Longtemps les œuvres de l'art virent expliquer leur naissance suivant un rite mythologique : le poète, le musicien, le penseur était visité par l'Inspiration, et celle-ci était une Muse, c'est-à-dire une dame surnaturelle, habillée dans le péplum de la tradition gréco-romaine. Le vêtement se modifia, au cours du siècle dernier, suivant le style des auteurs, leur pittoresque particulier, jusqu'à même emprunter à la vie réelle la défroque de la Muse qui se rapprochait de cette autre espèce d'inspiratrices qu'on appelle des Égéries et qui sont, on ne sait pourquoi, les Muses des ministres, des tribuns et des journalistes.
Dans l'époque contemporaine, la Muse ne subsiste guère plus que sous le ciseau du statuaire qui s'entend à enlaidir nos villes.
Ce sera l'apport de ma génération dans la littérature, de ma génération formée au contact des réalités de la Grande Guerre, et s'exprimant à leur lendemain, que d'avoir démonté sans crainte de profanation le mécanisme du mystère, l'inspiration toujours préservée jusqu'alors par les écrivains et les artistes qui avaient intérêt à laisser le public dans un étonnement sacré devant leurs secrets professionnels. Nous avons montré comment l'inspiration est réductible à certaines données élémentaires qu'explique la psychologie moderne, comment l'inimitable de la poésie et de l'art est en réalité reproductible par des moyens bien déterminés, comment la suppression de notre propre censure psychologique due aux habitudes et à l'éducation, la rapidité sans contrôle introduite dans l'écriture par exemple, permettent de reproduire ce qui, jusqu'ici, passait pour le propre du génie. Les plus belles images du monde, le lyrisme, le torrent des mots ; tout cela s'expliquait à la fois dans la poésie et dans l'art, comme dans le rêve et la folie (qui apparentent souvent les hommes ordinaires aux génies de l'humanité) par une certaine faculté de passer outre à la censure psychologique, faculté qui s'acquiert, et qui s'acquiert même par des procédés mécaniques.
Jolie découverte, et qui ruinait assez bien l'industrie des Muses ou Égéries. Mais les hommes de mon âge se rassurèrent dans la paix relative qui suivit 1918. Ils se prirent à leur jeu, et ayant démonté la mécanique, la remontèrent à leur propre profit, et firent à nouveau joujou avec l'inspiration. Celle-ci avait changé de forme, s'était modernisée, avait perdu son air de divinité pour devenir un appareil automatique ; c'est là le sort des dieux dans les philosophies contemporaines. Mais mes contemporains, artistes et poètes, avaient vite redécouvert l'intérêt qu'ils avaient à laisser ces distributeurs de poésie dans une ombre propice au frisson sacré. À l'image de leurs devanciers, ils replacèrent l'inspiration dans le temple par eux-mêmes profané, et va comme je te pousse ! L'escroquerie poétique reprit de plus belle. D'autant que le goût de la spontanéité, l'appel à l'inconscient, qui excusent l'auteur de la médiocrité de sa production, des lieux communs poétiques où il tombe, en un mot de son mauvais travail, rendaient ici facile le métier d'écrivain, de peintre, d'empoisonneur public.
À vrai dire, il n'y a pas de mystère dans la création de l'œuvre d'art, et c'est à juste titre que ceux que l'on nomme les surréalistes et parmi lesquels je me trouvais, prétendirent initialement arracher l'inspiration à son faux théâtre, il y a de cela seize ou dix-sept années. Ils n'avaient pourtant en vue qu'un moment de cette création, et ce moment ne suffisait pas à rendre compte des autres.
La machine de l'inspiration, c'est-à-dire l'homme qui se met par exemple à écrire, ne se trouve pas dans une cloche pneumatique où se fait le vide : il y asphyxierait. C'est un homme qui mange, qui a chaud ou froid, qui se mouche, qui ne sait plus où il a mis son carnet de tickets de métro et que ça impatiente, que le téléphone dérange, qui n'a pas payé son terme, qui s'interrompt pour lire le journal et il y a encore quelque part une guerre qui va lui trotter par les méninges, il a une plume qui ne vaut rien et pas moyen d'en changer, c'est dimanche, il se lève et marche et se voit dans la glace, et éclate de rire à cause d'une petite ride auprès de son nez, et pourtant ce n'est pas drôle de vieillir, et il se rassied, et il écrit sur le papier blanc que rien ne préparait à cette phrase :
« Claudine, avec son air de ne pas y toucher, faisait dans la petite ville l'effet d'un arc-en-ciel dans la pampa... »
Et voilà que de ce point précis, absurde, apparemment arbitraire, vient de naître à son départ le long roman de cinq cents pages où l'auteur justifiera cet arc-en-ciel, Claudine, la petite ville et la pampa.
Ici, vous m'arrêterez, amateurs de mystères, et vos : Vous voyez bien ! font trembler les vitres de la victoire. Attention, mes amis, vous allez les casser...
Cette Claudine qui vient de naître n'a pas été apportée sur le papier par une cigogne, l'auteur ne l'a pas trouvée sous les feuilles d'un chou. Claudine est une résultante, plus ou moins intéressante je vous l'accorde, mais une résultante de toutes les idées, les expériences de l'auteur, qui sont conditionnées par les idées et les mœurs de la société où il vit ; cette Claudine avec son air de ne pas y toucher dépend du prix du pain, du chômage qui règne, de la loi sur les Assurances sociales, du degré d'analphabétisme chez les conscrits de la classe 1936, des traditions de la culture dans les couches moyennes, de vieilles chansons montmartroises et du folklore des nourrices, d'un roman de Mme Colette et de l'air des « Dix filles dans un pré » : Y avait Dine, y avait Chine, Y avait Claudine et Martine... Enfin le petit distributeur automatique où nous venons de mettre une pièce française de zéro franc dix centimes, a fonctionné dans un monde donné, où il y a des pauvres et des riches, des trusts et des mendiants, des ouvriers et des actionnaires.
C'est cette considération qui est négligée par les fils effrénés du lyrisme, qu'ils s'étiquettent suivant les années romantiques, symbolistes ou surréalistes. C'est cette considération qui oppose et sépare les surréalistes, extrême pointe de l'idéalisme artistique, et les réalistes qui entendent baser leur art sur le monde tel qu'il est pour le transformer en le monde tel qu'il doit être, et qui, par cela même, abandonnant les vieilles baudruches de l'inspiration, les Mimi Pinson penchées sur l'oreille en plâtre du poète barbu, acquièrent le droit orgueilleux de se réclamer du matérialisme agissant qui ne descend pas des nuages pour piquer du nez dans la boue à la façon de l'idéalisme, mais qui marche les pieds sur la terre et grandit vers le ciel glorieux, avec l'homme et son effort, avec l'homme qui, dans de petits ateliers mal éclairés et mesquins, a su déjà se fabriquer des ailes.
Le réaliste dont je parle est un homme comme tous les hommes et qui ne s'oppose point à eux à la façon du poète vaticinant. Comme les autres hommes, il sait que qui ne travaille pas ne mange pas, et reconnaît cette dure loi qui est la grandeur de l'humanité. Il aime comme l'ouvrier le beau travail, le fini, le bien fait. Son livre n'est pas un monstre sorti de la fièvre et de l'ignorance, mais un être bien équilibré qui doit à la réflexion et à la connaissance des ouvrages passés, les qualités qui lui donnent le droit à l'existence. Nous n'avons pas besoin qu'un écrivain réécrive de nos jours Madame Bovary ou La Peau de chagrin. Mais les expériences de Balzac et de Flaubert ne seront, entre autres, pas négligées par l'écrivain, parce que rien ne peut faire que ces expériences n'aient eu lieu, et qu'il faut tenir compte d'Emma Bovary pour que cette Claudine qui a des airs d'arc-en-ciel appartienne au temps présent, au monde réel, à la vie, sans laquelle que venez-vous m'importuner avec vos livres ? Tout comme le constructeur d'avions qui fabrique un nouvel appareil susceptible d'aller porter la mort à 600 kilomètres à l'heure pour satisfaire aux besoins de la guerre moderne se doit de connaître le touchant appareil avec lequel Blériot traversa pacifiquement la Manche...
Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Nous disions donc : « Claudine, avec son air de ne pas y toucher, faisait dans la petite ville l'effet d'un arc-en-ciel dans la pampa ; et quand les bêtes tapies au fond des boutiques l'apercevaient entre les roseaux de leurs vitrines, quand l'éléphant assis sur le dos de deux mille métallurgistes croisait dans sa vieille Delauney-Belleville le sourire bizarre de la fille du rémouleur, il se faisait du désordre dans la hiérarchie sociale... »
Un roman vient de commencer sous vos yeux.