Les bons voisins

Ça s'est passé comme au cinéma. Ces messieurs sont entrés d'un seul coup d'épaule. Sauf que chez moi il n'y a pas de porte tournante, et que huit bonshommes à la fois dans notre deuxième au-dessus, on manque un peu d'air. Et en été, pensez donc. Nous allions nous mettre à table, on dîne tôt pour économiser l'électricité, et Pauline m'a crié de la cuisine de les mettre à la porte, que tout allait être froid. Ça les a fait bien rigoler. Pauline est arrivée avec la soupe, et c'est tout juste si elle ne l'a pas laissée tomber de saisissement. Notre chez-nous n'est ni bien grand, ni très luxueux, mais on tient à ses affaires, ce qu'on a depuis longtemps vous raconte toute sorte d'histoires. Nous avons plus de souvenirs que de meubles, quoi.

Huit. Leur patron était le gros, qui rejetait son Borsalino beige en arrière pour mieux se gratter les tempes. Il y avait un très maigre avec des grandes mains, on aurait dit des pinces de homard : ça s'avançait vers tout comme pour tout prendre. Les autres... Ils étaient comme sur les images, pas difficiles. En moins de deux, tout était sens dessus dessous. Pendant que je m'expliquais avec le gros, que je protestais, me rappelant qu'ils doivent vous présenter un papier, un ordre, quoi. Ça aussi, ça les a fait bien rigoler. Paraît que ça n'est plus comme ça de nos jours. Pauline avait d'abord crié à cause de son dessus-de-lit. Ah ! il avait vite volé en l'air, le dessus-de-lit. C'est inouï, cette façon qu'ils ont de tortiller les draps comme un mouchoir sale, et déjà il y avait un bonhomme dans le buffet, l'autre dans l'armoire à glace, les papiers volaient, une boîte à épingles était renversée par terre, ils regardaient sous les chaises, enfonçant de grandes aiguilles dans le capitonnage. Deux ou trois qui ne faisaient rien qu'encombrer. Puis, grossiers. Quand le maigriot a appelé Pauline la Mémère, j'ai éclaté : « Ah ! permettez, permettez. » C'est ça encore qui les a fait rire. Dans l'ensemble, ils étaient hilares. Celui qui me fouillait, parce qu'il y en avait un qui me fouillait, secoua mon portefeuille, en faisant dégringoler dix petits papiers inutiles que je n'avais pas l'énergie de mettre au panier, une carte de savon, il m'interrogeait sur tout, voulait à toute force que mon trousseau de clefs eût des usages que j'ignorais. Le gros s'était emparé du classe-lettres orné de coquillages que nous avons rapporté du Tréport, et il lisait les notes de la blanchisseuse, les lettres d'Alfred, et il fallait lui dire qui étaient les gens sur les photographies.

J'étais incapable, dans le groupe pris à Meudon, trois ans avant la guerre, de dire qui était le type qui se trouvait derrière le cousin Maurice ; un gaillard avec une envie sur la joue, un ami des Picherelle, je crois bien, mais c'était tout ce que je savais. Ça lui parut suspect, au gros, et il commença d'embêter Pauline avec cette histoire ; pour essayer de nous faire couper. Pauline, comme toujours, me contredisait : « Un ami des Picherelle ? Qu'est-ce que c'est que cette idée ? C'était l'amoureux de Mme Janeau, la corsetière... » J'ai eu le malheur de dire que l'ami de Mme Janeau était blond et que celui-là était brun... Quand on commence à discuter de la couleur des cheveux... Le gros s'intéressait à notre dispute : « Là, là, disait-il, mettez-vous d'accord. » Moi, ça me flanquait hors de moi. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire que ce fût l'ami de la Janeau ou bien... « Vous bilez pas, qu'il me disait, c'est mes oignons. » Et il se tripotait le Borsalino. Ceux qui encombraient la pièce à ne rien faire avaient l'air d'un jeu de quilles. Cette chaleur.

À la fin, je le lui dis : quand on est chez des gens, on enlève son chapeau. Ça suffit déjà de tout mettre en l'air. Pauline criait. Ses taies d'oreiller qu'il lui dépliait maintenant. Sûr qu'il faudrait tout donner à laver, après leurs pattes sales... Le maigriot siffla d'un air menaçant : « La grosse, dit-il, et j'en fus pour mon geste de protestation, tâchez à voir d'être polie ! » Un comble.

Il y en avait un, trapu, avec une moustache rousse, ça devait être un vicieux, il ne s'intéressait qu'à la machine à coudre, mais alors. Il avait ouvert le tiroir, tout répandu par terre, vidé les navettes, débobiné le fil, la soie de toutes les petites bobines, examiné avec une curiosité exorbitante chaque bout d'acier, chaque truc qui sert à faire le plissé ou je ne sais pas trop, enfin tous ces fourbis que Pauline considère comme plus précieux que tout dans la maison. Et puis, il vous les envoyait dinguer par-dessus son épaule. Ça tombait où ça pouvait. Même que ça fit une dispute avec l'un de ses collègues qui avait reçu un machin quelconque dans le cou. Alors, j'ai dit : « Messieurs, messieurs ! » et, cette fois, ça ne les a pas fait rigoler du tout, et ils sont tombés tous les deux sur moi à me poser des questions sur le gouvernement.

Moi, je ne pouvais pas leur répondre à cause des cris de Pauline qui se débattait avec un grand diable, lui arrachant notre photo en mariés, celle qui a un cadre d'argent. Quand les petites cuillères ont valsé du tiroir du buffet, ça m'a encore couvert la parole. À la fin, je leur ai montré le portrait du Maréchal, qui est à la place d'honneur sur la cheminée, celui où il caresse un chien (le portrait de famille, comme dit Alfred), mais ça ne les a pas adoucis pour un centime. Le gros a ricané et déclaré, sur un ton péremptoire : « Nature, trop facile, mon gaillard. Ils en ont tous chez eux, ces bougres-là. » Et les autres ont opiné du bonnet. On voyait qu'ils en avaient l'expérience.

« Mais de quoi nous accuse-t-on ? » pleurnichait Pauline.

Le gros la regarda à vous faire frémir :

« On ne vous accuse pas, Madame, dit-il, on vous soupçonne, c'est pire... »

Et ça devait être pire, en effet. Le maigriot malaxait le coussin en tapisserie que ma belle-sœur Michaud a fait quand elle est devenue aveugle, et il poussa un cri de satisfaction :

« Qu'est-ce que je disais ! »

Je ne sais pas ce qu'il disait, mais ce que je sais, c'est qu'il s'est mis à arracher la tapisserie au petit point, et à répandre les plumes qui volaient autour de lui. Après, il a affirmé qu'il avait senti dedans quelque chose de dur. Peut-être qu'il l'avait senti, mais il ne l'avait pas trouvé. Pauline hurlait. Le maigriot eut le toupet de lui mettre sa pince de homard sur la bouche, et qu'est-ce que je me suis fait passer, quand j'ai protesté. Remarquez que j'ai soixante-deux ans, que je sais me tenir, et que je respecte la justice de mon pays, mais enfin, quand on touche aux dames...

« Vous mettez pas en nage », me conseilla le rouquin.

Le fait est qu'on étouffait.

Deux des inspecteurs s'étaient assis à table et mangeaient la soupe. Ils s'étaient versé du vin. Ils trinquaient. Comme je le faisais remarquer au gros, il me dit :

« Ne cherchez pas à détourner la question. »

J'aurais bien été en peine. Quelle question ? Je me creusais la tête pour savoir ce qui nous valait cette visite : sûrement une lettre anonyme... Les gens sont si mauvais de nos jours... Mais enfin qu'est-ce qu'elle pouvait bien dire, cette lettre anonyme ?

Pauline avait voulu s'asseoir sur le pouf. Mais alors le maigriot, pris de soupçons, s'était jeté sur le pouf, l'avait retiré de sous elle, en arrachait les franges, en sondait la profondeur. Un autre l'empêcha d'ouvrir la fenêtre, malgré la chaleur. Des fois qu'elle aurait voulu ameuter les voisins...

« Allez-vous me dire, enfin, messieurs, ce qui nous vaut l'honneur ?...

– L'honneur, l'honneur, vous payez ma fiole ? »

Je voulais bien reconnaître que j'étais allé fort : la visite de ces messieurs n'était pas précisément un honneur... mais...

« Mais quoi ? dit le gros, en s'asseyant dans mon fauteuil Voltaire, le rouge et brun, comme si tout cela l'avait épuisé. Vous m'agacez à la fin avec vos formules hypocrites, vos si, vos mais, vos que. Est-ce que c'est vous qui allez m'interroger, peut-être ? Le monde renversé, Pfeffer. »

Le maigriot se retourna, il était tout occupé à démonter la pendule, ma belle pendule, avec le mécanisme apparent, qui marche cent jours... il faudra la faire entièrement réviser, c'est sûr...

« Quoi donc, patron ? » demanda-t-il.

L'autre soupira :

« Pfeffer, est-ce que c'est moi qui vais interroger Monsieur, ou est-ce que c'est Monsieur qui va m'interroger ? Qu'en pensez-vous, Pfeffer ? »

Pfeffer leva les sourcils d'un air de grande perplexité :

« Je me le demande...

– Eh bien, ça a assez duré !... Où caches-tu le matériel, dis-nous où tu caches le matériel, et un peu plus vite que ça.

– Quel matériel ? »

Je jure que je n'avais pas la moindre idée de quel matériel il voulait parler, mais ça lui parut d'une mauvaise foi insigne, et il ne me l'envoya pas dire. Sur quoi, il sembla changer d'idée et, à brûle-pourpoint, il me demanda :

« Qu'est-ce que tu penses de la politique du président Laval ? »

Ce que je pensais de la politique... Il paraît qu'il aurait fallu répondre sans réfléchir, que de réfléchir prouvait que j'en pensais pis que pendre.

« Ah ! pardon, dis-je, c'est vous qui le dites... »

L'autre haussait les épaules :

« Pas même le courage de ses opinions. »

J'essayai de lui expliquer que j'avais été surpris par sa question. Personne ne m'avait jamais demandé...

« Ça donne idée, triompha l'homme au Borsalino, des gens que vous fréquentez ! »

Le maigriot approuva d'un son qui faisait à peu près Houimph. Et c'était peine perdue que d'essayer de se disculper.

Je voulais dire que je ne pensais rien de la politique du président Laval, pas plus que de la politique de tout autre président. Il y a des gens qui s'occupent de ces choses-là, moi pas. Si on met un homme à la tête du gouvernement, il doit pour cela y avoir des raisons. Comme je ne les vois pas, ces raisons, comment, à plus forte raison, voulez-vous que je juge de sa politique ? S'il fait cette politique-là, c'est sans doute pour cela qu'on l'a mis où il est... alors... Bien sûr, je n'ai pas pu expliquer ça au gros, qui ne m'écoutait pas, et qui ne semblait guère me poser des questions que pour le plaisir de se les entendre prononcer.

Tous les vêtements de Pauline, et les miens, gisaient par terre. Le trapu à moustache rousse était monté sur une chaise et farfouillait dans les cartons au-dessus de l'armoire d'où il ressortait de vieilles fleurs artificielles, un tablier noir qui avait servi à Alfred à la maternelle, des chiffons de toute sorte... La pièce avait bonne mine. Les deux affamés égouttaient la soupière et l'un d'eux cria :

« Et le second service ? »

Alors ça, la rigolade était complète. Quand elle se calma un peu, le gros ramena son Borsalino jusque sur les sourcils :

« Vous écoutez les radios étrangères, à ce qu'il paraît ? »

Voilà, qu'est-ce que je disais : une lettre anonyme, ça ne pouvait être qu'une lettre anonyme.

« Moi, dis-je, dans l'innocence de mon cœur, mais je n'écoute même pas la Radio Nationale.

– Ah ! vous n'écoutez pas la Radio Nationale. Notez, Pfeffer, que Monsieur a le front de se vanter de ce qu'il n'écoute pas la Radio Nationale.

– Mais...

– Il n'y a pas de mais. Et pourquoi n'écoutez-vous pas la Radio Nationale et écoutez-vous les radios étrangères ? Vous les trouvez plus intéressantes ? Mieux renseignées peut-être ? Mieux faites, qui sait... Quel toupet.

– Avec quoi voulez-vous que je l'écoute, la Radio Nationale, arrivai-je à dire.

– Avec quoi ? Ah ! ne faites pas l'imbécile, mon gaillard. Avec quoi ? Bien, pas avec mes fesses peut-être... Avec votre poste...

– Mais je n'ai pas de fesses... »

Ça m'était parti, il faut bien le comprendre, dans le feu ; je voulais dire, je n'ai pas de poste. Ça fit un de ces raffuts !

« Dites donc, le petit vieux, vous faites de l'esprit ? Si je vous prenais au mot, et que j'y allais voir, si vous n'avez pas de fesses ? »

Je rougis très fort, et je m'excusai de mon mieux. Mais, c'est vrai, ces messieurs me bousculaient, je ne sais plus ce que je disais, j'avais voulu dire que je n'avais pas de poste, alors comment voulait-on que j'écoute la Radio Nationale ?

« Évidemment... Si vous n'avez pas de poste... Mais c'est à voir si vous n'avez pas de poste... et comment, si vous n'avez pas de poste, écoutez-vous donc les radios étrangères ?

– Eh bien, justement, je vous demande...

– Vous me demandez, Pfeffer. Il me demande. Le monde renversé. Qui est-ce qui interroge l'autre ? Tâchez d'être correct. Alors, comment est-ce que vous prenez les radios étrangères...

– Mais je ne les prends pas. »

Le gros siffla longuement :

« Voyez-vous ça. D'abord, vous avez mis bien longtemps à trouver ça... Vous ne les prenez pas... Tous disent la même chose. Vous auriez pu avoir un peu plus d'imagination...

– Mais je n'ai pas besoin d'imagination...

– On a toujours besoin d'imagination. Surtout dans la situation où vous vous êtes mis...

– Mais dans quelle situation...

– Voulez-vous comprendre que c'est moi qui vous interroge. Avancez, Madame... »

Le nommé Pfeffer poussa Pauline à côté de moi. Les silencieux encombraient toujours la pièce, comme des candélabres. Je voulais lui dire de ne pas se troubler, que tout allait s'expliquer, que c'était une lettre anonyme. Mais Pfeffer me mit sa pince de homard sur la bouche, et d'un air menaçant :

« Pas de ça, Lisette... Il n'est pas permis de se consulter. »

Là-dessus, le rouquin, qui trifouillait les rideaux de la fenêtre depuis un moment, en décrocha un qui dégringola, lamentable.

Le gros recommençait à tracasser Pauline maintenant, avec la Radio Nationale, les radios étrangères... Comme elle jurait que nous n'avions pas de poste, il s'écria :

« Vous dites ça, parce que vous avez entendu votre mari le dire. »

J'essayais d'expliquer que ça aurait été bien la première fois en trente-cinq ans de mariage, on ne prêtait aucune attention à mes paroles.

« Vous voyez bien, s'exclamait Pauline, que nous n'avons pas de poste. »

Le Borsalino reprit sa place sur la nuque rougeaude, découvrant un début de calvitie suante. Le gros leva son index droit :

« Un peu de logique, Madame, un peu de logique. Comment voulez-vous que je voie bien quelque chose qui n'est pas là ? C'est toujours comme ça avec les femmes, Pfeffer... Il y a deux choses qu'il ne faut pas demander aux femmes : de la logique et l'heure qu'il est...

– Surtout que vous avez démoli la pendule. »

C'était bien vrai, mais je frémis de l'audace de Pauline. Je l'admirai. Il y a trente-cinq ans que je l'admire et qu'elle m'agace.

« Madame, prenez garde aux mots que vous employez. Démoli la pendule, c'est vite dit...

– Vite fait aussi...

– ... Mais il faudrait le prouver. Est-ce que je sais si elle marchait, cette pendule ? Dans laquelle vous avez peut-être caché des tracts...

– Comment voulez-vous y cacher des choses, puisqu'on voit tout à travers la glace ?

– Voilà qui est bien subtil, chère Madame, bien subtil, et vous ne nous avez pas habitués à des remarques aussi pertinentes... »

Pauline se fâcha, elle avait cru qu'il disait qu'elle était impertinente, je dus m'en mêler, dire à Pauline qu'elle se mettait dans son tort, alors que pourtant nous n'avions rien à nous reprocher. Alors Pauline piqua une colère contre moi. Ça n'arrangeait rien.

« Tout de même, reprit le gros, si nous en revenions à ces radios étrangères ? Vous prétendez donc que vous ne les écoutez pas parce que vous n'avez pas de poste ? »

Ça me paraissait lumineux. À lui, pas.

« On dit, je n'ai pas de poste, et on croit avoir tout dit. Mais... »

Et ici il fit avancer le fauteuil Voltaire et se pencha en avant, les deux mains sur ses cuisses.

Je vis qu'il portait une chaînette d'or au poignet gauche :

« Mais... pourriez-vous me prouver que vous n'avez pas de poste ?

– Regardez vous-même...

– Ce n'est pas à moi, proféra-t-il avec solennité, d'apporter la preuve, mais à vous et à vous. »

Son index pointait vers moi, puis vers Pauline.

« Il ne manquerait plus que ça que je dusse apporter la preuve de ce que vous n'avez pas de radio ! Est-ce que je sais, moi, si vous avez ou non une radio ? Vous me direz que je n'en vois pas ici. Est-ce une raison ? D'abord, je n'ai pas tout regardé ici... »

Il eut, sur le grand saccage de notre logis, un coup d'œil circulaire.

« Mes hommes, ajouta-t-il en souriant, n'ont fait qu'un examen très superficiel des lieux... Rien dans la cuisine, Petitpont ? »

Petitpont et un autre dans la cuisine, les deux affamés de tantôt, fouillaient les tiroirs. Ils répondirent en chœur :

« Non, patron », avec la bouche pleine.

Je ne sais ce qu'ils avaient pu dénicher, par le temps qui court, mais Pauline me cache toujours des provisions qu'elle fait on se demande comment.

« Et alors, qu'est-ce que ça prouve ? continua le gros. Votre poste peut être ailleurs, en réparation. Vous avez été prévenus, vous l'aurez fait filer. D'ailleurs, je ne vous ai pas trouvés bien surpris de notre visite, vous aviez préparé vos réponses, votre défense...

– Je vous jure...

– Ne jurez pas. Ce n'est pas joli. On s'en repent toujours. Enfin, reconnaissez que vous écoutez les radios étrangères, que nous ne perdions pas notre temps... et vous le vôtre... »

Il était jovial et conciliant, soudain.

« Entre nous, ce n'est pas un bien grand crime que d'écouter les radios étrangères... tout le monde le fait... Nous le savons bien... Moi qui vous parle... et puis, c'est compréhensible... c'est plus intéressant que la Radio Nationale... Mieux renseigné... mieux fait que la Radio Nationale... »

Mais j'étais buté :

« Je n'en sais rien, puisque je n'écoute pas la Radio Nationale. »

Il leva les bras au ciel :

« À quoi bon se guinder comme ça entre nous. Cette guerre est trop longue aussi, on s'ennuie, je comprends ça. Alors, une fois par hasard, comme on est à son poste...

– Mais puisque je n'ai pas de poste !

– Ne m'interrompez pas tout le temps : c'est désobligeant. Une fois, comme on est à son poste, on tourne le bouton, on tombe sur le brouillage, on essaye de l'éliminer, on entend mal, on veut entendre mieux... Oh ! ce n'est pas par méchanceté : par jeu, par sport... On n'est pas un conspirateur parce qu'on écoute les radios étrangères... sans ça il faudrait croire que toute la France conspire... C'est bien un peu vrai du reste... Mais enfin ce n'est pas si grave que tout ça... on écoute un peu... on conspire un peu... On n'a pas mauvaise intention... Alors, vous avouez ? »

Comme je faisais non de la tête, le ton changea, menaçant :

« Vous refusez de reconnaître les faits ? Bon, bon. Nous suivrons cette affaire. Après cette façon louvoyante que vous avez eue de parler du président Laval...

– Ah ! mais permettez...

– Je ne permets rien ! On a trop permis. C'est ce qui fait que nous en sommes où nous en sommes. Des gens qui parlent mal du président Laval, ça, c'est un test. Vous ne savez pas, probablement, ce que c'est qu'un test ? Pfeffer, il ne sait pas ce que c'est qu'un test. »

Il eut un geste de lassitude, de découragement. J'aurais su ce que c'était qu'un test, que je n'aurais pas eu le loisir de le lui expliquer. Il parlait pour Pfeffer maintenant :

« Voyez-vous, Pfeffer, quand vous serez dans la carrière depuis aussi longtemps que moi, vous éprouverez parfois un sentiment de fatigue à l'idée des gens que nous sommes amenés à fréquenter, à coudoyer dans notre métier. Intellectuellement parlant. Ah la la ! Un monde assez mêlé. Il faut tout le temps se mettre à leur portée, surveiller ses mots, choisir son vocabulaire. Comment voulez-vous que les choses aillent bien ? Et avec une langue qui est un modèle de clarté et de simplicité. Songez qu'en allemand... tenez, en allemand, à ce qu'il paraît, c'est cet officier de la Feldgendarmerie qui me le disait l'autre jour, il y a des mots de soixante, soixante-dix lettres... alors, vous imaginez... Et déjà, voyez-moi ces benêts-là, rien qu'avec un petit mot français de quatre lettres, comme test... »

Il s'interrompit, et sembla en proie à un doute grave :

« Je ne me trompe pas, Pfeffer, quatre lettres... t, e, s, t ; ça ne prend pas d'e muet au bout, test, teste, test ? non, je crois que ça n'a que quatre lettres... »

Ici, il regarda son subordonné avec un air de mépris mêlé d'indulgence :

« Quatre lettres, Pfeffer... Mais j'attendais au moins que vous me fassiez une remarque. Un petit mot français de quatre lettres... ça ne vous dit rien ? »

Pfeffer marqua sur tout son visage une grande inquiétude. Qu'est-ce que le patron voulait dire ? Un mot de quatre lettres ? Il ne savait pas s'il fallait rire : interrogea du regard ses collègues, ceux qui faisaient les quilles. Ils ne l'aidèrent pas.

« Un petit mot français, Pfeffer, vous êtes un ignorant. Ce n'est pas un mot français, c'est un mot anglais, Pfeffer, un mot anglais... Oh, ne prenez pas l'air prude comme ça, on peut employer un mot anglais de nos jours, sans être anglophile pour ça. Par exemple le mot trust... Eh bien, c'est un mot anglais, et puis tout de même c'est du vocabulaire de la Révolution nationale. Il faut les nommer pour les combattre... Les trusts, pas les tests, bien sûr, vous êtes stupide. »

Pauline eut l'imprudence de lui couper la parole. C'est son genre, je le lui dis toujours, mais elle ne m'écoute pas.

« En fait de trust, dit-elle, est-ce que vous n'allez pas décamper ? »

Il faut reconnaître que c'était très incorrect, et puis que ça n'avait ni queue ni tête. Le gros et Pfeffer se mirent à tempêter. Je tâchai d'intervenir :

« Pauline est comme ça, monsieur l'inspecteur, ça fait trente-cinq ans...

– Eh bien, glapit-il, si vous la supportez depuis trente-cinq ans, moi ça ne durerait pas trente-cinq minutes. »

Là-dessus, ceux qui fourrageaient dans la cuisine apparurent avec la bouteille d'huile. Petitpont exultait :

« Vous voyez, patron, marché noir. Il y a près d'un litre d'huile. »

Pauline se défendit :

« C'est une bouteille, et regardez le culot qu'elle a. C'est la ration de juillet. »

Le gros ne voulait rien entendre :

« Marché noir, marché noir. Ils écoutent les radios étrangères et achètent de l'huile au marché noir. »

Là, je me mis de la partie. C'était trop absurde. Je ne le disais pas, remarquez bien, parce que je commençais à comprendre que ça n'aurait rien arrangé. Le gros agitait les bras :

« Je confisque, je confisque, quand le pays manque de matières grasses, votre compte est bon. »

Ça, Pauline était effondrée. Son huile, vous comprenez.

« Et puis, en voilà assez, cria le gros. Conspirez si vous voulez, mais n'affamez pas le pauvre monde. Tant qu'il y aura des gens comme vous, la France ne se redressera pas. »

À nouveau, il eut ce changement de ton qui m'avait déjà étonné.

« Allons, vous me direz bien qui vous a vendu cette huile...

– Naturellement, fit Pauline, c'est Mme Delavignette...

– Ah, ah ? Delavignette, notez Pfeffer, Delavi...

– ... Aux Docks Réunis, Mme Delavignette, notre épicière.

– Dans la rue ?...

– Bien sûr, à côté... C'est tout naturel. Puisque c'est notre épicière...

– Et combien vous l'a-t-elle vendue ?

– Ma foi, je ne sais pas, le prix quoi... le prix...

– Huit cents francs le litre, hein ?

– Vous n'êtes pas fou ? Oh ! pardon, monsieur l'inspecteur... »

Enfin, encore un quiproquo sans nom. Ils avaient empilé un tas de choses sur la table à écrire, dont ils avaient jeté le tapis par terre ; mon vieil agenda, les quittances du gaz, la bouteille d'huile, un livre de détectives qui leur avait paru louche parce qu'il s'appelait Le crime de Vichy, enfin des bricoles ; et l'un de ceux qui ne parlaient pas suait sang et eau, à côté de leur butin, à rédiger un procès-verbal de perquisition qu'ils me présentèrent à signer. Moi, je voulais lire avant de signer. Il paraît que ça aussi ça ne se fait pas. Enfin, j'ai signé pour en avoir la paix. L'un des silencieux s'essuyait les souliers avec le tapis de table. Le gros a pris le papier et a soufflé sur la signature. Puis il l'a écarté un peu comme pour lire. Il a lu ma signature. Il a froncé le sourcil. Il a rapproché le papier de ses yeux, puis l'a écarté de nouveau. Il a éclaté.

« Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? Comment avez-vous signé ? »

Je courbai légèrement le dos

« De mon nom, dis-je. C'est mon nom, malheureusement..

– Comment, malheureusement ? Vous prétendez vous nommer...

– Pétain... mais Robert, moi, Robert Pétain... Oui, ça me fait un peu tort dans le quartier... Mais je n'y peux rien, c'est mon nom... Oh ! nous ne sommes pas parents. »

L'inspecteur écumait. Qu'est-ce que j'ai pris. Enfin, j'ai sorti mes papiers, je lui ai montré que je ne me moquais pas de lui, que je m'appelais bien comme ça, et mon père aussi, le pauvre digne homme. Si on avait su, on aurait changé de nom. Mais mon père, quand il était jeune, c'était un nom comme un autre...

« En voilà assez. »

Le Borsalino se rabattait sur les yeux.

« Vos plaisanteries sont déplacées... Mais si vous vous appelez... comme vous dites..., alors qui est-ce qui s'appelle Sellières, Simon Sellières ? Pas vous, vous prétendez, pas vous ? C'est bien ennuyeux. Vous ne vous trompez pas ? Nous devions perquisitionner chez un certain Sellières Simon... Voyons, c'est le combien, ici...

– Le combien ?

– Je veux dire dans la rue... le numéro...

– Le dix-huit...

– Maladie, c'est au seize qu'il habite, ce Sellières... »

Là-dessus, Pauline, comme toujours, crut qu'elle pouvait reprendre du poil de la bête ; et elle commença à crier :

« Ah ! par exemple, vous ne savez pas compter jusqu'à dix-huit et vous venez embouscailler les gens chez eux. »

Encore une fois, ça n'avait ni queue ni tête, car les maisons ça ne se compte pas de un à dix-huit, mais de deux en deux, et puis ce ne serait pas une raison parce qu'on sait compter jusqu'à dix-huit pour avoir le droit d'embouscailler son monde. Le gros ne le lui envoya pas dire :

« D'ailleurs, ajouta-t-il, vous avez signé le procès-verbal et l'affaire suivra son cours... »

J'eus beau protester, dire que si j'avais su, je n'aurais pas signé, j'avais signé et j'avais signé.

« Bien attrapé, dit Pauline, tu n'en fais jamais d'autre. »

En moins de deux, le Borsalino avait rassemblé son jeu de quilles.

Ils partirent comme ils étaient venus, d'un coup d'épaule... Mais avec, en plus, l'huile, les notes de gaz et le procès-verbal, sans parler de quelques petits-beurre raflés en dernière minute. Le maigriot, sortant le premier, se retourna, le bouton de porte dans sa pince de homard, et dit simplement à notre intention : « Houimph », et ce fut leur dernier mot.

 

Bien. La maison avait bonne mine. Quel capharnaüm ! Le piteux, c'étaient surtout les plumes du coussin et le rideau décroché. Je jetai un œil de regret sur le litre vide (on n'aura plus de vin avant mardi), et la soupe mangée...

Pauline ne décolérait pas. Tout était de ma faute. Qu'est-ce que j'entendis comme noms d'oiseaux. Le pis, c'était cette histoire du prétendu amoureux de la corsetière. Comment, du prétendu, Pauline ? Elle dit que naturellement c'était cet ami des Picherelle, mais qu'est-ce que j'avais eu besoin de mêler les Picherelle à cette affaire, de les nommer devant la police ? Pourquoi est-ce que je ne les aurais pas nommés, je ne voyais pas...

« Tu sais bien, dit-elle, ne te fais pas plus bête que tu n'es, leur fils est chez de Gaulle...

– Oh bien, ils ne pouvaient pas voir ça sur cette vieille photo !... D'ailleurs, ce n'était qu'un ami à eux... qui a été écrasé, si je me souviens bien, à moins qu'il n'ait chopé une pneumonie... »

Tout d'un coup, qu'est-ce qu'elle avait, Pauline ? Elle ne s'intéressait plus du tout aux Picherelle, ni à la corsetière. J'allais ouvrir la fenêtre, histoire d'aérer, elle m'en empêcha.

« Laisse la fenêtre, viens vite ! » cria-t-elle.

Et elle se précipita dans la cuisine, vers le mur du fond. Je regardai l'heure. Bon Dieu, c'était vrai. Alors, à côté du fourneau à gaz, nous nous installâmes, l'oreille aux aguets. On entendait, dans l'appartement à côté, la voix qui hurlait à toute gueule :

« Aujourd'hui, 753e jour de la LUTTE du peuple français pour sa libération... »

Pauline eut un geste de fureur :

« Les canailles, dit-elle, ils nous auront fait rater les informations. »