La sainte Russie

Le prince Michel Dolgorouki, quand il eut dilapidé l'argent de sa femme, constata sans déplaisir que sa jeune sœur, Catherine, élevée à l'Institut Smolny, sur la cassette privée du tsar, avait l'honneur de plaire à Alexandre II. D'autant que le souverain offrit au prince à Saint-Pétersbourg, sur le quai des Anglais, un palais où il logea la petite au rez-de-chaussée.

Catherine adorait les chiens. Alexandre lui en avait donné un, un chou : tout blanc, tout fourrure, avec deux têtes d'épingles noires en fait d'yeux. Il lui donna aussi trois enfants de 1872 à 1880. Le 17 février 1880, au Palais d'Hiver, pendant un dîner en l'honneur du prince de Bulgarie, une bombe fit sauter la salle à manger, et le petit chien blanc fut tué. Pour calmer Catherine épouvantée de la méchanceté humaine, le tsar lui donna deux petits chiens : un blanc et un noir.

Le 3 juin 1880, l'impératrice Maria Alexandrovna, femme d'Alexandre, qu'on soignait depuis quelque temps en l'enveloppant dans les peaux encore saignantes de bœufs fraîchement tués, eut l'heureuse idée de mourir. Un deuil de tsarine ne se porte que six semaines. Alexandre II donna un lévrier à Catherine et, au grand scandale de la famille impériale, l'épousa, lui conférant le droit de se faire appeler Son Altesse Sérénissime la princesse Iourievski. On se mit à craindre au palais que le tsar ne la fît couronner tsarine et ne mît son fils Georges sur le trône au lieu du tsarévitch Alexandre.

Mais, à temps pour la destinée des Romanov, une bombe tua Alexandre II le 1er mars 1881. Alexandre III monta sur le trône, donna à la veuve de son père un palais de marbre rose, bâti naguère pour la princesse Souvorov d'Italie qui l'avait perdu à la roulette à Monte-Carlo, et fit pendre six révolutionnaires dont l'un s'appelait Oulianov, dont le jeune frère Vladimir s'appela, plus tard, Lénine. Le palais avait un jardin immense où Catherine dépensa un trésor pour que ses chiens eussent un paradis où jouer. Outre la fortune personnelle que le tsar lui avait laissée, elle avait jusqu'à la majorité de ses trois enfants la jouissance de neuf millions de roubles qu'il lui avait remis pour eux.

Ce fut une période de disgrâce dans la vie de Son Altesse Sérénissime, car Alexandre III ne l'aimait guère. Aussi n'était-elle que l'été à Pétersbourg... Le reste de son temps à son hôtel de l'avenue des Sablons à Neuilly et sa villa de Nice. Avec ses chiens de plus en plus nombreux, elle se consolait de n'avoir pu revêtir les robes qu'on avait spécialement dessinées pour son couronnement, et dont elle conservait les esquisses au mur de son oratoire entre une icône et un portrait d'Alexandre II.

Ses enfants ne lui donnaient pas satisfaction. Georges, l'aîné, dit Gogo, dont elle avait pensé faire un tsar, s'était collé avec une tzigane. Ce fut une raison pour lui refuser les trois millions de roubles qui lui revenaient. Le malheureux prince en était réduit aux 40 000 roubles (160 000 Frs) par an qu'après la mort d'Alexandre II, Nicolas II lui donnait. Le nouvel empereur offrait d'autre part à chacune des deux sœurs de Gogo une annuité de 30 000 roubles et à leur mère une annuité de 180 000 roubles. Cela permettait quelques aménagements dans le jardin du palais.

À vrai dire, Son Altesse Sérénissime la princesse Iourievski préférait de plus en plus son hôtel de Neuilly et sa villa de Nice au palais de Pétersbourg. Il y avait trop d'attentats, de grèves, de troubles en Russie. Le peuple y est affreux. C'est vrai que la France est une république, mais les gens du gouvernement y sont très polis, et puis leur révolution, c'est déjà de l'histoire ancienne. Enfin, à Paris, il y a des expositions canines vraiment tout à fait passionnantes. Un loulou de Poméranie de la princesse avait été primé en 1913, l'année où son fils Gogo mourut.

Elle subit cette année-là une opération intestinale, et elle fut en danger de mort. C'est alors que par un joli trait se révéla la belle âme de Son Altesse : elle fit son testament et y coucha son chien Gordon, un bâtard, un de ces chiens qui ne lui faisaient aucun honneur, pour une somme de 25 000 Frs. Ce Gordon, d'ailleurs comme un héritier trop pressé, faillit la tuer pendant sa convalescence. Il était très lourd, et la princesse se l'était fait apporter sur sa chaise longue dans le jardin. En le caressant, elle fit péter, sauf votre respect, la cicatrice encore jeune de son vieux ventre princier. Il fallut la recoudre.

Un peu gênée, en ce temps-là, elle vendit (un million deux cent mille roubles) le palais de marbre rose et son jardin d'été, et séjourna désormais en France où elle mangea son palais de marbre comme elle avait déjà mangé la plupart de ses bijoux et les terres léguées par Alexandre II. Le grand hôtel désert de l'avenue des Sablons retentissait, deux mois l'an, des jappements de ses chiens. Elle apparaissait au Bois de Boulogne dans sa victoria, un cocker blanc et brun dans ses bras. Puis elle retournait sur la Côte d'Azur. Elle mangea avec ses chiens son hôtel de Neuilly et s'installa définitivement à Nice, n'ayant plus que la pension faite par Nicolas, sept cent vingt mille francs par an, une misère avant guerre ! Dans le jardin de sa villa, à la fin de l'année suivante, elle fit installer un cimetière pour ses chiens.

Il faut dire que c'était le temps de la guerre, et tout ce qui se passait là tournait l'esprit de Son Altesse Sérénissime vers des idées sombres et sérieuses. Aussi, désirant conserver de chacune de ses bêtes une image durable, faisait-elle exécuter, par de grands sculpteurs, comme il s'en rencontre sur la Riviera, des portraits fidèles de ses morts, en pied de préférence, pour orner leurs tombeaux. Même elle se prenait parfois à penser que ses chers toutous vivaient trop longtemps, elle avait peur de mourir avant eux, et qui sait alors s'ils auraient eu leur statue ? Elle en fit sculpter plusieurs, prudemment, par avance. Curieuse chose que la guerre, qui n'incite pas, à vrai dire, que les princesses à la statuomanie !

Sous les palmiers de son jardin, elle se félicita, en février 1917, d'avoir vendu son palais de Petrograd et d'être loin de toutes ces tracasseries. Autour d'elle un peuple de chiens frétillait, se pressait, se poussait, lorsqu'elle prenait dans le plat un morceau de dinde ou une bonne tranche d'épaule de mouton qu'elle agitait au-dessus des têtes avides. Un petit pékinois essayait de faire le beau derrière les autres, plus grands, et perdait à chaque coup l'équilibre. Quel amour ! Ah, si les gens du peuple étaient comme ça ! Il y en a qui ne sont pas méchants, paraît-il.

Ce Nicolas, elle ne l'avait jamais trouvé très intelligent. Ce n'était certes pas un homme comme son grand-père ! Elle ne comprit jamais très bien ce qu'il avait pu fabriquer, Kolia, comme elle l'appelait, mais enfin le fait est qu'il ne lui servit plus sa rente, et qu'on commença à parler des bolcheviks, et toutes sortes de mauvaises nouvelles vinrent de Russie. Les obligations de l'emprunt de guerre auquel elle avait souscrit ne rapportaient plus rien à la princesse Iourievski. Une de ses filles, mariée à un prince Obolenski, chantait au music-hall maintenant. Même elle mettait son nom sur les affiches : Obolenski-Iourievski. Que n'ajoutait-elle « fille d'Alexandre II, tsar de toutes les Russies et représentant de Dieu sur la terre ». Il est vrai que reniant la religion dont son auguste père avait été le chef, elle s'était faite catholique, trouvant sans doute cette religion plus conforme à l'ambiance du music-hall.

La vieille princesse se mit à liquider dentelles, nécessaires de toilette, flacons de sels, portraits de famille, bobèches de malachite ; mais les chiens étaient terriblement voraces. Les projets de robes pour le couronnement y passèrent comme les icônes, comme Alexandre II lui-même, et ses lettres d'amour. Catherine Dolgorouki continuait ainsi, sur le tard, à escompter ses nuits de 1867, quand elle était venue retrouver en fraude à Paris son empereur qui y visitait l'Exposition universelle en compagnie de Napoléon III.

Elle se rencontrait parfois avec la princesse Souvorov d'Italie (dont Alexandre II avait été aussi amoureux dans les années 60) qui lui survécut d'une année. Encore plus à plaindre qu'elle, la princesse Souvorov : elle n'avait pas aimé les chiens dans sa vie, mais la roulette. Aussi était-elle bien seule pour ses vieux jours, et cela lui faisait une belle jambe qu'une des salles du casino de Monte-Carlo, bâti en grande partie avec l'argent qu'elle y avait laissé, portât le nom de Souvorov en son honneur ! Ces dames au milieu des chiens, parlaient sous les palmiers de la villa Georges du palais de marbre rose qu'elles avaient toutes deux possédé.

Le chien Gordon, l'arrière-train paralysé, faisait doucement ses ordures un peu partout. On racontait qu'il y avait la famine sur la Volga. Les enfants y mouraient comme des mouches. Un peu d'espoir revenait donc de revoir les annuités si fâcheusement disparues dans la tourmente. D'autant que le préfet des Alpes-Maritimes avait dit merveille à Son Altesse Sérénissime d'un général Wrangel qui était en train de reprendre l'affaire en main. Pauvre Gordon ! Tu auras peut-être ton héritage ! Votre Altesse n'est pas trop fatiguée ? Non, non...

... Elle s'est éteinte très doucement en 1922, l'Altesse, sans avoir eu le temps d'assister à toutes sortes de choses, qui eussent été pour elle d'inépuisables sujets d'étonnement. La villa Georges a été vendue, elle s'appelle aujourd'hui « Le Pouf ». Mais le cimetière des chiens existe toujours, très bien entretenu par l'ancienne femme de chambre de la princesse, avec des fleurs sur chaque tombe. Gordon s'y est traîné encore quelques années, préhistorique, monstrueux, baveux, rampant ; on a finalement dû l'abattre, sept ans après l'exécution de Nicolas II et de sa famille.

Toute une société qui s'en va...

 

1933