La porte du magasin se referma. À travers la vitre, M. Grégoire Picot regarda s'éloigner le client qui venait de sortir, un petit homme brun, courbé, à lunettes :
« Ça ne doit pas être un Français, dit-il, avec ce pli de désapprobation rien que d'un côté que Mme Picot redoutait si fort, quand il l'avait devant la soupe.
– Tu crois ? demanda-t-elle avec un ton d'angoisse. Un Juif, peut-être ? »
M. Picot haussa les épaules : Juif ou pas Juif, en tout cas, il écoutait la radio anglaise. Le poste qu'il avait laissé à réparer était là, au milieu des autres, un petit Lincoln qui s'était mis à grésiller lamentablement. Une connexion défectueuse. Ou une lampe, on verrait. Quand on aurait le temps, parce que, qu'est-ce qu'il y avait comme réparations qui s'entassaient, et tout le monde voulait un tour de faveur. Avec ça, plus de pièces de rechange.
« Moi, dit Mme Picot, je ne suis pas comme toi. Je ne suis pas pour la collaboration, mais ça me fait quelque chose quand un Juif entre chez nous... C'est tout de même eux qui nous ont valu la guerre... et qu'on a tué notre pauvre petit.
– D'abord, interrompit son mari, agacé, tu l'as déjà dit, et puis Pierre n'a pas été tué, tu le sais très bien... Il faut un peu de logique. Il y a des gens qui ne sont pas juifs et qui n'en valent pas mieux pour ça... »
Berthe Picot soupira : qui savait comment tout cela allait finir ! Avant, il y avait moins de travail, il fallait sourire aux clients, mais aussi les rassortiments étaient faciles, et puis on ne se préoccupait pas de savoir à qui on avait affaire. Grégoire disait bien que c'était ce qui nous avait menés là. Il était pour la collaboration, Grégoire ; dans le quartier, tous les gens étaient contre, et on parlait très mal des collaborateurs, cela effrayait un peu Mme Picot, qui se contentait d'être pour le gouvernement, mais pas pour la collaboration ; son mari avait beau dire qu'il faut de la logique... Mme Picot était une brave femme, mais elle avait peur des Juifs. Avec tout ce qu'on en dit ! Mme Delavignette, l'épicière, prétendait que c'étaient des menteries : il n'y a pas de fumée sans feu. Grégoire, lui, disait toujours qu'il n'était pas antisémite : eh bien ! pourtant, il en racontait sur les Juifs, des vertes et des pas mûres. C'est la preuve que ce n'est pas le parti pris. Une chanson emplit la boutique.
« Quel talent, cette Suzy Solidor ! » dit M. Picot qui avait du goût pour la musique, même que c'était pour cela qu'il s'était spécialisé dans la radio. Il avait tourné le commutateur du Telefunken de Mme Princeton. Quelle merveille, ces postes allemands ! Il y a des gens, il suffit que quelque chose soit allemand, pour qu'ils le dénigrent.
« Moi, je sais reconnaître ce qui est », dit-il à voix haute, et Berthe crut qu'il s'agissait de Suzy Solidor.
Parce qu'elle-même, depuis le 11 novembre, elle n'aimait plus tant que Grégoire parlât bien des Allemands. Ce qui lui faisait hausser les épaules, à Grégoire :
« Il faut un peu de logique... Tant qu'ils n'occupaient que la zone occupée... alors ils étaient bons pour les autres, ils avaient toutes les qualités, mais maintenant que vous les avez, alors ça ne va plus... Il faut un peu de logique. »
C'était vrai que, dans le quartier, des tas de gens avaient varié d'opinion, depuis le 11 novembre. Grégoire Picot n'était pas comme ça, lui : il ne tournait pas sa veste toutes les cinq minutes. Une occupation, c'est une occupation, ça ne peut pas aller sans inconvénients, il fallait s'y attendre.
« Quand on voit les choses de près, disait Mme Picot, ce n'est tout de même pas la même chose ! »
Son mari répondait que ça le faisait ricaner, des raisonnements à la gomme comme celui-là : alors, ce qu'on pense dépendrait du premier incident venu, vous parlez de convictions ! Et puis, si dès que ça vous touche, ça change tout, quelle valeur ! C'était comme les gens qui lui disaient qu'il aurait dû être contre les Allemands, à cause de son fils. D'abord, Pierrot n'avait pas été tué par les Allemands. Et d'un. Un de ces stupides accidents des routes de l'exode, comme il se repliait avec sa batterie... Ceux qui disaient que c'était du pareil au même, parce que s'il n'y avait pas eu les Allemands, il n'y aurait pas eu l'exode, et tout ce chambardement, ceux-là parlaient pour ne rien dire. Enfantin. Et puis, si Pierrot avait été tué par les Allemands, ça aurait été le même tabac. Parce que ce n'est pas parce que c'est mon fils. Parce qu'il faut avoir un peu de logique, tout de même, tout de même. Si son fils avait été tué par les Allemands, M. Grégoire Picot n'en aurait pas moins été collaborateur. Parce que, sans ça, cela aurait été le fils de quelqu'un d'autre la prochaine fois. Parce qu'où serait le mérite, si on était à l'abri des inconvénients de ses opinions ? Qu'on ne va pas dire qu'il fait nuit en plein midi, parce que le soleil vous dérange. Et ça va continuer longtemps, ces vendettas ? Je tue ton fils, tu tues son fils, il tue notre fils... On se croirait à l'école ! Eh bien, tenez, j'accepte de penser que Pierre a été tué par les Allemands... pour faire plaisir à Berthe... parce que c'est étrange, mais ça lui ferait plaisir... C'est inexact, mais je le pense. Eh bien, ça ne modifie rien de ma vision du monde...
Quand Grégoire parlait de sa vision du monde, Berthe était tout simplement écrasée. Elle savait que son mari aimait bien Pierrot. C'était la preuve... quelle preuve meilleure aurait-il pu donner de sa sincérité ? Elle se tuait à le répéter à Mme Delavignette, à tout le monde, à M. Robert, aux vieilles demoiselles de la mercerie...
Bzz... brr... gr... Fchtt... badaboum... tue les mouches... tue toutes les mouches... Ah ! cet enfant.
« Tu sais bien, Jacquot, qu'il ne faut pas toucher ! »
Suzy Solidor avait glissé dans les mouches. M. Picot rétablit Lily Marlène et caressa la petite tête bouclée. C'était sa faiblesse, cet enfant, tout ce qui lui restait de Pierre. Abandonné par la mère, une pas grand-chose. Il ressemblait aux petits anges des images, vous savez ceux qui sont drôlement accoudés...
« Va avec ta grand-mère, mon amour. Grand-père a à travailler... »
Il le regarda s'éloigner avec sa femme, touchant à tout au passage, manquant de jeter par terre la boîte avec les lampes apportées le matin même par le représentant de Visseaux, tirant sur l'antenne déployée du poste portatif à peine réparé. Ce qu'il était mignon pour trois ans et demi... Il était né au début de la guerre. Il y avait du fading sur Radio-Paris. Cette Suzy Solidor, une Malouine : elle descendait d'un corsaire qui avait combattu les Anglais. C'était sur Sept-Jours. Qu'est-ce que j'ai fait du tournevis ? Ah ! le voilà.
C'est un métier propre, et M. Picot se félicitait sans cesse de l'avoir adopté, malgré les difficultés de l'heure. La cabine de réparations où il s'isolait du magasin, comme un cordonnier dans ses chaussures qui ne veut pas que les pratiques le dérangent, dès le printemps, tous les ans, il la déplaçait du fond où elle était en hiver, pour qu'elle fût ouverte du côté de la devanture, histoire de ne pas perdre un rayon de lumière. C'était agréable de travailler en musique. Aïe ! Il s'était piqué à la main gauche. Qu'est-ce que j'ai ? La vue baisse.
On était vendredi. Mme Picot avait failli oublier le confiseur. Et le petit qui avait ses bonbons à toucher. Elle reparut dans la boutique :
« J'avais oublié le confiseur... Je te laisse le petit ou je l'emmène ? »
M. Picot n'avait pas compris. Il baissa le poste.
« Comment ? Ah ! oui. Laisse le petit, il ne me dérange pas. »
Évidemment, si le père de cet enfant avait été tué par les Allemands, ça les aurait arrangés, les voisins. Ils auraient eu un argument contre lui, Picot, qui ne pensait pas comme eux, qui s'était inscrit à la Légion, qui avait cessé d'y aller d'ailleurs, parce que la Légion nous a bien déçus, et que qu'est-ce que c'est que ces parlotes... On a un gouvernement. Eh bien ! il gouverne. Et un chef de gouvernement. Alors.
Oui, ça les aurait arrangés. Le malheur, pour eux, était qu'on savait à quoi s'en tenir. Une lettre de son capitaine. La visite d'un camarade, ce voyageur en pâtes alimentaires. Un homme pas très intelligent. Qui croit tous les bobards. C'est son affaire. Il avait assisté à l'accident. Et je ne vois pas, mais alors là, pas, ce que ça aurait fait comme différence. Berthe donnait l'exemple de ce grand cheval, qui travaillait aux Biscuits Blond avant, et qui était maintenant dans l'administration. C'était une fine mouche, Berthe, avec ses airs bébêtes. Elle choisissait le grand cheval comme exemple, parce que le grand cheval était collaborateur, pour acheter Grégoire par là. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire ? Lui, justement, les arguments personnels ne le touchaient pas. Il s'agit de dominer la question. Dominer la question...
Ah ! la barbe pour les nouvelles sportives ! Il tâtonna un peu, et vous trouva une de ces petites musiques aux pommes... Rome probablement... Ils ont de bons orchestres, en Italie.
Le grand cheval... comment s'appelle-t-il donc ? enfin ! il est tout à fait pour la collaboration. Avant la guerre, il avait des idées plutôt... Il avait raté son concours. On ne l'aurait jamais pris dans l'administration. Et puis, après l'armistice, avec toutes ces révocations, comme il n'était pas mal noté pour les idées... ayant changé... certainement le facteur personnel jouait dans son cas, les gens le disaient parce qu'ils étaient contre lui, à cause de la collaboration, mais Grégoire était juste ! Il reconnaissait que c'était vrai, le facteur personnel avait joué. Mais qu'est-ce qu'on voulait prouver par là ? Le facteur personnel... Le facteur personnel... Est-ce que j'ai intérêt personnellement à la collaboration ? Je n'étais pas plus malheureux avec la République non plus. Pourtant, c'était une pourriture. Mais je n'étais pas plus malheureux. Le grand cheval, d'ailleurs, il était pacifiste, avant guerre. Alors, il a changé sans avoir changé. Il faut de la logique. Il croyait à la paix par le chambardement, maintenant il croyait à la paix par la collaboration. Dommage qu'il n'y en ait pas plus comme lui... même si c'est le facteur personnel... tout le monde ne pouvait pas être comme M. Catelin. Celui-là ! Vous parlez de logique : antimilitariste quand on avait une armée, maintenant qu'on n'en avait plus, il ne pouvait plus s'en consoler.
C'est embêtant. Il faut tout le temps surveiller le poste. On n'est pas plus tôt sur de la musique, que ça se met à bavarder...
Évidemment, je l'aurais parié. C'est la 6Q7 qui ne vaut plus tripette. Ça, il me l'a bien dit, l'homme de Visseaux : le client pourra se brosser. S'il n'est pas content, il ira ailleurs. On ne la lui aura pas. À moins qu'il tombe sur un type qui fait du marché noir. Moi, je ne vois pas pourquoi je ferais du marché noir. Pour se faire prendre un jour ou l'autre, et aller à Fort-Barrault, quand on gagne très bien sa vie comme ça... Et pour qui, je vous le demande, pour ces gens qui écoutent Londres dix fois par jour... Vous ne m'avez pas regardé !
D'ailleurs, M. Picot était un honnête homme. Même les voisins, les blanchisseurs, qui étaient des gaullistes enragés, ne disaient pas le contraire. C'était bien ce qui les faisait tous bisquer, les mercières, M. Robert, tous : honnête, et collaborateur ! Et pourquoi est-ce que cela leur paraissait si contradictoire, je vous le demande ? Voilà comment est le monde : celui qui ne pense pas comme vous est une canaille, a tué père et mère, et cætera...
« Et cætera... », répéta tout haut M. Picot, qui venait de laisser tomber à terre un petit écrou, et pas de plaisanterie : on n'en retrouve plus.
M. Picot, lui, pensait qu'on pouvait être anglophile et bon père de famille et même il n'aurait pas fallu le pousser beaucoup pour lui faire dire qu'il y avait des braves gens chez les francs-maçons. Partout d'ailleurs. Enfin, il ne faut rien exagérer, parce que... Les communistes... mais qui est-ce qui parle des communistes ? Les salauds sont les salauds.
« Aqui Radio-Andorra... »
Et tuitt, tuitt, tuitt... et tuitt, tuitt, tuitt. Cette femme, c'est un vrai oiseau. Alors ce n'était pas Rome du tout. Ça n'empêche pas qu'ils ont de bons orchestres en Italie.
Maintenant, être gaulliste et intelligent, ça, non, ce n'était pas Dieu possible. Vous me couperiez la langue, plutôt que me le faire dire. Il faut être bouché. Est-ce que je n'ai plus de ce petit fil ? Si. Bien. Bouché. Je voulais toujours tenir un registre des bourdes de la radio des émigrés. Il faudrait l'écouter pour ça. On peut reconnaître à l'adversaire qu'il n'est ni un voleur, ni un vendu... Enfin, quelques-uns... mais lui dénier... dé-ni-er... la plus élémentaire intelligence... Voyons si le courant passe... Il passe. Alors, ce n'est pas ça... Mais je croyais que Jacquot... Est-ce que Berthe n'avait pas dit qu'elle le laissait là ?
M. Picot se leva précipitamment. Où son petit-fils pouvait-il être ? On n'entendait pas le moindre bruit. L'arrière-boutique... La cuisine... Le cœur lui battait : ce petit devait avoir fait une bêtise. Ah, Berthe avait laissé la porte de la cour ouverte ! Naturellement ! Il n'était pas dans la cour. Par exemple ! Le vantail qui donnait droit sur la rue béait. Le gosse jouait à la balle sur le trottoir.
« Jacquot, veux-tu bien ! Quand on pense qu'une voiture... »
La petite main douce bougeait doucement dans la main du grand-père.
« Nain... Nain... Jouguer à la balle, bon pape ! »
Bon pape s'attendrit encore. Mais il avait eu chaud. Dire que c'était déjà assez grand et assez fort pour ouvrir cette diablesse de porte tout seul, et elle était lourde ! et aller dans la rue... Heureusement que la circulation n'était plus ce qu'elle était...
« Là, mets-toi là bien sagement, avec tes cubes, écoute la jolie musique ! »
Oui. Mais le petit ange ne voyait pas plus tôt les yeux du grand-père accaparés par le travail qu'il touchait déjà à tout, que des objets sonores tombaient, des bruits singuliers et effrayants se déchaînaient à l'autre bout de la boutique, où on ne croyait pas qu'il était déjà. J'aurais dû dire à Berthe de l'emmener. Il est si joli, ce petit chat, malgré tout... Dire qu'il ressemble à sa garce de mère ! Ah, et puis, c'est le fils de Pierre, d'abord ! Pierre aussi, tout petit, était insupportable. Et puis costaud...
Qu'est-ce qu'il penserait, Pierre, s'il vivait ? Comme moi. Pourquoi pas comme moi ? Il était intelligent. Il aurait tout de même pu ne pas penser comme moi. Sans qu'il soit gaulliste, parce que ça ! Il pourrait y avoir des divergences d'opinions entre nous... Pas trop fortes, j'espère... Mais enfin on ne peut pas penser exactement la même chose... Logiquement. Il aurait dû penser la même chose que moi. Si tout de même il n'avait pas pensé tout à fait la même chose que moi... Puisque le pauvre petit nous a quittés, qu'est-ce que j'ai besoin d'imaginer ?
« Jacquot ? joue avec tes cubes, mon enfant ! »
Il n'y a que les imbéciles qui se refusent à envisager les choses désagréables : s'il n'avait pas du tout, mais alors, là, pas du tout pensé comme moi... Eh bien, ça n'aurait rien changé à rien ! La vérité est la vérité. Un et un font deux, même si Pierre...
Ça aurait été pénible tout de même. Parce qu'autrefois on pouvait ne pas être du même avis dans une famille. Nous étions tout à fait d'accord. Mais enfin si on n'avait pas été d'accord... tandis que maintenant... Déjà avec tous les voisins contre soi. Et ces menaces de la Radio anglaise contre tous ceux qui pensent français ! Il y a un colonel avec une voix qui lui sort des talons... Je l'ai entendu une fois... On serait joli, s'ils étaient vainqueurs ! Sans parler du bolchevisme. Heureusement que c'est impossible. Pas si impossible que tout ça, c'est pourquoi il faut ce qu'il faut... Impossible quand même...
« Jacquot, mon mignon, où es-tu passé, diable d'enfant ? Ah, non, je n'étais pas fait pour être nourrice ! Le chatterton ! Malheureux ! Il me flanque du chatterton partout. »
Cela prit un petit temps de décoller le chatterton, de tout remettre en place. Puis il fallut laver les petites pattes du mignon, toutes poisseuses, et il riait, si blond, si lumineux, en agitant les menottes dans l'eau savonneuse ! Pour lui, on avait encore du savon d'avant guerre.
Tout de même, Pierre n'aurait jamais été assez bête pour couper dans leurs panneaux. Ce que les gens racontent ! Ça vous rappelle l'autre guerre, les mains coupées des petits enfants... Tant qu'on s'est battu, ces histoires-là avaient cours, on se serait fait écharper si on avait eu l'air d'en douter. Puis la paix est arrivée : on n'en a plus entendu parler, plus d'atrocités allemandes, personne ne disait plus boche, personne... Maintenant, c'est pareil : on écouterait les gens, les occupants seraient des monstres, et je te fusille, et je te torture, les mères séparées de leurs petits, les malades achevés dans les hôpitaux, est-ce que je sais ce qu'ils vont inventer, moi ! Et comme ça ne leur suffit pas d'accuser les Allemands, ils prétendent que les Français en font autant, que NOUS en faisons autant ! Ces récits horrifiques de ce qui se passe dans les camps de concentration, les prisons... des épingles dans les talons... le genre chauffeur de la Drôme... enfin, la police du Maréchal, si on les croyait, ce serait l'inquisition, l'inquisition ! Naturellement, pas un mot de nos villes bombardées, des bombes systématiquement jetées par les Anglais pour plaire aux Juifs de Washington, sur les hôpitaux, les écoles maternelles, les jardins d'enfants ! Ça, pas un mot ! Non, Pierre n'aurait pas été assez bête...
Une idée.
« Tiens, mon Jacquot chéri, voilà le beau livre d'images où on voit les tigres et les lions, et le pauvre petit agneau, et le méchant loup. C'est extraordinaire, la passion de ce bout de chou pour les images. J'en ai pour un quart d'heure au moins de tranquillité... »
Dzing. La sonnette prolongée de la porte qu'on ne ferme pas.
« Fermez la porte ! »
Le monsieur bafouilla.
« Non, Monsieur, je ne tiens pas cet article-là... »
Le monsieur battit en retraite. Il ressemblait à Michel Simon. Mais d'où lui venait cette idée saugrenue de demander des pinces à linge à un réparateur de radio ? Je vous le dis, les gens sont incroyables, de nos jours. Des pinces à linge ! On leur dirait : « Tenez, voilà des pinces à linge ! » ils les prendraient sans s'en étonner. Je parierais même qu'ils demanderaient combien ! Alors la radio de Londres a beau jeu, vous pensez ! Et si on avait le bolchevisme, ils ne s'en apercevraient pas. Ou bien... enfin, non... C'est-à-dire si, ils s'en apercevraient alors ! Ah, oui, ils s'en apercevraient ! En attendant, ils flirtent avec ! Les mercières, pas plus loin : l'autre jour, elles disaient qu'elles préféreraient Staline chez elles qu'Hitler ! Non, mais il faut se représenter ce que ça a de bouffon : Staline chez ces dames, venant chercher dix sous de coton à repriser... Ah, ah, au fond, il n'y a pas là de quoi rire ! Elles ne riraient pas, si Staline... Il est plus près qu'on ne croit... Pas personnellement, bien sûr, mais... Tandis qu'Hitler... Elles seraient jolies, les mercières, si Hitler était battu ! Moi, c'est bien simple, à cette idée... Mais M. Laval a dit que c'était impossible... et cet homme-là, j'ai confiance en lui... Il ne s'est jamais trompé. Il a toujours combattu le bolchevisme. Il a tout de suite vu que Mussolini, c'était la paix. Dzing. Bon. Qu'est-ce que c'est encore ?
« Fermez la porte, Madame ! »
Mais cette rage qu'ils ont tous de rester comme ça, là, la porte ouverte et la main sur le bec-de-cane !
« Monsieur, c'est pour le Secours National... Vos débris de laine...
– Mais, Madame, quels débris de laine ? Je ne suis pas matelassier, Madame ! Je répare des radios. Madame... »
Elle se contenta de dix francs. C'était une personne pâle sur mesure, avec toute sorte d'insignes sur ses seins plats.
« Le joli enfant ! dit-elle en s'en allant. Comme il est sage ! »
C'était vrai ! Jacquot avait la fièvre à regarder le petit agneau. Il leva des yeux brillants sur son grand-père et lui montrant du doigt le Chat Botté, il demanda : « Qui c'est, ça ? » avec une soif de savoir un peu artificielle, car il n'ignorait rien du Chat, du marquis de Carabas, ni de tout le reste, cent fois raconté. Le grand-père le prit sur ses genoux et commença pourtant l'histoire :
« En ce temps-là, le monde n'était pas tranquille, ni bien arrangé comme de nos jours... Les petits garçons ne pouvaient pas courir dans la rue, parce qu'il y avait des brigands, et des ogres qui les mangeaient, et dans la campagne il courait des méchants loups avec de grandes dents...
– Il a été sage ? demanda Mme Picot, qui rentrait.
– Comme une image... C'est-à-dire que ce sont plutôt les images... »
Il s'arrêta, effrayé :
« Mais, qu'est-ce que tu as, Berthe, tu es toute pâle ? »
Elle était toute pâle, en effet. Dans la toile souvent lavée de sa robe blanche à fleurs imprimées, elle faisait peur, la bonne grosse. On lui voyait le cœur battant, elle tenait les deux mains serrées sur le minuscule paquet de bonbons pour Jacquot.
« C'est affreux, dit-elle, il y a encore eu une bombe... »
Ce n'était pas une raison pour se mettre dans cet état, mais en effet c'était affreux. Picot demanda :
« Il y a des morts, des Allemands ?
– Oui. Deux. Ces pauvres gens... Mais ce n'est pas ça...
– Comment, pas ça ? On a tué deux pauvres garçons, et tu trouves que ça n'est pas ça ?
– Non, tu sais, le fourreur... Oui, M. Lepage, cette nuit... ils sont venus l'arrêter... La Gestapo... et sa femme et sa fille. »
M. Grégoire Picot regarda sa femme avec stupeur :
« Qu'est-ce que ça veut dire ? D'un côté, deux morts... deux jeunes gens... vraisemblablement des jeunes gens... qui faisaient leur devoir... De l'autre, des gens qui ne faisaient apparemment pas le leur, qui conspiraient, qu'on vient chercher chez eux, comme ils s'y exposaient, pour savoir à quoi s'en tenir... et c'est ça qui te bouleverse ? »
Berthe eut du mal à s'expliquer, les Lepage avaient été enlevés, emmenés on ne savait où, le père de Madame avait essayé de savoir, on lui avait dit de se mêler de ce qui le regardait, il avait dit que justement, les Allemands avaient dit que c'était un bon conseil, et les Français que ce n'était pas leur boulot... Son mari l'interrompit :
« Vous jetez des bombes, et puis après vous venez vous plaindre ! Un peu de logique, nom de Dieu, un peu de logique !
– En attendant, dit Berthe, vexée, on a une fois de plus le couvre-feu à huit heures, et dès ce soir, s'il te plaît... »
Le couvre-feu ? Grégoire la regarda, interloqué. Puis se ressaisit. Très vite. Parce que le couvre-feu, ça le connaissait, on l'avait tous les huit jours. Ce n'était pas le couvre-feu, qu'on eût le couvre-feu qui l'avait, à vrai dire, interloqué : mais le ton de Berthe. Un ton péremptoire, d'évidence, de démonstration. Qu'est-ce qu'elle cherchait à lui démontrer par là ? Le couvre-feu ? Et puis après ? Bien entendu, qu'on avait le couvre-feu. Quand on jette des bombes, il y a le couvre-feu. Tout le monde sait ça. Qui est-ce qui a commencé, on n'allait pas reprocher le couvre-feu aux Allemands. Ils n'y étaient pour rien. Il faut un peu de logique.
« Évidemment, c'est dérangeant, concéda-t-il. J'avais envie d'aller au cinéma, ce soir. Pour un film allemand qu'on joue au Ciné des Fleurs, justement, Le Juif Süss. J'avais regretté de ne pas l'avoir vu, quand on l'a donné en ville, l'autre année. Il paraît que c'est très fort. Très bien joué... Tant pis. On n'en mourra pas. À la guerre comme à la guerre. Mais toi, bien sûr, du moment qu'il y a le couvre-feu et que ça te gêne tant soit peu, du coup tu voudrais voir les Allemands au diable !
– Oh, ça, oui ! s'écria-t-elle du fond du cœur.
– Si le ciel t'entendait, malheureuse, nous serions dans de beaux draps... J'aime mieux avoir le couvre-feu de temps en temps que tous ces excités jouant du revolver sur l'ordre de Londres... ou un commissaire du peuple dans mon magasin !
– Un commissaire du peuple dans ton magasin, pour quoi faire ?
– Ne fais pas l'idiote, tu me comprends très bien. Mais parlons d'autre chose : imagine-toi que Jacquot, que je croyais bien tranquille, tu étais partie depuis dix minutes pas plus...
– Viens de l'autre côté, il faut que je me dépêche pour faire mon dîner. Je me suis attardée avec cette histoire du fourreur. Le confiseur dit que sa fille recevait des parachutistes...
– Des parachutistes ? tu vois bien ! Ces gens-là ne sont pas intéressants. Mais si on écoutait tout ce qui se raconte ! D'abord, les parachutistes, ce sont des histoires pour faire peur aux petits enfants. Il n'y a pas de parachutistes. C'était un espion, ton fourreur, et la petite Lepage est une grue.
– Oh, une grue, elle est très correcte !
– Tu la défends ? Si tu avais une fille, est-ce que tu lui permettrais de recevoir des parachutistes ? Non ? Alors. Un peu de logique. Et puis, quand je dis, moi, que les Allemands sont corrects, qu'ils font ce qu'ils ont à faire, je vois sur ton visage que ça t'exaspère !
– Ça ne m'exaspère pas, ça me gêne.
– Ne joue pas sur les mots ! Ça t'exaspère. Mais la fille du fourreur reçoit des parachutistes dans son lit, et tu la trouves correcte !
– Qui est-ce qui t'a dit que c'était dans son lit qu'elle les recevait, la pauvre fille ?
– La pauvre fille est admirable ! Mais toi... ou plutôt... non... Personne... Mais avec un peu de logique... elle ne devait pas les recevoir dans le lit de sa mère... et puis, je suppose que c'est dans son lit, parce que c'est dans son lit qu'on faisait ces choses-là, de mon temps... et à moins qu'on ait tout changé... c'est peut-être le swing... le genre zazou... Qu'est-ce qu'il y a, Jacquot ? »
Le petit voulait des bonbons.
« Tout à l'heure, mon mignon, au dessert, ça te couperait l'appétit. Tiens, je ne discute pas avec toi, Grégoire, tu es injuste pour cette malheureuse, et puis il est sept heures, et mon fourneau n'est pas allumé.
– Des bonbons, des bonbons ! »
Jacquot disparut sur les pas de sa grand-mère. Sept heures déjà ! La porte du magasin s'ouvrait avec le dzing qui ne s'arrête pas de la sonnette.
« Fermez la porte ! cria M. Picot. Qu'est-que c'est ?
– Vous ne pourriez pas me dire où je pourrais trouver du blanc d'Espagne ? »
Un comble. Du blanc d'Espagne maintenant ! Sept heures du soir ! Et un homme avec une voix de basse, on aurait dit Raimu ! Tout à l'heure, Michel Simon, maintenant Raimu... tout le cinéma, quoi. Il ne demanda pas son reste.
Il était l'heure d'enlever le bec-de-cane. On viendrait lui demander des lacets de chaussures sans ça, la prochaine fois. Sur le pas de la porte, pourtant, il s'attarda un peu. Il faisait doux, chaud, mais pas trop tout de même pour la saison. C'était cette pluie de la veille qui avait fait du bien. Il salua l'épicière d'en face, qui s'inclina assez sèchement. Une mijaurée, cette Mme Delavignette ! Il sortait comme une buée de chez le blanchisseur à côté, c'était une rue bien calme, avec la place tout près, où il y avait le terminus d'un tramway qui n'y arrivait plus depuis six mois. Un bicycliste passa comme un fou.
« Vous voyez ça, monsieur Picot, lui dit le blanchisseur de sa porte. Ces jeunes gens se croient tout permis, maintenant qu'il n'y a plus d'autos. Des fois que votre petit-fils, par exemple, aurait joué sur la chaussée.
– Ne m'en parlez pas, monsieur Brun ! répondit Grégoire avec ce petit air de supériorité qu'il avait avec les gens qui n'étaient pas de son monde. Des gamins comme ça, un petit tour en Allemagne ne leur fera pas de mal !
– Ce n'est pas ce que je voulais dire... »
Quelqu'un avait dû appeler M. Brun à l'intérieur, qu'il disparût brusquement. M. Picot hocha la tête. La Relève était un fait. La susceptibilité des gens n'y changeait rien. C'est excellent pour les jeunes gens d'être un peu dressés. Jadis, il y avait le service militaire. Maintenant, il n'y avait plus de service militaire. Heureusement qu'en Allemagne... Nous leur devrons une fière chandelle, à ces gens-là. Qu'est-ce que nous aurions comme vauriens, sans eux ! et comme fainéants !
Il fit un tour jusque sur la place. Là encore, il y avait des garçons de seize, dix-sept ans, à ne rien faire, assis sur le dossier d'un banc d'autres debout, parlant fort. M. Picot ne dit pas ce qu'il pensait. Il s'arrêta devant la colonne où on avait apposé une affiche de la Milice, et la lut. Décidément, le péril rouge ne s'éloignait pas. Pour qu'on fît toute cette dépense de papier, quand le papier manquait ! Il suffisait de regarder cette jeunesse pour comprendre, du reste. Et quand on a été à l'Exposition antibolchevique et qu'on a vu ce que ça représente, et leurs prisons où on ne peut pas s'asseoir, et le reste. Ça n'est pas des racontars, ça, au moins.
C'est ce qu'il dit à M. Robert, quand celui-ci, soulevant sa casquette plate à visière, lui fit quelques remarques sur le temps, le couvre-feu dont tout le monde parlait, et les incidents dans ce petit bal où il y avait eu une femme, une Française, blessée en même temps que les deux Allemands tués. On disait que c'était bien fait, qu'elle n'avait pas besoin de danser avec des... M. Robert, qui était un homme d'âge, assez timide, avec sa grosse moustache grise et pas de menton, ne disait pas des quoi, mais on l'entendait. M. Picot se fâcha un peu. Par contre, M. Robert était toujours très aimable, et au bout du compte M. Picot se sentait un peu isolé dans le quartier.
« Voyons, voyons, monsieur Robert, vous avez été en Rhénanie, en 19, vous aussi, comme moi ! Eh bien ! est-ce que nous étions mécontents, quand une jeune fille voulait bien danser avec nous, et même ?... Non, n'est-ce pas ? Alors il faut être logique...
– Bien sûr, mais aussi les... enfin les Allemands leur rasaient la tête, vous vous souvenez ?
– Il y a des exaltés partout, monsieur Robert, ça ne prouve rien.
– Oh, ça ! ça ne prouve rien, dit l'autre, rien du tout. Je dis ça plutôt histoire de causer. Si on devait faire, nous, tout ce que les... les Allemands ont fait, on n'aurait pas fini !
– Il y a des leçons que nous pourrions tirer de leur exemple...
– Des leçons d'allemand ? Euh, euh, je dis ça pour faire drôle... »
Plaisanterie douteuse sur un sujet sérieux. M. Picot avait la tête un peu rêveuse. Le souvenir lui était revenu de ce temps de l'occupation française, quand il était au 25e Chasseurs, à Godesberg. Et Wiesbaden... une belle ville, il n'y a pas à dire ! Il n'aurait pas aimé alors qu'on lui jetât des bombes, et quand il y avait un chasseur qui récoltait un coup de couteau, le commandant n'était pas content non plus.
« Il faut de la logique », affirma-t-il avec force.
M. Robert, qui n'avait pas suivi la suite de ces pensées rhénanes, leva des yeux bleus et surpris :
« Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
– Rien... dit M. Picot, simplement : qu'il faut de la logique.
– Ah, vous avez bien raison ! »
Sur ce, ils se séparèrent.
Le dîner n'était pas prêt, il était bien huit heures quand on se mit à table, et comme c'était vendredi, le dîner manquait un peu de corps. Berthe avait fait un mate-faim, ce qu'on appelle un mate-faim par ici. Où avait-elle pris les œufs ? Ses explications embarrassées n'arrivèrent pas à cacher à son mari que les œufs venaient du marché noir. Elle ne lui disait pas quand elle achetait quelque chose un peu irrégulièrement, parce que ça lui gâtait le plaisir, à Grégoire, de penser que c'était du marché noir. Et s'il avait fait du marché noir lui-même ? Et si tout le monde en faisait, où irions-nous ? D'ailleurs, tout le monde faisait du marché noir, les gens n'ont pas de conscience, et si nous n'avions pas les Allemands... Berthe l'interrompit :
« Oh ! ils en font bien un peu aussi, tu ne crois pas ? »
Il hésita. Dire, laisser dire que les Allemands faisaient du marché noir, c'était porter de l'eau à un certain moulin. D'autre part, M. Laval l'avait laissé entendre. Et puis, il craignait de se laisser emporter par la partialité. Les Allemands ne sont pas des petits saints, après tout, ce sont des hommes, et même des hommes un peu là...
« Ils en font, dit-il, je ne dis pas le contraire, mais quand c'est eux, ça ne s'appelle pas le marché noir... »
Jacquot mangeait très mal sa petite purée.
« Allons, mon chéri, une fourchette pour Bonne Mame, une fourchette pour Bon Pape, une fourchette pour Pauvre Pape... Qu'est-ce que c'est ? Tu n'en veux plus, ce n'est pas gentil... »
Le moyen de lui refuser les bonbons, quand il vous entourait de ses petits bras doux et frais, et qu'il vous regardait en relevant ses longs cils cendrés dans son visage transparent, où le sang semblait si voisin sous la peau blanche, que pour un rien le petit changeait de couleur.
« Bon, va t'amuser ! »
Par la porte-fenêtre, ils le regardèrent courir dans la cour avec sa balle. Une belle petite balle de caoutchouc. Luisante avec des cercles de couleur. Il ne savait pas encore très bien s'en servir, Jacquot. Le drôle était de la jeter, peu importait comment et où, mais de la jeter. Ses éclats de rire faisaient de la lumière dans le soir tiède et calme, où une odeur de tilleul venait des jardins voisins dans cette cour, entre des maisons basses.
« J'ai rencontré M. Robert sur la place, dit Grégoire. Il y a quelque chose qui ne va pas chez cet homme-là, je ne sais pas quoi, mais qui ne va pas...
– Il n'a pas été aimable avec toi ? »
C'était son inquiétude, à Berthe. Généralement, M. Robert, lui, était bien poli. Le jour où M. Robert commencerait à ne plus être poli avec Grégoire, ça sentirait mauvais.
« Non, non, ce n'est pas ça. Mais ce qu'il dit n'a pas de sens...
– Il est peut-être tourné au gaullisme, soupira Mme Picot, le plus naturellement du monde. Tu vas fumer ta cigarette sur le pas de la porte ?... Oh ! le couvre-feu : moi qui n'y pensais plus !
– Tu exagères, dit M. Picot, sans sortir dans la rue, on peut...
– Tu crois ? Je vais regarder de quoi ça a l'air. »
Plus il y pensait, et plus Grégoire trouvait ce M. Robert bizarre. La plaisanterie qu'il avait faite, à y resonger, était stupéfiante d'indécence. Un vieil imbécile. L'âge lui portait sur la cervelle.
Berthe revenait, très agitée. Non, on ne pouvait pas se mettre sur le pas de la porte. Tout était fermé, elle avait regardé par la fenêtre du premier étage. Personne en vue, sauf que sur la place, en se penchant, elle avait aperçu des Allemands.
« Comment, des Allemands ? ici, sur la place ?
– Oui, bien une vingtaine. Ils font un barrage au bout de la rue, et ils ont des fusils... Il y a des voitures, à côté de la colonne...
– Ici, sur la place ? »
M. Picot n'en revenait pas. Et quand il y réfléchissait, il se trouvait absurde. Puisqu'il y avait des Allemands dans le pays et dans la ville même, pourquoi n'y en aurait-il pas eu sur la place, à côté de chez eux, leur place ? pas l'ombre de raison. Ils étaient là pour faire respecter le couvre-feu, c'était clair. M. Picot repensa à ces jeunes gens tout à l'heure, qui flânaient sur cette même place.
« Ça ne prouve rien », dit-il à voix haute.
Mais cependant ça lui était désagréable. À Berthe aussi, du reste, alors cela développa, chez lui, l'esprit de contradiction, et il trouva tous les arguments nécessaires pour démontrer que la présence de ces soldats était explicable, naturelle, normale, souhaitable, et après tout rassurante.
« On est gardé comme ça, tu comprends. Dans ces périodes d'attentats... avec tous ces excités... »
Et, à la réflexion :
« Eh bien, j'irai fumer dans la cour, avec Jacquot... »
Jacquot avait inventé de pousser la balle avec son pied. C'était une découverte, faite dans cet enthousiasme qui accompagne toujours la création du génie humain. Il la lançait à droite, à gauche, au fond... Un instant, il s'arrêta pour donner tous ses soins à une petite carriole de bois vert et jaune dans laquelle une dizaine de cailloux étaient entassés, et il s'y attelait au bout d'une ficelle en faisant : Chchch, chchch... comme si cela avait été un train, et lui, Jacquot, la locomotive...
La grand-mère le regardait avec des yeux qui n'en pouvaient plus. Au vrai, c'était un enfant adorable.
« Quand j'étais au 25e Chasseurs, à Godesberg... » commençait à raconter M. Picot, qui après chaque bouffée de sa cigarette la regardait comme s'il l'avait vue pour la première fois.
Le petit s'était fatigué de son chariot. Il avait repris sa balle et la lançait à la main. Cela se fit très vite. Elle était partie sous la voûte, et avait glissé sous le vantail qui ne touchait pas terre. Jacquot y courut, et sur la pointe des pieds atteignit le loquet de fonte. D'une façon presque incompréhensible, tant cela avait l'air lourd, et c'était silencieux, le vantail s'ouvrit, le petit pendu après. Le grand-père l'avait vu, et sans réfléchir bien exactement, il se jeta dans la direction de la porte.
Pas assez vite. Jacquot était sorti et ramassait sa balle dans la rue, en pleine chaussée.
Assez vite pourtant pour voir, au coin de la place ronde, le soldat allemand, énorme, athlétique, qui visait soigneusement l'enfant et, d'un coup de feu, correctement, fit mouche.