou défait, non. Est-ce que je sais encore comment, il y a cinquante-cinq ans de cela, j'entendais les mots Immaculée Conception ? est-ce que je sais comment pouvait les entendre un autre que moi, dont par là même je veux marquer qu'il est un autre ? Stendhal, racontant après trente-six années, l'ascension du Saint-Bernard, doute s'il entra vraiment dans l'Hospice et se demande si les récits de l'intérieur qu'on lui en fit produisirent une image qui prit la place de la réalité.
Et suis-je entré dans l'âme de cet enfant ? Ce que je crois y décrire comme si vous y étiez, est-ce bien dans sa prière ? Ou qu'est-ce donc ici qui prend la place de la réalité ? L'homme qui ne croit point, comment va-t-il imaginer les mots de la prière d'un enfant qui lui ressemble, mais par cette prière même se distingue de l'être qu'il fut ? Si j'étais encore à égalité avec mes personnages, je veux dire comme Pierre devant Solange ou Sonia, à égalité d'ignorance, peut-être alors pourrais-je sans effort pénétrer cette prière, lui donner écho, cette respiration toujours fraîche... Oh, cette impuissance à revenir en arrière ! Il s'agit bien de la mémoire ! Que ne donnerais-je pas pour éprouver cette faculté de retour, cette disponibilité d'un recommencement.
Tout d'un coup, me voilà confondu de la vanité de ce monde. Rien n'a plus de goût pour moi, ni les livres, ni la musique, ni mes amis. Quelle agitation sans but ! L'école, l'escrime, les dimanches chez les Bedford ou chez Paul, et le matin Maman et moi, on a été au-devant de mon père par le Jardin d'Acclimatation, l'avenue des Acacias, la Porte Dauphine... Il y a quelque chose qui ne va pas entre eux, je ne sais pas quoi : l'autre jour, au coin de l'avenue Bugeaud, elle lui a dit qu'après tout, elle pourrait se marier, pendant qu'elle était assez jeune, et il a fait de grands moulinets avec sa canne, avec des éclats de voix : « Marie-toi si tu veux ! Je ne t'en empêche pas... » Et elle a eu tout de suite les larmes aux yeux, j'ai bien vu. Cela fait quinze jours qu'on ne le voit pas, mon tuteur. Il m'a envoyé une montre. Je ne la porterai pas.
Ô mon Dieu, il n'y a que vous seul qui méritiez qu'on vous aime ! Et pourquoi ne voudriez-vous pas me reprendre dès maintenant ? N'ai-je pas assez vécu ? Assez en tout cas pour savoir que vous seul êtes aimable, que vivre n'a de sens que pour mourir un jour, c'est-à-dire pour retourner à vous. Ne me donnez pas à subir de trop longues épreuves ! Qui sait, je ne suis pas meilleur qu'un autre, je pourrais me prendre aux illusions de ce monde, je pourrais me détourner de vous un jour ! Ah, je n'ai peur de rien tant que de vous être infidèle ! Que m'est la gloire, que me sont les succès ? Eh bien, j'aurai le Prix d'excellence, je serai l'un des conquérants du pôle, des jeunes filles pleureront en lisant mes vers... Perspectives misérables : le seul bonheur dont je me veuille flatter c'est de mourir en Vous aimant, qui êtes l'Amour même. Ô mon Sauveur, mon Dieu ! accordez-moi cette faveur insigne... Je ne suis plus un enfant, puisque dans quelques jours je m'approcherai de votre Sainte Table. Faites qu'en recevant votre Corps adorable j'atteigne le bout de mon calvaire et que je n'y survive point. Mais est-ce que je ne me trompe pas sur moi-même ? Suis-je déjà digne de succomber d'amour ? Et puis, j'ai promis à Maman, pour mes dix-huit ans, l'Égypte... je ne peux pas lui faire faux bond. Vous qui y avez été, mon doux Jésus, comment c'est l'Égypte ?
J'ai lu dans le Père Lacordaire une chose qui m'empêche de dormir. C'est où il parle à un jeune homme du Cantique des Cantiques et dit que le poids de cette gloire est trop pesant à une âme qui n'a pas encore atteint la virilité de l'âge surnaturel. Et si je ne l'avais pas atteinte ? J'ai beau me priver de tout ce que j'aime, ne plus lire, renoncer aux sucreries, m'infliger la torture de ne pas écrire, me mortifier de mille façons, m'enfoncer sans crier la lime sous les ongles, me blesser aux endroits les plus tendres... suis-je digne de vous qui êtes mort sur la croix ?
Édouard est de pis en pis. Il fait passer dans le Cri de Paris des échos sur ses aventures féminines. Qu'à Donville on l'a surpris dans la cabine de Mme X... qu'il avait pourtant vue toute nue comme tout le monde à la Nationale, sous le pinceau du peintre Roll, en République... Depuis qu'il est journaliste à L'Homme Libre, Édouard se croit dans le gouvernement. Maman a eu une scène avec lui parce qu'elle lui a dit qu'elle voulait rompre avec mon père. La porte était ouverte, je n'ai pas pu ne pas entendre : « Eh bien, disait-il avec un ton de fureur, ne te gêne pas ! Romps, ma fille, romps. Ce qui arrive aux autres, tu t'en es souciée peut-être... Tu sais bien que ma situation au journal vient de ce que le Patron – Édouard appelle mon père le Patron, parce qu'il a été son secrétaire – m'appuie auprès de Clemenceau. On va me ficher à la rue, et toi, tu t'en fous, bien entendu ! Juste au moment où le Quai d'Orsay me confie une rubrique au Berliner Börsen Courrier ! » Qu'est-ce que c'est que ça le Berliner je ne sais quoi ? Édouard me l'explique quand je l'ai trouvé dans sa chambre, assis le dos à la fenêtre devant sa table, ayant installé sur un fauteuil en face un coussin et un polochon, comme un personnage à qui il posait des questions, dont il faisait lui-même les réponses. On l'a chargé de rédiger pour ce journal de Berlin (que le Quai d'Orsay paye en sous-main) des articles inspirés où il est supposé interviewer des personnalités influentes, des sphères gouvernementales, auxquelles il fait dire sur les questions économiques, diplomatiques et militaires, ce que le gouvernement Clemenceau désire qu'on sache en Allemagne. D'abord j'ai ri. Ce qui me fait bien craindre de ne pas avoir atteint la virilité de l'âge surnaturel. Parce que c'était la mise en scène qui était comique, la comédie d'Édouard. Mais la chose. Ce mensonge. Qu'est-ce qu'il en aurait pensé, Jean-Christophe ? Et vous, ô mon Seigneur Jésus ?
Est-ce que je puis parler de cela à qui que ce soit au monde ? Ni à ma pauvre mère, ni à M. l'Abbé Flynn... Guy ? Il s'en prendrait tout de suite à la République. Et puis, j'aurais trop honte avec tous. Sans compter Paulette qui a dit à sa sœur : « Marthe, tu ne viendras pas à mon jour cette semaine, parce qu'il y a des parents de Gaston que je ne tiens pas que tu rencontres... » Gaston, c'est le Général : le Colonel est général depuis huit jours, et sa famille, c'est son cousin le Président et Madame, le Régent de la Banque de France, enfin du monde comme ça : il ne faut pas qu'ils rencontrent Marthe qui a un enfant et pas de mari. Je vois bien que Maman est bouleversée. Elle n'est pas venue à table, elle a la migraine. La nuit, je l'ai entendue qui se levait, marchait dans sa chambre, parlait toute seule à voix haute. Quand je pense que Paulette a vécu dix ans à ses crochets...
Mon Père, éloignez de moi ce calice... et que ma sueur soit faite de gouttes de sang qui tomberont à terre et s'y enfonceront !
J'ai demandé à Grand'mère si nous avions le Cantique des Cantiques à la maison. Elle s'est récriée que ce n'était pas une lecture pour moi. De toute façon, Grand'mère n'est qu'une sotte, et je ne lui demande pas son avis si je prends dans la bibliothèque la Leçon d'amour dans un parc de René Boylesve, par exemple. Ou Les chansons de Bilitis. Mais le Cantique des Cantiques, ça l'a agitée. On en a parlé à table, et Édouard a été pris d'une douce rigolade, Maman lui a dit : « Tais-toi ! Le petit t'entend... » Peut-être que vraiment il faudrait atteindre l'âge surnaturel pour lire ça... Toujours est-il qu'on vient de lui donner un bureau de tabac, à Grand'mère. À Toulon, sur le port. C'est mon tuteur qui l'a obtenu, c'est clair ! Lui et Clemenceau, dit Édouard, c'est comme cul et chemise.
Dieu a-t-il voulu m'éprouver ? Je n'en sais rien, mais la désillusion est terrible. Rien. Je n'ai rien senti quand l'hostie est descendue en moi. Il y avait trois jours que je ne dormais plus. Je priais le Seigneur dès que m'était fait le grand bonheur d'être seul. Je mangeais tout juste de quoi me soutenir. Je m'humiliais même devant Édouard. Grand'mère disait : « Mais il devient très gentil, cet enfant... » et je ne lui criais pas que c'était pour Jésus, pas pour elle. En classe, je prenais sur moi toutes les corvées. Je laissais passer les autres devant moi dans les portes. « Qu'est-ce que tu as ? me disait Guy. Tu vas te présenter aux élections, et tu essayes de gagner des voix ? » Je tâchais de sourire sans trop d'amertume. Meilleur je me faisais, plus on me marchait sur les pieds. J'aurais dit merci pour chaque affront. Puis est venu le grand jour, je me suis levé bien avant l'aube... Le costume avec le pantalon long, le brassard blanc. Cette impatience patiemment supportée. Maman ne serait jamais prête. Enfin, enfin, et les grandes orgues, les cantiques, les genoux sur la paille, en baissant la tête je m'arrangeais pour me heurter les lèvres au bois du prie-Dieu, et moi je savais bien que j'avais mes bras en sang.
Et puis rien. Le prêtre qui dit à tous les mêmes paroles latines, en pensant à autre chose. La crainte de toucher l'hostie avec les dents, je me suis un peu étranglé, j'avais l'envie de boire. La musique, ce n'était plus que comme si grinçait une porte quelconque, assurément pas celle du ciel. Alors, tout va reprendre comme par le passé ? L'escrime, l'école, mon père au Bois, le voyage au pôle Nord, Guy qui essaye de m'apprendre la chanson des Camelots du Roi :
Et viv' le Roi, à bas la République !
Et viv' le Roi, la gueuse on la pendra !
Je suis retourné au catéchisme. On prépare le Renouvellement. Mais décidément, je n'ai pas atteint l'âge surnaturel. Je m'ennuie maintenant, l'Abbé Prangaud m'agace avec ses façons de me demander si je dis bien mon rosaire. Si je lui avouais la vérité, la table de nuit, cela lui ferait de la peine, alors je mens. Et puis, comment s'accuser de ce mensonge-là à confesse ? Alors je n'y vais plus. Mais, à la sortie de la chapelle, je suis arrivé sur les talons des dames russes. Sonia a grandi, presque une jeune fille. Elle n'a pas vu que je la suivais. La dame non plus, elle bavarde tout le temps. Elles étaient sur le trottoir, le long des maisons. Moi, par discrétion, un peu à l'écart, sur le terre-plein, de l'autre côté de la ligne du tramway. Elles habitent un peu après la place du Marché. Ça fait un bon bout. J'avais le cœur qui battait, qui battait. Une autre fois, je tâcherai d'avoir le courage de me tenir plus près, pour entendre ce qu'elles disent. Elles, enfin, la grand'mère. Parce que ma bien-aimée n'a pas dit un mot de tout le chemin.
Maintenant tout a changé. J'écris, j'écris. On se moque de moi parce qu'à la rime (avec parler tout bas) j'ai mis le mot isba, qui n'a pas d's au bout, et puis qu'est-ce que c'est que cette couleur locale ? Guy, bien sûr. Il ne comprend plus rien à ce qui se passe en moi. Il a de tout des idées enfantines qui me font hausser les épaules. Bien que, peut-être par invention, pour regagner mon estime, il m'ait avoué qu'il était amoureux d'une de ses cousines. Ah, je la vois d'ici ! Il a déjà un peu de poil sur la lèvre, Guy, mais ce n'est sûrement pas la virilité de l'âge surnaturel. Alors, un jour, où j'affectais de parler des femmes au pluriel, il me dit en baissant la voix, après avoir regardé autour de lui, s'il n'y avait personne sur le boulevard : « Tu sais, toi, comment on fait les enfants ? » J'ai bien eu l'envie de crâner, m'exclamer : cette idée ! Mais aussi de savoir. Alors, j'ai dit non, avec la tête, et après une hésitation : « Et toi ? » Alors Guy m'a fait jurer de ne le répéter à personne, il y avait un type de troisième qui lui avait expliqué... « Tu comprends, c'est si facile à faire, si ça se savait ça aurait des conséquences... » Peut-être qu'il m'a raconté des histoires, mais toujours je n'ai pas très bien compris. Encore une chose qu'on ne peut partager avec personne. Je ne vais pas dire ça à Paul, d'abord j'ai juré, et puis ça le ferait rougir, qu'est-ce qu'il penserait de moi ? Quant à l'Abbé Flynn... Il irait trouver l'Abbé Prangaud. On est seul au monde, tout de même.
Avec Catherine, peut-être, avec Catherine je pourrais parler de cela, sans qu'elle croie que je lui fais des « avances »... Mais c'est difficile pourtant, d'abord, j'aimerais qu'elle pense qu'il y a longtemps que je savais.
Je me demandais ce que venait faire ici Catherine Simonidzé. Expliquer un peu la bizarrerie des lectures de Pierre... Au vrai, je n'avais pas pu résister à lui donner entrée dans cette histoire. Sans doute estimera-t-on que l'auteur des Cloches de Bâle y voulait trouver à bon marché quelque consistance avec cette héroïne peut-être que déjà mon lecteur aura rencontrée, ou pourra, lisant ceci, avoir curiosité de connaître. Un truc de romancier, quoi. Justement, il en va tout à l'envers. Que Catherine s'appelait Élisabeth, et que je ne l'ai pas inventée, que c'est de ma vie qu'elle vient et non des Cloches, cela change complètement les données. Sans doute est-ce un cadeau que j'ai fait à Pierre de la rencontrer, et ce petit imbécile qui s'amourache de Sonia plus que d'elle ! Nulle part, dans tout ce que j'ai jamais écrit, le carrefour de l'imaginaire et du réel n'est plus sensible qu'en cette étrange fille dont j'ai tant rêvé, que bien sûr j'ai fini par croire la connaître. Comme l'Hospice du Saint-Bernard... Voilà pour m'apprendre à réunir dans une même année scolaire, par je ne sais quel engouement de la règle des trois unités pervertie, les battements de ce cœur précoce, où il y avait place pour des gamines et des vraies femmes, mais pas toutes à la fois. Hors de propos, de nos jours on chante sur un air de Léo Ferré, un poème de moi qui est devenu une chanson de lui, et je n'ai jamais compris pourquoi cela fait rire les gens quand les vers disent : J'aimais déjà les étrangères – Quand j'étais un petit enfant... Mais c'est d'un effet de comique assuré. Je ne le dirai pas à Pierre, ça lui donnerait un coup. Pierre est un petit garçon beaucoup plus simple que moi dans ce domaine. Je veux dire alors... car que serait-il devenu ? Vous le voyez surréaliste ? Quant à moi, en 1909, au dernier trimestre, mai, juin, juillet, les romans ne me suffisaient plus, ni les poèmes : j'avais beau en écrire tant que je ne savais plus où les cacher, il me fallait inventer d'autres miroirs à mes folies. Je traçais sur des bouts de papier des phrases qui n'avaient sens commun que de l'exaltation. J'en faisais de petits rouleaux que je glissais dans les marches de l'escalier de ma mère souvent mal jointoyées. Peut-être les y trouverait-on encore. J'ai fait cela pendant près de dix années. Parfois j'ai pensé aller les rechercher, mais la honte m'en retenait. Ainsi j'ai perdu beaucoup de mes enfantillages. Phrases sans doute obscures, sans valeur à d'autres, mais que j'ai mêlées alors à mes rêves et à mes brumes. Précisément parce que cela pouvait paraître des mots sans suite, qu'on n'y aurait jamais vu que l'argot d'un jeu d'écolier, j'imagine qu'à les rejoindre on eût écrit ce que je suis incapable aujourd'hui d'écrire, ce que j'avais peut-être ambition de faire...
J'imagine ainsi que dans les cachettes des maisons, sous des pierres de jardin, ou des détritus dans les terrains vagues, il y a des enfants qui enfouissent leurs incompréhensibles secrets. Personne heureusement ne les retrouve, on en rirait, et rien au monde à penser ne me paraît plus insupportable. Le Monde réel est aussi fait de ces rêveries, je dirais même qu'il est bâti dessus.
Je ne vis plus que pour ces minutes, derrière Sonia, quand on sort de Saint-Antoine. C'est chaque fois exactement la même chose. Ces dames marchent sur le trottoir. Je les suis sur le terre-plein : je ne peux pas me décider à m'approcher. D'ailleurs, ce que dit la grand' mère ne m'intéresse pas, et la petite ne prononce pas une parole de tout le chemin. Elle se tient extraordinairement droite, elle a relevé ses cheveux déjà comme une grande fille et les porte tirés, tirés. Elle n'est pas du tout jolie comme Catherine Simonidzé ou notre compagne du submersible. Elle n'a pas même ces manières de petit animal de Mildred quand on lui caresse les jambes. Je n'ai jamais rien vu de si modeste dans le maintien. Je n'imagine pas que jamais elle rie, elle doit sourire peut-être, elle est un peu comme un sourire discret. Elle a toujours la même robe dont il n'y a rien à dire. Je ne l'ai jamais vue de face. D'abord, il me semblait qu'elle avait la joue très ronde, mais elle a dû maigrir. Tout sur elle est beige et gris. Une fois, elle a tourné un peu la tête, et j'ai vu ses lèvres, pas ses yeux. Des lèvres d'enfant, j'ai hâté le pas, mais elle regardait à nouveau droit devant elle, l'avenue était dans ses couleurs, il n'y avait que la vieille dame qui tirait sur le noir, et qui faisait du bruit, dans une langue d'ailleurs que je n'entendais pas. Le russe, je suppose.
Jusqu'au jeudi suivant j'ai essayé d'imaginer les lèvres de Sonia. Pour cela, il me fallait regarder les lèvres de tout le monde, parce qu'au fond je ne sais pas très bien comment c'est fait une bouche de fille. Ce n'est jamais ça qui m'a intéressé.
On croit qu'on a de l'imagination. Guy me dit toujours : « Toi, avec l'imagination que tu as... » Mes professeurs de français aussi, c'est l'imagination qu'ils louent dans mes copies. Je ne sais pas pourquoi, je n'invente jamais rien. Mais aussi, dans mes devoirs, vous y chercheriez longtemps pour trouver une bouche. On ne doit pas pouvoir, avec les yeux seuls, comprendre les lèvres. Je passe mon doigt sur les miennes. Le soir, parfois, sur les bancs près de l'église, j'ai vu des amoureux s'embrasser.
Les semaines passent. Elles sont longues et courtes. Maman a dit à mon père : « Eh bien, tu vois, Pierre... il est tout aussi passionné pour le catéchisme qu'avant sa communion... » Il a haussé les épaules et dit quelque chose très vite que je n'ai pas entendu. Maman a eu un petit sursaut : « Écoute... s'il t'entendait ! »
Il fait déjà très chaud. C'est le mois de juin qui commence. Je n'ai qu'une peur : si, après le Renouvellement, Sonia n'allait pas au catéchisme de persévérance ? Tout se passe comme si la vie continuait, avec tous ses compartiments : la religion, Maman, Édouard, les Bedford, Catherine qui m'a apporté Anna Karénine, les vers que je montre à Guy, toutes sortes de difficultés avec le submersible, et Paul qui doit refaire ses plans, il s'est aperçu qu'on pourrait avoir des ennuis en plongée... Le Général qui a été nommé au Maroc, alors on ne verra plus Paulette, c'est pas dommage... Mais, pour moi, il y a cette chose rien qu'à moi, tellement à moi qu'on ne peut rien du tout en raconter, toujours le même battement de cœur, la crainte d'être vu, l'envie aussi de l'être, ce chemin, il a seulement poussé des feuilles aux platanes du terre-plein, la petite bien droite sur ses reins, et la grand' mère qui parle, qui parle...
Tout d'un coup je viens de comprendre pour quoi Catherine Simonidzé devait entrer dans la vie de Pierre : pour lui apporter Anna Karénine sans doute, mais c'est à moi que ce geste s'adresse. Aucun livre jamais n'a pour moi posé plus violemment la question de la genèse des romans. De février 1870 à janvier 1878, de l'idée brusque qui le détourne de Pierre le Grand (Hier soir, écrivait la comtesse Tolstoï, il m'a dit qu'il avait entrevu un type de femme mariée, du grand monde, et qui se serait perdue...) à l'édition du livre, par les doutes, les rêves, désespérant de lui-même, trois ans avant de se mettre à écrire, le premier brouillon fait de mars à mai 1873, et cinq ans pour refaire sans cesse... jamais l'engendrement d'une chimère ne s'est ainsi fait sous nos yeux. C'est entre ce soir de février 70 où il confiait à sa femme son premier songe d'Anna et ce mars de 73 où l'écriture commence, aux premiers jours de 1872, que brusquement la fin du roman s'était imposée à lui, dans la vie : la maîtresse de l'un de ses voisins de campagne s'était jetée sous un train, et Tolstoï avait demandé à en examiner le corps. Mais ce qui provoquera la naissance de cette femme vouée à ainsi mourir, il faudra attendre 1949 pour le savoir quand la Lit-Gazeta publie une lettre à Strakhov que je ne peux pas, je ne peux absolument pas ne pas recopier ici... Il y a environ une semaine, Serge, mon fils aîné, a commencé la lecture de « Iouri Miloslavski » ; cela l'a passionné. J'ai estimé que c'était prématuré, et l'ai lu avec lui. Puis ma femme nous a apporté d'en bas les « Récits de Bielkine » pensant y trouver quelque chose pour Serge, naturellement elle a trouvé que c'était trop tôt. Après avoir fini de travailler, j'ai pris ce tome de Pouchkine... Je crois que jamais Pouchkine, que jamais rien ne m'a inspiré un tel enthousiasme. Et c'est le fragment d'une histoire inachevée, Les invités s'étaient réunis à la datcha, qui l'entraîne : Malgré moi, sans intention, sans même savoir ce qu'il en résulterait, j'ai imaginé des personnages, des événements, j'ai poussé plus loin, puis, bien entendu, j'ai modifié et soudain tout s'est enchaîné si heureusement, si étroitement qu'il en est sorti un roman dont j'ai aujourd'hui terminé (cela doit être le 18 mars) le brouillon. Ce roman, qu'il croit achevé, le premier brouillon fait encore l'objet de six semaines de remaniements, il en dit alors que c'est son premier roman, et cela quatre ans après avoir achevé La Guerre et la Paix... il répète qu'il lui est venu malgré moi, grâce au divin Pouchkine. Je ne sais s'il eût alors trouvé qu'Anna Karénine pourrait se mettre entre les mains de Pierre, qui a onze ans et huit mois quand Catherine apporte le livre. Il ne l'aurait pas donné à lire à son fils Serge qui avait dix ans moins trois mois quand la comtesse Sophie juge que Pouchkine n'était pas de son âge. C'est à partir de 1875 qu'Anna Karénine commence à être mis sous les yeux du public, bien que le roman ne soit point achevé, en feuilleton dans le Rousski Vestnik. C'est deux ans plus tard qu'un conflit oppose Tolstoï au rédacteur en chef de cette revue quand éclate la guerre russo-turque ; l'épilogue d'Anna Karénine ne paraîtra ni dans la revue, ni dans le livre, tel que l'auteur l'avait écrit. C'est que dans l'homme et son roman vient d'entrer une donnée imprévue, qui n'était ni dans l'image de la femme du monde en 1870 ni dans le corps broyé de 1872. La guerre. Elle apparaît dans la huitième partie qui commence après la mort d'Anna : on ne parlait autour de lui que de la guerre de Serbie et la foule des oisifs ne songeait plus qu'aux « frères slaves »... Toute cette partie s'appelait Épilogue sur le plan que s'était tracé Tolstoï. Le recrutement et l'envoi des volontaires en Serbie et au Monténégro amène de 1876 à 1877 à l'état de guerre avec la Turquie. La pensée de la guerre recouvre pour moi tout le reste, écrit Tolstoï dans l'été qui en suit la déclaration. Et si quelques pages, après l'incident du Rousski Vestnik, en seront supprimées par l'auteur, devançant la censure d'Alexandre II, la huitième partie qui ne s'appelle plus épilogue en garde cependant le sens, et l'on pourrait croire que tout le roman n'a été écrit que pour ces pages-là dont Tolstoï n'avait et ne pouvait avoir idée avant 1877 :
Tout ce que faisaient les classes aisées pour tuer leur ennemi naturel, l'ennui, se faisait maintenant au profit des Slaves. En tête venaient tous ceux qui travaillaient dans le journalisme... Ensuite venaient les ratés, les frustrés... Répandre sciemment le mensonge et cacher la vérité était considéré comme du tact politique, si c'était nécessaire à l'exaltation générale... Dans cette guerre pour la défense de la chrétienté, on ne parlait que de la nécessité de se venger des Turcs. Des dames en pelisse de zibeline et en robes à traîne allaient extorquer de l'argent aux paysans et le produit de la quête était inférieur au prix de la traîne...
Et la jeune chimère tombée sur une voie ferrée secondaire, du côté de Iasnaïa Poliana, a brusquement cette grande traîne de sang après elle, qui n'a rien à voir avec l'histoire d'Anna Kärénine, sauf que Vronski est parti comme volontaire pour la Serbie... il fallait tout ceci cependant, et aussi cette histoire d'amour, pour que Lévine en vînt à sa résolution finale : désormais tous ses actes ne s'inspireront que de la loi du bien. Supposez qu'on ait commencé par là, qui aurait lu Anna Karénine ? Plus : Tolstoï l'aurait-il écrit ? Il ne voulait que décrire une femme du grand monde, digne de pitié et non coupable... et qui se serait perdue.
J'ai rencontré Solange. « Mais tu t'intéresses bien à la petite princesse ! » elle m'a dit. La petite princesse ? Elle est princesse maintenant ? Solange a bien ri. Comment ? Je ne savais pas ? Mais c'est une petite-fille morganatique d'Alexandre II, voyons. Alexandre II ? Le pont, c'est Alexandre III... Je m'y perdais. La petite-fille d'un Tsar ! Celui d'Anna Kärénine. Qu'est-ce que ça veut dire morganatique ? Ça, Solange ne pouvait pas l'expliquer ; elle savait seulement que c'était comme cela que ça s'appelait.
J'ai demandé à Maman : « Maman, qu'est-ce que c'est morganatique ? » Elle m'a regardé avec étonnement. « Ça se dit d'un mariage... » Guy a été plus explicite. Parce que c'est des histoires de rois. Mais pourquoi je voulais savoir ? J'ai parlé d'autre chose.
Ainsi, Sonia, c'est une princesse un peu comme moi, quoi, qui ne suis pas prince. « Maman, est-ce que je suis un enfant morganatique ? » Elle s'est mise à pleurer. Bon, maladroit ! Je ne lui demanderai plus rien. Seulement, Paul, il a remarqué mon manège. Ça l'agaçait, aussi, qu'à chaque fois, de la chapelle, pas question de faire le chemin ensemble, je m'échappais. Ça lui a pris, deux, trois fois pour comprendre. D'abord, j'ai farouchement nié. « Menteur ! » il me disait. « Mais je t'assure ! » Il a fait une chose pas jolie du tout : il en a parlé à sa mère. C'est une femme très bien, sa mère, avec les idées larges, et tout. Elle m'a expliqué, d'une part qu'un jour ou l'autre, ça m'amènerait des ennuis de suivre cette petite dans la rue, ça ne se fait pas, bien qu'elle, à vrai dire, elle ne trouve pas ça si mal. Son mari, par exemple, avant qu'elle le connaisse, l'avait suivie dans la rue, puis il s'était fait présenter à ses parents. Seulement est-ce que je me rendais bien compte que j'étais encore un petit garçon ? Oh, pour ça, oui, je m'en rendais compte. Et puis que personne au monde ne croirait que je ne savais pas qui elle était, cette petite. Alors on dirait, que ne dirait-on pas de moi ? Et elle, qu'est-ce que je voulais qu'elle pense ? Elle habite là où sa grand'mère la conduit, c'est chez sa mère qui est très souvent en tournée, elle chante. C'est même comme ça que la mère de Paul était si bien au courant, ils avaient beaucoup d'amis musiciens. La mère de Sonia donne des concerts, et c'est elle qui s'est convertie au catholicisme. La grand'mère s'occupe de la petite, elle a cette belle maison boulevard des Sablons, tu sais, à main droite ? Bien sûr, c'est elle, l'épouse morganatique. Comment ? cette vieille dame, la grosse là ? Tu es bête, on est d'abord jeune, puis on devient vieille, on était mince et on grossit. Comme Mme Bedford, ça, c'est vrai. Alexandre II, c'était du temps de Napoléon III, alors la vieille dame était presque une petite fille, et une fois que la guerre de Crimée a été terminée, quand les empereurs se sont réconciliés, la jeune Catherine est venue rejoindre Alexandre à Paris...
« Catherine » ?, j'avais la tête bouleversée de tout ça, et la guerre de Crimée, avec les Récits de Sébastopol, que Catherine Simonidzé m'avait prêtés, et cette vieille femme du temps de Sébastopol, qui se nommait Katia comme elle... C'est-à-dire... parce qu'en réalité ses sœurs l'appelaient Lolo... La petite, là-dedans... Et si nous... je veux dire elle, bien entendu... Pourquoi ne serions-nous pas des époux morganatiques ?
Si j'en parlais à Catherine ? Après tout la Géorgie, c'est aussi la Russie, et puis Catherine, je puis lui dire des choses qui ne sont pas faites pour les autres. Elle ne me traite pas en bébé, elle parle de l'amour devant moi. Seulement, c'est une Révolutionnaire ! Voilà. Qu'est-ce qu'elle va penser que j'aime une princesse, la petite-fille d'Alexandre II ! d'un Tsar qui a sauté avec une bombe mise là par quelqu'un de ses amis... enfin, qui aurait pu en être, à trente ans près. Impossible. Même Catherine qui ne me comprendrait pas ! Tout se ligue contre moi : l'âge, le rang, l'indifférence... mais est-ce que je n'ai pas déjà les sentiments d'un homme, et devrais-je n'être toujours pour Sonia qu'un étranger ? Je croyais trouver quelque consolation dans les livres, et j'ai rouvert Les souffrances du jeune Werther, que j'avais lu trop distraitement il y a six mois. Ah, j'ai pleuré, j'ai pleuré ! Il n'y a rien de si beau, rien qui me ressemble davantage ! On me rirait au nez si je le disais. Catherine, Catherine, je ne peux même pas t'écrire, moi, je n'ai pas de Wilhelm à qui parler de Sonia, c'est trop injuste !
Mais pendant quelque temps, Paul et moi, ça n'allait plus. Je le soupçonnais d'avoir raconté la chose à ses camarades de sciences-langues. Les types de B se moquaient évidemment de moi. Un jour, sur ma règle que j'avais laissée à ma place, en classe d'allemand, qu'est-ce que je vois d'écrit ? Prince consort... J'ai été bouleversé. J'ai été briser ma règle et la jeter aux cabinets. Ce que la mère de Paul m'avait dit et que je n'avais pas bien compris, me revenait : personne ne croira que je ne savais pas que c'était une princesse, elle-même... alors on imaginera... Et ça, ce n'est pas supportable. J'aimerais mieux mourir qu'on croie que je cours après elle parce qu'elle est la petite-fille du Tsar !
Je n'ai pas eu le Prix d'excellence. L'hôtel de l'avenue des Sablons avait ses volets clos. La princesse Iourievski avait emmené Sonia, qui ne s'appelait pas plus Sonia que moi Jacques, quelque part dans la montagne où il y avait des fleurs. Ma famille est partie en vacances à Port-Bail, dans le Cotentin, où Édouard a tout de suite couché avec une dame que je trouve très laide, qui me fait de grands compliments sur la pureté de mon français ; et moi je suis tombé amoureux fou, alors là, perdu, d'une fille de quatorze ans avec qui je pêche les crevettes, mais qui embrasse dans les coins un jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans, un salaud, qui va, c'est sûr, lui faire un enfant morganatique.
De toute façon, je ne crois plus à rien. Ni à Dieu, ni au pôle Nord, et la vie sera ce qu'elle sera, j'écrirai pour séduire les femmes et quand j'aurai dix-huit ans sonnés, en Égypte, j'aurai tant de maîtresses qu'Édouard qui sera déjà tout à fait un vieux, s'il le lit dans les journaux, succombera sous le poids de cette gloire. Aussi, à cause des maris, vais-je à la rentrée retourner à la salle d'armes, c'est promis.
Le ministère Clemenceau, en attendant, est par terre et, Édouard, il a perdu sa rubrique au Berliner Börsen Courrier.
Mais, tout bien réfléchi, mon meilleur ami, c'est tout de même Paul. Pour toute la vie.
1964
1 Guy, histoire de démentir le système, je ne vois pas d'inconvénient à dire que c'est Henry de Montherlant, dans la vie. Mais c'est aussi un autre qui « descend de Jeanne d'Arc par les hommes », comme c'est dit tout de suite après.