La souris rouge

Quand sur le mont Brocken, par les sentiers de brumes et d'illusions, au milieu du peuple menteur qui sort de la tête du poète, mêlant à plaisir les costumes, les temps et les pays, la légende et la réalité, Goethe, je veux dire le docteur Faust, se mêle à la ronde dont la musique est sa propre inspiration, soudain dans la nuit de Walpurgis, Méphistophélès le voit s'écarter avec horreur.

« Pourquoi, lui dit-il, as-tu donc laissé partir la jeune fille qui chantait si agréablement à la danse ? » Et Goethe répond :

« Ah ! au milieu de ses chants, une souris rouge s'est échappée de sa bouche ! »

Cette fille est la poésie en 1933. Sur le Brocken moderne, où le poète amoureux de ses illusions, perd de vue les réalités sociales, brusquement il abandonne la danse à cause d'une souris rouge qui lui rappelle parmi les étoiles le cloaque oublié, qu'il interdit lui-même à son délire.

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La poésie. Ce vocable inconditionné (heureux encore s'il ne s'orne pas d'une majuscule) n'a pas fini de mener par les chemins de l'illusion des hommes qui jureraient pourtant, si vous les interrogiez, qu'ils sont des matérialistes.

Ce simple paragraphe suffit à soulever des clameurs : « Ah, le voilà maintenant qui part en guerre contre la poésie ! Nous défendrons la poésie, etc. »

Camarades, à chacun sa manière. Au risque de passer pour un démagogue ou un charlatan, je vous dirai que moi, je défends la poésie quand je défends l'Union soviétique, par exemple. Mais défendre une abstraction qui peut aux mains de n'importe qui devenir piège, mitrailleuse ou prison, pour le service de la classe dominante, n'y comptez pas. Je quitterai la chanteuse du Brocken pour redescendre avec la souris rouge vers des fumées qui ne sont pas les vôtres, vers un monde où les cris qui vous émeuvent risquent d'être à jamais perdus.

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Nous voici donc à Paris, dans cet été de la guerre du Haut-Atlas, alors que Torgler est aux fers, que les bateliers barrent la Seine de leurs péniches, qu'à Strasbourg empoignant leurs bécanes sorties de la manufacture d'armes et de cycles de Saint-Étienne, les vaches à roulettes sabrent à la moderne le front de chair de la foule ouvrière.

L'illusion de la liberté poétique, de la liberté pour le poète, sans considération de classe, de parler du tonnerre et des petits oiseaux, comment se porte-t-elle ces jours-ci ?

À Nuremberg, vers les 17 heures 25 du grand congrès national-socialiste, l'homme du Capital, le monstre à torche que les maîtres du monde ont à jamais substitué à la Liberté lampadaire de New York, l'Adolphe-des-patrons s'est écrié à l'usage des successeurs de Goethe comme de ceux d'Arthur Rimbaud :

Ceux qui se sont livrés à des extravagances dans le seul désir d'être modernes méritent, s'ils sont sincères, d'être enfermés dans des asiles d'aliénés. Si, au contraire, ils ont agi dans un esprit de spéculation, ils devraient être inculpés du délit d'escroquerie. L'État appartient maintenant au national-socialisme et ces artistes – particulièrement de l'époque libérale – n'ont plus leur mot à dire. Nous avons de l'art une conception fort différente de celle de l'État weimarien.

Nous n'admettrons pas que, par une comédie indigne, certains artistes simulent une adhésion de pure forme à notre régime. Nous considérons que l'artiste ne doit pas se consacrer à la satisfaction des instincts matérialistes les plus bas, mais doit exalter les sphères supérieures vers lesquelles l'individu doit s'élever pour le plus grand profit de la communauté nationale.

Cela est si parfaitement clair, qu'on ne voit pas comment nos « poètes » ne se rendent pas compte qu'ils sont tout simplement les démocrates de la pensée. Cela sonne d'une façon bizarre, mais je veux dire qu'à la manière où les démocrates en face du fascisme grandissent à nouveau le fantôme libéral, l'outre dégonflée de la démocratie, les poètes qui continuent à prétendre garder intacte, à défaut de celles qu'ils ne peuvent que se voir arracher par des puissances supérieures, la liberté de poésie, sont les « démocrates » d'un domaine où ils font le jeu du fascisme, c'est-à-dire du capital, comme les démocrates ailleurs.

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La poésie, celle qui n'admet pas de qualificatif, celle qui éblouit par elle-même, celle qui descend toute armée de l'inconscient Jupiter des siècles, fille de dieu, pure à la façon du diamant, la poésie enfin qui vient d'en haut, la poésie révélée, on criera au sacrilège si nous la considérons cinq minutes avec les yeux de la froideur.

Je me souviens qu'un poète, dont rien ne faisait alors prévoir qu'il deviendrait catholique, Pierre Reverdy, disait vers 1919 à André Breton et à moi-même qu'il était attentatoire d'essayer de comprendre le mécanisme poétique. Le surréalisme qui a été le plus grand effort que je connaisse de réduction de ce mécanisme, semble aujourd'hui devoir s'opposer à la poursuite de cette profanation.

C'est qu'une fois saisi le mécanisme individuel de l'inspiration poétique, un autre problème se pose qui soulève des réticences profondes des individus : la connaissance du mécanisme de classe de cette inspiration poétique.

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Quand l'illusion s'éteint, que les années font de ce qui était insolite de simples objets coutumiers, quand après tout Mallarmé devient compréhensible et pareil à un peintre d'éventails, que reste-t-il de la production poétique moderne d'une époque ? de ces extravagances qui pour les Hitler sont surtout des détournements de forces intellectuelles, utilisables pour les pogromes ultérieurs, au profit d'un pacifisme de collaboration de classes ? des cendriers.

Tous les poèmes, les plus beaux des poèmes, qui ne sont que poèmes, et non point armes aux mains des exploités contre les exploiteurs, sont au bout du compte comparables à ces cendriers où le rêve d'un homme se résume, qui a figuré dans le bronze ou le lapis-lazuli une femme nue très belle, avec ses cheveux épars, dénoués vers 1905 (au temps du Potemkine) suivant les lois baroques du modern style. Tous les poèmes, avec ou sans sujet (car il est paraît-il des poèmes sans sujet), sont au bout du compte cendriers pour les cigares des banquiers, des banquiers descendus vivants des affiches soviétiques.

Aujourd'hui passons en revue les derniers cendriers jetés dans le commerce à l'époque où l'Europe met l'athéisme au rang des crimes et où s'achève, au nord du pays rouge, le Biélmorstroï sorti des mains criminelles rendues à la vie sociale par la sagesse déroutante du Prolétariat.

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Madame de Noailles vient de mourir. Constatation qui ne cherche pas à être un symbole. Les grotesques oripeaux dont elle composait pour elle-même autant que pour ses vers une sorte de beauté grecque à l'usage des palaces et des villes d'eaux ont depuis fort longtemps été raccrochés au vestiaire d'une époque démodée, qui est celle de Porto-Riche et de Paul Hervieu au théâtre, celle de Fachoda dans les concurrences inter-impérialistes, celle de Draveil dans l'industrie.

Cependant l'influence de cette poule de Ritz se retrouve jusqu'à aujourd'hui dans les gloussements rimés que M. François Mauriac, une des plus récentes acquisitions de l'Académie française, trouve moyen d'éditer chez Stock (L'Adieu à l'adolescence).

Une certaine hideur barrésienne dans les traits aidant, M. François Mauriac est devenu le romancier d'un monde qui aime à mêler la religion et le péché, à donner à ses loisirs le plaisir double du sexe et de la croix. Issu de la bonne bourgeoisie protestante de Bordeaux, c'est un représentant des couches réactionnaires de la bourgeoisie. Il écrit, pour des femmes de notaires et de financiers, des livres pleins du long vide des journées de ces dames, qu'entretiennent devant Dieu et les hommes des requins à rosette dont l'argent sort de terre par l'opération du Saint-Esprit.

L'Adieu à l'adolescence est le livre de vers du fils d'une de ces dames-là. Alexandrins d'un jeune homme dont l'enfance s'est partagée entre un appartement spacieux et une propriété de campagne.

 
 

Tout ce qui constitue la poésie de M. Mauriac, datant certains de ses morceaux grandes vacances de telle année, n'est qu'une espèce de nostalgie de cette vie de famille de sa jeunesse, où l'éducation chrétienne se nuance de petites rêveries pas dangereuses sur les héroïnes de Racine, qui ne risquent pas de lui donner des maladies vénériennes. Petites variations sur deux ou trois thèmes de tout repos dont la prière, qui est une des choses qui font toujours leur effet à l'auteur :

 
 

(Alexandrin qui vaut une cocotte en sucre), 209 pages, au prix du papier, pour nous dire :

 
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Tout le livre est assez réductible à cet album de famille. On dira que c'est ici accorder une attention singulière à une morne rimaillerie d'un assez piètre prosateur. Qu'on nous comprenne : Mauriac n'est rien, mais il n'est pas possible, il est trop simple de nier que ceci soit pour lui, c'est-à-dire pour une catégorie assez considérable d'hommes et de femmes, la poésie, une poésie au moins : la question n'est pas de savoir ce qu'elle vaut, mais ce qu'elle signifie.

Une citation encore, nous sommes dans les Landes où les forêts prennent feu rien qu'à les regarder :

 
 

C'est bien là qu'est le secret de cette poésie : le goût de l'enfance, des parents qui gagnent l'argent, à l'abri des événements sociaux qui ne l'intéressent pas tant que ce qui fait pleurer. Cette poésie du regret, du retour au passé, à l'enfance, est avant tout symptomatique de la crainte qu'a toute une catégorie sociale dont M. Mauriac est le porte-parole de voir disparaître à jamais ses privilèges, ses propriétés, la bonne vie poétique à bâiller sur des albums et dans les housses du salon maternel.

De là cette poésie archaïque où le cardinal Donnet cache mal les Tardieu de l'avenir. C'est pour défendre ce petit bouquet vieux rose de bruyère, que toute une classe saura retrouver ses Galliffet au moment venu. Aussi ne faut-il pas trop s'étonner de voir sortir un gros livre de poèmes de cet acabit aux jours de Hitler et de Mussolini. Voix mineures, sans doute, que celles de Mauriac. Mais c'est là ce que nos fascistes locaux nous donneront un jour comme la culture humaine qu'ils défendront contre nous, et contre vous-mêmes, poètes modernes, qui refusez de laisser entrer dans vos poèmes les mots grossiers et rudes de l'agitation révolutionnaire.

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Le mois d'août 1933 a vu paraître à Paris le deuxième numéro d'une nouvelle revue de poésie, Eurydice, qui publie « des poèmes, des études grecques et latines, des chroniques » d'un très grand nombre d'auteurs inconnus parmi lesquels on trouve le nom de Charles Maurras, ainsi que ceux de quelques déchets des écoles romanes, néoclassiques, etc., qui ont traduit au cours des années les aspirations poétiques des milieux d'Action française.

Ici aussi, c'est en vain que vous chercheriez l'actualité, la réalité sociale. Une traduction d'un poème latin de Joachim du Bellay (1558) y est encore ce qu'on y trouve de plus combatif. Nos camelots du Roi devenus poètes mettent en vers français Théocrite et Virgile, et se posent des questions de ce goût :

 
 

Sans parler d'un monsieur Pascal, qui parle aux femmes un langage vraiment irrésistible :

 
 

Qu'on le veuille ou non, ces invraisemblables et fantomatiques passe-temps sont pour des gens qui ont à manger et à dormir à leur suffisance des poèmes. Et ces poèmes poussent sur fond de matraques, sous l'égide des mêmes théoriciens qui préconisent le retour au style de la Pléiade et le recours à la manière forte pour la défense du capital et l'écrasement des mouvements ouvriers.

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Dans certains milieux d'écrivains, il est mené grand bruit d'un poète qui se nomme Gaston Bonheur. Le livre de celui-ci, Chemin privé, répond assez à son titre. Voilà donc encore ce qu'est la poésie pour bien des gens : une petite nostalgie sexuelle, histoires d'adolescence et de curiosités. Il y a chez Gaston Bonheur tout ce qui peut permettre ce genre de succès qu'a connu Raymond Radiguet. Un certain régionalisme méridional jette, sur quelques anecdotes d'écolières, de collégiennes et de paysannes, une lumière locale qui est sans doute ce qui retient les apologistes de ce jeune poète. L'extrême prétention du vocabulaire ne nous cachera pas le soin que l'auteur met à ne pas se situer socialement.

Ce jeune homme qui traîne avec les filles ici et là, dans les greniers et dans les champs, a les loisirs de ne penser à rien d'autre. À l'arrière-plan de ses poèmes, apparaît encore une de ces petites maisons de campagne où il a son couvert mis. Poésie de hobereaux, et même si les reflets de l'exploitation paysanne y sont négatifs (pour négliger le droit de jambage du seigneur), poésie de classe. Les « arbouses » et les « garrigues » de M. Bonheur signifient ce que signifie le petit bouquet de bruyère de M. Mauriac.

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Je m'en voudrais de ne pas m'arrêter davantage sur le cas de Fernand Marc, qui vient de publier Nomenclature.

On sait de ce poète qu'il a signé récemment avec tout un groupe de jeunes gens des manifestes contre la répression aux colonies, en faveur de l'U.R.S.S., etc. On penserait trouver dans de nouveaux poèmes le reflet de ces préoccupations. Il n'en est rien.

Le cas de Fernand Marc est somme toute très semblable à celui des surréalistes, auxquels il s'apparente par sa poésie. Ses poèmes ne sont pas inférieurs à ceux des surréalistes. Ils en ont la couleur, et plus d'une des qualités.

Reprenant la morale du premier poème de Nomenclature, on peut dire que tout ce qui est du monde extérieur y est traité avec cette désinvolture, cette liberté qui lui permet de dire de la maison, des visages, et sans doute de ce qu'il ne nomme pas, que ce sont

 

pur caprice d'écolier.

 

C'est par quoi cette poésie en impose à Fernand Marc sans doute, comme à d'autres que je connais mieux, pour une négation des valeurs sociales bourgeoises, qu'ils seraient tout prêts de considérer comme révolutionnaire. Négation en soi et pour soi, mais qui jamais ne se dépasse. Négation idéaliste qui n'oppose au monde réel que les libertés prises avec lui par un individu, et pour lui-même.

Que Fernand Marc soit un poète, au sens indéterminé du mot, comme l'entendent de nos jours les meilleurs porteurs de culture au-dessus des classes (c'est-à-dire dans la bourgeoisie), cela est indéniable. Mais comprendra-t-il qu'il ne suffit pas de trouver, et de dire, que les condamnations de Saigon sont révoltantes, que pour n'en être pas solidaire, un homme doit cesser de se réserver une zone expérimentale à l'abri des perturbations de l'actualité de classe, fût-ce sous le prétexte de la poésie ?

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Les revues ont rarement donné une place aussi restreinte aux poèmes que dans ces derniers mois. Les poètes en déduisent de terribles conclusions contre les revues, d'où leur poésie sort auréolée du nimbe du martyre. Pourtant il faut bien se faire à l'idée que ce ne saurait être le pur et simple effet de la bassesse (que je ne nie pas) de MM. les directeurs de revues bourgeoises. Si dans les revues de la bourgeoisie, pour littéraires ou artistiques qu'elles se disent, les poèmes trouvent moins de place que jamais cela provient de ce que dans ces derniers mois les dramatiques événements du monde entier sur le plan social nécessitent jusque dans ces revues un réajustement, un réarmement idéologique auquel les poètes bourgeois eux-mêmes ne savent pas encore efficacement concourir. La bourgeoisie n'a pas de poètes qui puissent faire actuellement le travail pressé de ces messieurs d'Esprit ou de L'Ordre nouveau. La poésie bourgeoise est dépassée par les événements. Elle ne correspond plus aux besoins de la bourgeoisie, qui se sent menacée en tant que classe dominante.

Cela est un argument de plus pour les amateurs de poésie qui se prennent pour des révolutionnaires. La poésie, disent-ils, est incompatible avec la bourgeoisie. Et ils en reviennent à une vieille opposition murgérienne au bourgeois, considéré comme un être qui n'a point d'idéal.

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Pourtant cette nécessité sociale de la poésie, confusément, se fait sentir, et dans les cadres du système économique, les thèmes de la vie ouvrière et paysanne, parfois même de la lutte ouvrière et paysanne, pénètrent la poésie de certains écrivains en prose ou en vers. Toutes considérations de talent mises à part, pour le plus grand nombre ces poètes sont seulement des bourgeois plus avisés ou des ouvriers d'origine qui à des fins bourgeoises exploitent une couleur locale dans les classes sinon dans l'espace. Leur refus catégorique, et haut proclamé, de se plier à des mots d'ordre (voir la collection du Bulletin des écrivains prolétariens, 1932) aboutit à de petites revues style Prolétariat où fleurit la poésie humaine, trop humaine de l'incomparable de Man, qui n'est pas seulement un écrivain grotesque, mais aussi un ennemi du prolétariat. Et dans cette même revue nous trouvons un poème de Francis André, un poème à thème paysan.

Ce n'est pas ici que nous nous attarderons à ce qu'il y a de rabâché dans ce poème, dans le genre Angélus de Millet. Mais il nous importe de prendre les poèmes par le fond, fussent-ils surréalistes, fussent-ils populistes. Un tel poème se résume, et ne se critique pas.

Le poète rentrant la dernière charrée de blé constate la beauté des champs et des forêts mais se demande qui achètera le blé dont on fera du pain qui ne sera pas pour tous. Il se demande à quoi bon travailler. Il se plaint de ne plus savoir pourquoi il travaille alors que monte en lui l'afflux des sèves du passé dont la montée englue sa pensée. Voyant que d'autres s'en vont comme lui, le poète a honte de lui-même et se dit qu'il ne faut pas douter de l'avenir puisque toutes les choses qu'il faut sont là, et qu'en étreignant son enfant, il aura dans ses mains pleines de sa chair chaude

 
 

C'est là tout. Et il faut demander pour qui sont écrits de tels poèmes. Pour les paysans ? On peut répondre que non. Alors qu'est-ce qui donne le droit à l'auteur d'exproprier les paysans de la thématique paysanne ? Qu'est-ce qu'il fait en s'emparant de celle-ci sinon ce que fait le minotier accapareur de blé ? S'il ne fait pas ici, à défaut de parler pour elle, les affaires de la paysannerie pauvre, il fait celles de la paysannerie riche, celles de la bourgeoisie.

C'est ainsi que sur des thèmes paysans ou ouvriers, c'est tout un, une certaine catégorie de poètes (je n'emploie ce mot comme tous les autres que dans son sens vulgaire, un poète est un homme qui écrit des poésies ou poèmes, sans considération de la valeur poétique de ceux-ci) jouent le rôle de la social-démocratie sur le plan politique. Ils ne font plus des cendriers pour banquiers, ils font des bronzes d'art pour les bureaux de patrons. Vous savez, l'ouvrier qui s'appuie sur son marteau, avec des muscles, et une expression loyale, qui se trouve sur la cheminée devant laquelle le directeur d'usine refuse d'écouter les délégués des grévistes ?

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Aux éditions de la N.R.F. vient de paraître un livre qu'on donne, paraît-il, pour un livre de poésie révolutionnaire : La vie est unique de Pierre Morhange. Il y a là de quoi retenir.

Il paraît que l'auteur, à en croire la réclame du livre, a voulu traduire l'horreur de vivre dans le monde capitaliste. L'horreur n'y fait rien, il y est et il y reste, et vers la fin du livre le bout de sa révolte apparaît dans un poème intitulé Finalement qui nous prophétise l'attitude de M. Morhange en temps de guerre :

 
 

Il n'y a là rien qui rende étrange la parution du livre de M. Morhange qui s'inscrit parfaitement dans la nullité poétique de classe de la petite bourgeoisie à langage radical et à prétentions scolaires.

Ceci n'est aucunement de la poésie révolutionnaire. C'est de la poésie de maniaque. Petites histoires personnelles, rancœurs qu'il nous est impossible de partager ; c'est à regretter les petites amies de M. Gaston Bonheur.

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Dans cette époque troublée où s'affole la boussole de la bourgeoisie, dans le clan des poètes nous retrouvons donc des fascistes aux pseudo-révolutionnaires les reproductions caricaturales de tous les visages que se façonne l'exploitation de classe. Mais un trait significatif de cette période est le besoin qu'il y a chez tous de faire appel, qui dans leurs vers, qui à côté, à un révolutionnarisme de langage.

On peut tenir pour acquis que l'expression poésie révolutionnaire, même par ceux qui nient les conditions révolutionnaires d'une poésie de classe, n'est plus employée qu'en bonne part, n'est plus regardée qu'avec des yeux d'envieux. C'est là une situation nouvelle, et que rend étrange en France le discrédit qu'avec une fureur sacrée les poètes, dépositaires de l'héritage des siècles, cherchent à jeter sur toute poésie qui se propose par exemple la défense des revendications immédiates de la classe ouvrière.

Mais si le mot a cours, qu'en est-il de la chose qu'il couvre ? La poésie révolutionnaire est-elle une simple vue de l'esprit, une sorte de confus désir qui se réalise dans l'avenir, un but vers lequel la poésie tout court tend sans l'atteindre ? Curieuse conception, qui suppose au mot révolutionnaire une application verbale sans contenu !

Non, le mot suit la chose, et non la chose le mot. La poésie révolutionnaire est le produit de l'époque révolutionnaire1. Les cygnes ambitieux du Parnasse contemporain m'en voient désolé : il n'est pas vraisemblable que les révolutions soient le produit de la poésie révolutionnaire. Il faut se faire à cette idée, sans avoir d'attaques de nerfs, Messieurs.

Donc la poésie révolutionnaire existe à l'heure qu'il est, et c'est une tout autre affaire de savoir si elle vous plaît. Elle existe, et elle dépasse les cadres nationaux des poésies antérieures. Le nom de Maïakovsky qui brille parmi d'autres au pays du prolétariat ne vous suffit pas, mais Langston Hughes en Amérique, Weinert en Allemagne, Laouti en Perse, Alberti en Espagne, Siao en Chine et cent autres font éclater la conception ancienne de la poésie ; déjà l'histoire de la poésie doit tenir compte de ces faits internationaux. L'échelle des valeurs est changée. « Et la France ? » Question de Français. Il me serait trop simple de vous montrer déjà les signes révélateurs d'une immense convulsion qui, dans ce pays entré le dernier dans la crise économique mondiale, annonce, je ne dis pas la naissance, mais l'épanouissement de ce monstre que vous redoutez de voir grandir, quand hypocritement vous soupirez, parce que dans votre patrie vous n'apercevez pas de poètes comparables à ceux que vous acceptez encore qu'il existe dans les pays des autres.

J'entendais, l'autre soir, rentrant de la fête de L'Humanité à Garches, par le train bondé et chanteur, les émouvantes, les nouvelles paroles mises sur l'air des Gars de la Marine, transformant cette chanson chauvine en un appel des marins à la révolte, où l'exemple admirable des Mutins de la Mer Noire jette toute l'immense poésie que vous êtes là, aveugles, à chercher à tâtons dans l'héritage des grands poètes du XIXe siècle. Croyez-vous que l'inconnu qui a fait pour les foules ces paroles à un air connu ne soit pas un poète révolutionnaire ?

Ils viennent, ils naissent de la foule prolétarienne, les poètes révolutionnaires français, et le concours de L'Humanité comme un coup de sonde jeté dans cette foule a découvert des gisements poétiques qui distancent soudain les joailliers de la poésie moderne. Je ne citerai ici que le poème de Fernand Jean, Chômeurs, chômage qui remet au pas des tapisseries tous vos châteaux hantés, pour modernes qu'en soient les panoplies dont vous les ornez.

La naissance d'une poésie révolutionnaire de classe a pour effet premier de ranger définitivement dans l'arsenal où dorment l'abbé Delille et Verlaine, les plus éclatantes trouvailles poétiques qui perdent leur sens à la façon de ces merveilles d'orfèvrerie qu'on peut voir aujourd'hui dans le musée du Kremlin. Natures mortes, natures mortes ! La grande révolution de la peinture dans les premières années de ce siècle n'a-t-elle pas été de s'en prendre à des guitares, et non plus à des pommes ?

Et la poésie moderne en est là : à ne pas reconnaître que le désespoir, les femmes nues, le rêve, les météores, les boules de neige, le papier mâché, les pianos volants, les robes de sentiments, les armures, les cristaux, les fougères, les allées et venues de sphinx sur les belvédères de l'imagination, la symbolique de la sexualité, le crime, la magie à dormir debout, tout jusqu'à ce cri du cœur si ressemblant que le passant s'arrête, n'est que pomme, clair de lune, Tircis, Mignonne-allons-voir-si-la-rose, et Voici-des-fruits-des-fleurs-des-feuilles-et-des-branches. Assez, assez !

 

1 Non, comme le voulait M. Rolland de Renéville dans un article qu'il m'a fait l'honneur de me consacrer l'an dernier, le produit d'un esprit prophétique et génial qui par avance prévoit des révolutions dont le germe même ne serait pas perceptible ; quitte pour nous à faire ce qui lui paraît la démission des démissions, à scander une révolution donnée.

2 Langston Hughes.