Rien, dans cette vie, n'est tout à fait comme on l'imagine. Je ne sais si vraiment Dieu dispose, quand l'homme propose. J'aimerais de toute mon âme pouvoir me rassurer, le croyant. Mais alors qu'il dispose étrangement...
Ils étaient nés presque dans le même temps, Guy, Élisée, la paix déjà revenue, et l'aîné, Marcel, n'avait pas quatre ans en 1918. Ce n'étaient pas trois frères, rien ne semblait lier leurs destins. Extraordinaire à penser même, combien il était improbable qu'un lien entre eux s'établît. Rien ne s'y prêtait, tant que le monde était en ordre, que Guy jouait sous les belles tables cirées de sa mère, dans le Nord, au fond de la maison spacieuse, avec des housses sur les meubles du salon, et un grand Christ au-dessus du piano sur ses pieds de verre... tandis qu'Élisée, fils tardif d'un petit fonctionnaire retiré dans la Drôme, menait aux champs les chèvres, et d'une ferme sortait une vieille femme furieuse parce que les bêtes, encore une fois, entraient dans son blé... et Marcel déjà, à douze ans, avait les mains brûlées d'acide, dans l'usine qui empuantissait tout le quartier d'Italie, de cette odeur de corruption des peaux, une vieille usine de bois, d'où sortaient des eaux de couleur...
Non, rien ne les disposait même à une rencontre. Ils n'avaient pas de langage commun. Ni alors, ni plus tard. Tant que le monde suivait sa pente, que les jours étaient bien peignés, les gens à leur place, et la machine en tournant ramenait aux mêmes heures, aux mêmes lieux, les personnages attendus, comme dans ces horloges anciennes et compliquées où un paysan sort à l'aube, une jolie dame à midi, à minuit enfin le roi mage...
Ils n'avaient ni la même taille, ni de ces airs de famille qui font que des gens d'origine dissemblable se reconnaissent pourtant dans la foule, ont l'un pour l'autre une sympathie irraisonnée. Quel rapport entre Élisée, avec ses faibles épaules, son nez de travers, ses cheveux noirs qui poussaient trop bas sur le front, formant un épi à lui donner toujours l'air décoiffé, mal tenu, poussiéreux, et petit avec ça, et qui en souffrait ; et ce grand oiseau brun de Marcel, aux membres longs, au visage grave, avec ses baguettes de tambour qu'il domestiquait, les baignant de brillantine, la nuque toujours bien rasée, singulièrement propre pour ses pauvres hardes. Et, à vingt-trois ans, la lèvre supérieure un peu courte, découvrant les dents très blanches, avec des cheveux bouclés, d'un blond cendré, Guy était ce qu'on appelle un beau garçon, que le sport empêchait de s'alourdir. Il avait deux fois raté la guerre de justesse : né en 1920, mobilisable en 40... Il était reconnaissant à son père, un grand fabricant de liqueurs, de lui avoir donné une moto, une bonne éducation, un idéal chrétien. Toutes ses idées venaient de sa famille.
À ce compte-là, qu'aurait pensé Marcel ? Fin 1917, un soir, à Versailles, des voisins muets avaient ramené une femme sanglante, la tête traversée d'une balle, sa mère qu'il ne reconnut pas tout d'abord avec ses cheveux défaits, bruns comme les siens, sa mère tuée dans une grève par les soldats annamites. Son père, mort en captivité du côté de Königsberg, n'était qu'une photographie jaunie qu'il avait perdue, quand on avait déménagé à la sauvette, avec toute la famille de cette tante qui l'avait recueilli par surcroît de huit mioches à torcher. Ses idées... un miracle, comme sa grande carcasse qu'il n'était pas Dieu possible qui se fût formée de ce qu'il avait eu comme pitance à l'âge famélique, où ses cousins tambourinaient autour de lui sur un pot de chambre cassé, et le plus petit avec son visage de crêpe et ses mèches de ficelle traînait sérieusement une grande branche d'arbre noire sans feuilles, comme un sceptre aux doigts écartés... Le travail l'avait sauvé du rachitisme, il l'avait fait grand et osseux, ce gosse maigre par tempérament, il lui avait mis aussi des pensées dans sa caboche, qui y tournaient comme des rats. Le travail l'avait lâché tout jeune parmi les hommes. Marcel s'y était fait lui-même les muscles qui tenaient ensemble les longs os de sa charpente. Il s'y était fait lui-même les idées qui devaient aussi rassembler les données brutales de son univers. Des idées violentes comme la vie. Mais où dominait l'horreur de cette guerre, dont on parlait encore, qui servait à expliquer tout jusqu'à l'inexplicable, les injustices, la sueur des jours, les hivers sans feu, de cette guerre qui avait laissé derrière elle des hommes comme des os mal rongés derrière un chien, de cette guerre qui serait la dernière si on savait s'y prendre, pour que les Marcel de l'avenir aient une enfance différente, des livres à lire, un père comme tout le monde, une mère qui vieillirait... Un jour viendrait où l'homme ne tuerait plus l'homme.
Ah ! ce n'était pas le souci d'Élisée. Lui, il n'aimait pas les siens. Il les méprisait d'être sans fortune, avec cette fausse aisance des retraités. De ne pas avoir su lui préparer une vie oisive. De n'avoir voulu faire de lui qu'un paysan. Il haïssait la terre, cette peine toujours recommencée. Il n'était pas fort, on n'aurait jamais dit qu'il avait poussé à la campagne. Sa mère, qui était une femme très bornée, l'avait nourri de mille superstitions physiques, elle l'avait longtemps tenu loin des autres, cet enfant tard venu, quinze ans après sa fille, aujourd'hui demoiselle des postes. Un petit couvert de châles croisés, pâle, sauvage. Méchant avec les bêtes, qu'il poursuivait pour les battre sans raison, criant : Tété-tété ! pas capable d'un autre travail. Pas besoin de lui demander d'où lui venaient ses idées, à lui. Il n'avait pas d'idées. Il n'avait que des rêves. Des rêves vagues et interminables. Toujours de la même sorte. Il avait grandi avec ses rêves.
S'il y avait quelque chose de commun entre ces trois garçons... Mais je suis là comme un vannier qui fait ses tresses, et il y a une paille pourrie qui plie entre deux brins plus forts, et c'est lassant ce jeu qui entrelace trois destins séparés, ce n'est pas un jeu pourtant : vous ne pouvez pas voir comme moi le barreau de chaise où se fixent les joncs, vous ne voyez pas l'horizon où se confondent un instant trois regards... Vous ne voyez pas le sang qui a la même couleur pour tous.
S'il y avait donc quelque chose de commun entre ces trois garçons, c'était peut-être une certaine propension au rêve. Rêves dissemblables comme leurs cheveux, reflets fantastiques d'un même monde qui à tous trois apparaissait si différent en toute chose. Comment Élisée ou Marcel auraient-ils eu ce goût de l'ordre qui donnait aux songes de Guy sa lumière ? Celle qui avait fait son enfance heureuse, et qui mettait des flammes aux meubles bien astiqués de chez lui. Aussi aurait-il voulu que ce même ordre régnât partout, comme chez sa mère. Le bel ordre que surmontait le Christ au-dessus du piano, aisance et bonté mêlées. Le père de Guy était un homme juste autant qu'il est possible d'être juste à un homme riche. Si la mère parlait de Dieu à l'enfant, le père lui parlait plus souvent de la France. La France de Guy, c'était une sorte de grande femme guerrière au regard droit et clair, une Jeanne d'Arc qui avait des traits de sa mère, et à ses pieds s'étalait un paysage de fleuves majestueux et de cathédrales, une sagesse de la terre peuplée de savants, d'artistes, d'artisans, d'hommes graves, de filles douces.
Chez les siens, rien ne venait contrarier ce rêve, et tout ce que les journaux et les conversations apportaient du dehors, même alors qu'il avait seize, dix-sept ans, si c'était contradictoire à l'image sacrée du pays qui s'était formée en lui, Guy le rejetait facilement, ce n'était pas la France. Son univers, celui qu'il portait comme une révélation du ciel, s'accordait à la vie qui lui était faite : il avait mis sa passion dans les jeux puérils et mystérieux des scouts, qui prolongeaient les livres de son enfance, les histoires de Peaux-Rouges, les films de la Prairie, et ce regret d'une chevalerie à laquelle se vouer, sacrifier sa jeune force pure, et peu tournée vers les plaisirs, toute faite pour la dépense physique de l'effort.
Son admiration allait à Gérard, de deux ans son aîné, un grand type couleur de paille, brûlé d'air même à Noël, avec des dents pointues de jeune loup ; fils d'officier, Gérard se destinait à l'armée. Un été, entre des feux qu'ils avaient allumés dans les bois des Vosges, Guy avait subi les épreuves de l'initiation. Gérard lui avait approché de l'épaule un fer rouge, la chair avait grésillé, mais Guy n'avait pas bronché. Sa mère avait été furieuse, ça avait fait toute une histoire. Guy respectait sa mère, mais avec une fierté secrète il passait la main sous sa chemise, tâtant sa cicatrice.
Cette histoire-là aurait été du chinois pour Élisée ou pour Marcel, si on avait voulu leur en rendre compte. Tenez, prenons Marcel, ses rêves à lui. La vie ne lui permettait pas de les séparer d'elle. Si Guy pouvait fermer les yeux sur le paysage habituel, paisible et sage, de ses songes, Marcel n'avait droit qu'au songe éveillé, un songe actif, qui s'emparait des choses les plus courantes, les plus rebutantes à l'imagination, un rêve d'avenir, où se transformait le monde même dont il ne se séparait point. Ces rêves-là l'avaient, à seize ans à peine, mené parmi d'autres hommes comme lui, qui parlaient du pain disputé, d'injustices et de colère. Dans le XIIIe arrondissement, au milieu des fumées lourdes et jaunes de son usine, maintenant ouvrier des produits chimiques, le jeune Marcel vivait avec toute sorte de gens pauvres et singuliers. Ils étaient venus de tous les coins du monde dans ce Paris si beau et si terrible, ils portaient tous une longue histoire humaine, qu'on ne pouvait expliquer seulement avec des livres d'images, des aventures sans exaltation, de déchirantes déchéances. Un premier mai, Marcel avait été réveillé par des coups de feu, et, descendu en hâte dans la rue, il avait vu le spectacle de la Cité Jeanne-d'Arc assiégée, d'où des hommes désespérés tiraient des fenêtres des plus misérables taudis dans la nuit pleine de policiers et de soldats, où tournaient des phares éclairant les rouges pompes à incendie, la barricade à l'entrée de la cité, et soudain, à un étage, une femme apeurée, derrière un insurgé frappé en plein cœur. Ce n'était pas la caserne, là-dessus, qui aurait pu lui ouvrir le monde du petit scout Guy, avec ses chants en chœur autour des feux, et son image pieuse de la France. Comme il venait en permission à Paris, aux jours de Juin 36, il avait semblé, à Marcel, qu'une porte tournait sur ses gonds ; il avait retrouvé toute la ville transportée, ce n'était pourtant pas une fête, les gens ne rentraient plus coucher chez eux, il y avait des va-et-vient sans fin, les gardes mobiles appelés semblaient avoir peur, se cachaient. C'étaient les grandes grèves d'occupation, joyeuses, pleines d'accordéons et d'ocarinas, avec des pancartes, des banderoles aux lettres rouges et noires. La force ouvrière paralysait la machine à gagner les sous. Aux Galeries Lafayette, changées en un immense dortoir, des vedettes de music-hall venaient chanter pour les vendeuses, pour la petite Marie qui était devenue son amie, sa femme...
Qu'est-ce que Guy aurait pu comprendre à l'enivrement, à l'exaltation de ces jours-là ? Diversité des hommes et des rêves : un soir, un émigré italien, dans un estaminet du boulevard de l'Hôpital, les yeux brillants, disait à Marcel qu'enfin il avait retrouvé la France, celle dont on parlait jadis, dans les faubourgs de Milan, celle de 48, celle qui est, dans toutes les villes saignantes du globe, la contrebande d'une chanson... Il avait un peu bu. Il chantait La Marseillaise dans sa langue...
Diversité des hommes et des rêves : et Élisée, avec tout ça... Je n'ai rien dit des rêves d'Élisée. Il ne rêvait que de lui-même. Périsse le monde, et les siens, et les autres, qu'il pût, même passagèrement, lui, briller, triompher, vivre... Il aurait applaudi à n'importe quel chambardement, mais que changeât son existence médiocre, la ronde des saisons, les travaux des champs ennuyeux à mourir. Des rêves toujours de même sorte : riche, considéré, puissant, entouré de femmes flatteuses... des femmes à lui, de haut rang... un rêve grandiloquent et médiocre où rien ne rendait compte du temps qui passe... un rêve de tableaux plastiques, comme on dit dans les foires, une succession d'images sans lien... des villes superbes, des colonies avec des esclaves à la façon des affiches pour l'enrôlement dans l'infanterie de marine... des femmes aux yeux bridés, des négresses... Pas que cela le travaillât vraiment, Élisée, mais les femmes, c'est une part du rêve de domination, de l'orgueil d'être quelqu'un. Et puis la revanche d'une partie pas même tentée ; car il aurait redouté comme une humiliation insurmontable qu'une quelconque de ces petites niaises de P... où il était confiné, eût ri de son visage dissymétrique, de sa faiblesse, l'eût repoussé. Adolescence prolongée, sauvage, malsaine. Il détournait les yeux, quand il voyait un couple de son âge, dans une combe, au temps des chèvrefeuilles.
Il ne rêvait que pour être séparé des autres, que pour être seul et comme ivre, et il eût trouvé misérables les préoccupations d'un Marcel, toutes mêlées de débats vulgaires, matériels ; et bourgeoises, celles d'un Guy : aussi bien, lui, appelait-il son rêve, l'Aventure. De très pauvres lectures avaient entretenu cette soif d'images irréelles ; où toujours Élisée détenait un singulier pouvoir, qui confondait tous ceux qui l'avaient à P..., jusqu'ici, traité avec tant de désinvolture.
Dans ses rêves, P... était à feu et à sang. Tous les gens qu'Élisée connaissait mouraient de mort violente. Il y avait une grande peste, ou un typhon comme on disait dans la géographie, ou une guerre, une jacquerie. Le moyen importait peu : mais au bout du compte, la vie recommençait, avec un Élisée lavé de toutes les souillures du passé. Il fermait les yeux pour voir P... en ruine.
Il faut vous dire que P... est un petit village de trois cents âmes, au pied des collines qui portent des châtaigniers, de petits champs entre deux bois comme une pièce de toile à un vêtement de velours, avec de brusques dépressions jouant la grande montagne, des combes où les pluies font parfois un cours d'eau de ces sentes de pierres, et, dans les sables roux des remblais, des bouches d'ombre qu'on appelle ici des balmes. La plupart des gens vivent des cultures, il y a des pêchers dans la petite plaine de P..., un peu de vigne, du blé, du seigle ; mais d'autres préfèrent faire les bûcherons, ce sont les plus hardis, souvent des étrangers, fixés là par toute sorte de hasards ; ils débitent les arbres marqués, et puis, après, c'est un tintouin pour les descendre avec les bœufs. Ils ne vivent pas que de cela : tous plus ou moins braconniers. La nuit, les coups de feu faisaient sauter Élisée dans son lit. Il n'aimait pas les coups de feu. Il avait toujours, dans ses rêves, l'impression que c'était sur lui qu'on tirait.
Sur la croupe des collines, il y a de grands morceaux pelés qui ne servent à rien. On ne les cultive pas. Ils ne portent point d'arbres. Et, de-ci de-là, des maisons abandonnées comme un reproche. Les bûcherons s'y abritent en cas d'orage. Ils y font du feu, qui laisse des traces noires aux murs. Souvent, Élisée venait s'asseoir parmi eux, silencieux. Ces gens-là étaient moins moqueurs que ceux du village. Plus forts aussi. Dans les rêves du garçon, ils étaient un élément trouble : comme la négation des familles. Il les regardait couper de l'ail sur leur pain. Eux ne prêtaient aucune attention à lui. Il aimait voir luire les haches. Il aimait le bruit exaspérant des scies.
C'est en 1938, alors que le pays commençait à frémir d'une grande peur, que Guy secrètement souhaitait la guerre, ou fuir les études de droit, entrer dans l'armée comme Gérard, que Marcel, épouvanté de lui-même, lui qui avait tout soumis dans ses pensées à une religion violente de la paix, née de la souffrance des siens, commençait à douter de l'entente des peuples, c'est alors qu'Élisée tout occupé de sa propre aventure, fut le drôle de héros de cette histoire qui fit parler de lui dans Le Petit Dauphinois.
Il portait, peu après Pâques, à son oncle de Grenoble, les douze cents francs, que celui-ci avait jadis prêtés à son père, quand, dans le train, les employés le découvrirent aux W.-C. lié comme un saucisson, délesté de son portefeuille, et balbutiant à demi endormi, avec un tampon de chloroforme sous le nez. Pendant quelques jours, il fut, à Grenoble, et de retour à P..., le centre de l'attention d'un tas de gens, la famille, les amis, des inconnus, la police. Il racontait son histoire : il avait été attaqué, il s'était défendu, mais contre trois hommes, n'est-ce pas ? et le chloroforme... Par malheur, on le chicana sur la ficelle et comment elle était entortillée, on découvrit qu'il s'était procuré le chloroforme à Valence, grâce à une ordonnance maquillée... Cela faillit faire du vilain, la police se fâchait, son père pleurait. Le maire, qui était de leurs amis, arrangea l'affaire. Élisée, furieux, aurait préféré la prison, le tribunal, à cette pitié méprisante, aux ricanements des garçons de P... sur son passage. Oh, lui, il souhaitait une guerre... Rien que pour qu'on pensât à autre chose, que tout cela fût dépassé.
Il l'eut, avec un peu de retard.
Il est peut-être trop tôt pour parler de cette guerre sans amertume. Ce n'est au moins pas moi qui en serais capable. J'écris ceci alors que le malheur encore règne sur le pays, et bien des choses sont devenues claires, comme un vinaigre décanté ; mais il y a encore tant de lâcheté, tant de sottise pour compenser tout l'héroïsme ; tant des nôtres sont encore prêts à détourner les yeux, à renier ceux qui combattent, les sacrifiés... qu'à la fin ce serait trop me demander que me demander de parler de ces années-là sans passion.
Or donc, ni Élisée ni Guy n'étaient d'âge à servir. Cette guerre fut celle de Marcel seulement. Du moins il sembla qu'elle allait être celle de Marcel seulement. Il lui fallait passer par l'enfer. Un jour viendra où l'on pourra écrire la tragédie de ces hommes qui avaient de tout leur cœur, de toute leur générosité, cru par-dessus tout à une grandeur pacifique, et qui virent coup sur coup leur propre langage volé par les gens les plus suspects, les faussaires de la paix, qui sournoisement les amenèrent à une guerre perdue d'avance, à une guerre qu'ils ne purent ni refuser, ni accepter, une guerre sans horizon ; où l'on prétendait les faire se battre contre eux-mêmes, contre leurs élans, leurs enthousiasmes. Un jour...
Marcel, donc, la guerre avait pour lui commencé par un grand débat, un désarroi profond. Tout se dressait contre l'idéal qu'il avait et qui embrassait tous les hommes : les faits, les commentaires, l'apparence et l'interprétation. Tout ce qui se disait, tout ce qui pouvait s'écrire, tournait cet idéal en dérision. On faisait honte à Marcel, à ses pareils, de ce qu'ils avaient cru la vérité d'évidence. Pour lui, Marcel, il avait été jeté dans un régiment singulier : l'armée si on veut... on n'y avait ni armes, ni uniforme, un brassard, un béret et ses vêtements civils. C'était ce qu'on appelait un régiment de travailleurs. Il était supposé creuser du côté de Meaux, Coulommiers, la septième ligne de soutien de la Ligne Maginot. Autant dire une antichambre du bagne, où on avait rassemblé les suspects, des condamnés de droit commun, des ouvriers de la ceinture parisienne, des tailleurs et des fourreurs juifs d'autour de la Bastille, des Russes blancs, une invraisemblable salade... Tout cela était mené par des officiers qui, pour la plupart, parlaient haut un langage triomphant, enfin... Ce langage que Marcel avait toujours cru celui de l'ennemi... l'ennemi de l'intérieur et l'ennemi de l'extérieur confondus dans une même haine... Et des sous-officiers qui avaient des airs de gardiens ; dans les bureaux des gens venus de Paris consultaient les dossiers. La Sûreté. Marcel, comme des centaines de milliers de Français, portait sur son livret matricule la marque d'infamie P.R. (Pour renseignements) qui désignait dans l'armée même, d'où la politique était si bruyamment bannie en paroles, ceux qui ne pensaient pas comme il était permis, ceux qu'il fallait à tout prix disqualifier, compromettre, jeter dans quelque sale histoire...
C'était ainsi qu'on entraînait, en 1939, Marcel, et d'autres, à défendre la France. C'était ainsi qu'on leur en donnait l'image. Songez à ce qu'il fallait qu'il se produisît pour qu'au bout du compte Marcel et Guy, par exemple, eussent un langage commun, pussent entre eux parler de leur patrie commune. Un Guy ne comprend même pas qu'il y ait des hommes nés français pour qui ce n'est rien que ce drapeau tenu par d'autres, mais que lui ne peut sans exaltation voir s'élever dans le ciel. À l'abri de ce drapeau pourtant, qu'avait rencontré Marcel, sinon la police traquant une pauvre cour des Miracles, des gens qui ne savaient plus à quel saint se vouer ? Comment cette guerre aurait-elle été sa guerre ?
C'était le contraire de ce qui se passait plus tard dans les conversations, les journaux des gens de Vichy. Ceux-ci n'avaient pas renoncé à leur vocabulaire, les grands mots y régnaient toujours : honneur, patrie, fidélité, loyauté... Mais, voilà, sous ces pavillons passait une autre marchandise. Tandis que ceux-là qu'on enfermait jadis parce qu'ils criaient contre la guerre, ou qu'ils voulaient du pain, les mêmes aujourd'hui parce qu'ils refusaient de se mettre à genoux, de servir l'étranger, de souscrire à l'étrange et dérisoire pacifisme des généraux passés à l'ennemi, et qu'ils parlaient, eux, maintenant, de la France, de la Patrie, ceux-là allaient en prison. On racontait des histoires à ne plus dormir des camps et des geôles. Puis il y eut des hommes fusillés ; des têtes qui tombèrent. Allemands et Français s'entendaient parfaitement sur le choix de ceux qu'on tuait, qui prétendaient, qui osaient prétendre crier : Vive la France ! jusqu'à l'échafaud.
Pour en revenir à Marcel, on affirmait qu'il n'avait rien à craindre de la Relève, puisqu'il était évadé. Cela, c'était ce qui se disait à Saint-Étienne. Que savait-on de ce qu'il avait à craindre, de ce qu'il faisait ? Son rêve ne l'avait pas quitté, il avait toujours ce caractère d'autrefois, qui le mêlait à la vieille, à la dangereuse vie de tous les jours.
Dans le cœur de la catastrophe, une femme rendait grâces à Dieu. Du moins, dans l'excès du malheur de tous, elle pouvait se dire que son fils, son petit garçon, son Guy aux yeux clairs, avait passé à travers tout cela sans avoir à tuer. Car, pour cette chrétienne, le commandement de Dieu : Tu ne tueras point, ne souffrait pas d'être transgressé.
Tout avait été bouleversé de fond en comble dans ce pays humilié, rien n'était resté à sa place. Le ciel même avait perdu ses couleurs. La fabrique de liqueurs, la belle maison aux meubles luisants, le parc merveilleusement ratissé, tout cela avait soudain vu déferler une foule hâve et terrifiée. Pendant quelques jours, on avait installé un buffet à l'entrée, une cantine. Puis l'inexplicable reflux des armées... Guy disait que c'était une honte, mais le lendemain la famille prit à son tour la route vers les Charentes, où on avait des cousins. Et la fabrique, et le parc, et la maison abandonnée virent arriver les chars de l'ennemi, les soldats gris dans les tourelles...
Quand ils parvinrent dans les Charentes, la famille, lassée de l'exode, cette fois se laissa dépasser. La guerre était finie. La voix brisée du Maréchal... Les cousins disaient que d'un mal il peut sortir un bien. D'ailleurs, pour eux, le ciel était toujours aussi bleu : les hommes n'ont que trop tendance à considérer leurs malheurs passagers comme l'essentiel. Et le petit village à côté de la propriété des cousins, qui faisaient du cognac, n'était-il pas malgré tout heureux ?
Peut-être y avait-il aussi le secret désir de voir repartir les parents venus du Nord qui encombraient un peu, il faut bien le dire, la belle demeure paisible, mais enfin les cousins des Charentes reparlaient de plus en plus souvent de la reprise économique. Sans doute avaient-ils raison : il fallait rouvrir la fabrique.
On retrouva la maison pillée, des écriteaux gothiques cloués aux arbres du parc. D'abord, le père de Guy suivait religieusement les consignes nouvelles. La Légion, le Secours National, la Charte du Travail... Guy répétait ce que disait son père : que le malheur était dans toute cette politique. C'est la politique qui nous a menés là... Quand le Maréchal parlait contre les politiciens, on l'avait suivi d'abord. Mais voilà : qu'est-ce qu'il y avait autour de lui, et qu'est-ce qu'on faisait à Vichy ? de la politique, de la sale politique.
Comme Marcel en 1939, Guy à son tour passait par une crise. Comment cela avait-il débuté ? C'était très obscur. On aurait tort de croire que les yeux s'ouvrent toujours pour de bonnes raisons. Aussi longtemps qu'il le put, Guy imputa à son entourage et non au Maréchal ce qui lui déplaisait à Vichy. Et ce qui lui déplaisait à Vichy, n'était pas nécessairement ce qu'il y avait de pire. Un malaise, plus que des raisons. Dans le désarroi de 40, Guy avait comme son père cru ce Maréchal aux cheveux blancs, avec ses yeux pâles, sa parole de grand-père. Les mots qu'il lui entendait prononcer étaient ceux qui faisaient le fond de sa foi... Ceci n'est pas l'histoire de Guy tout seul. Il y a toujours, lui disait-on, disproportion entre le rêve et la réalité. Eh bien, il ne se contentait pas de cette explication : il tenait à sa France, à son image héroïque, comme l'autre année, Marcel, à son rêve d'universelle fraternité. Un fossé se creusait entre lui et ceux qui l'entouraient. Il avait peur de ce que sa mère pouvait penser. Ah, si Gérard avait été là. On était plusieurs mois resté sans nouvelles de lui ; puis une carte à demi imprimée avait apporté de Poméranie des mots stéréotypés, entre lesquels il n'y avait pas de place pour les questions.
Plus tard, les missives au crayon n'apportèrent encore du Stalag que peu d'éclaircissements sur ce que pouvait bien penser Gérard. Toutes les questions que Guy aurait voulu lui poser... Au début de 42, une lettre un peu plus explicite parlait évidemment d'une évasion manquée, du camp de représailles. Puis le silence.
Comme Marcel en 1939, Guy passait par l'enfer du doute. Il était moins bien armé pour se défendre. Il ne savait pas grand-chose de la vie. Les mots avaient sur lui plus de prise. Des mots si grands, si généreux... Quand son père se mit à aider ses ouvriers à se soustraire à la Relève, Guy eut un grand poids ôté de la poitrine ; et il en conçut un grand orgueil. Il ne l'avait su que très tard, une fois qu'en rupture de ban il était venu voir les siens passant en fraude la ligne de démarcation (encore un jeu de scout...).
Car, depuis un an, il avait gagné la zone sud, où il s'était engagé dans les Compagnons. Il s'y débattait entre bien des scrupules. Il prenait l'habitude de n'accepter qu'une part de ce qu'on lui enseignait. Il fallait se taire, tolérer que devant lui fussent dites certaines choses qui étaient le propre de la grande et contraignante conspiration, où, croyait-il, le pays était entré... Dans son rêve, le vieux rêve scout, on ne mentait jamais pourtant. Le difficile était d'accepter de mentir : il lui semblait qu'il aurait été plus facile de tuer, même un être sans défense...
Il y avait entre les deux zones une surprenante différence de température. Si Guy n'était pas venu voir les siens, peut-être, en zone sud, certaines choses ne se seraient pas éclairées pour lui. En zone sud, chacun gardait le silence, on regardait son voisin avec défiance. Dès la ligne de démarcation, un peu avant de la passer même, il s'établissait une complicité générale, à commencer par les regards des gens sur ce cheminement trop explicable de voyageurs de toute sorte vers les passages qui étaient des secrets de Polichinelle. En zone nord... En zone nord, c'était un autre pays, avec la révolte dans les veines, des paroles de défi à la bouche. Même sa mère qui avait dit à Guy : « Là-bas, vous auriez besoin d'avoir les Boches, comme nous, voilà de quoi vous auriez besoin... »
Mais de retour dans cette enfance prolongée, parmi les Compagnons, il se serait laissé aller, il se laissait aller... L'envoi des couleurs était une cérémonie à laquelle il était toujours si sensible qu'il en avait les larmes aux yeux. Pourquoi fallait-il que certains de ses camarades tinssent des propos intolérables, révoltants ? Ne pas discuter. Ne pas entendre...
Les rares nouvelles qu'il recevait de ses cousins des Charentes le mettaient de méchante humeur ; ces gens-là ne pouvaient plus écrire une lettre naturelle, on aurait dit qu'on lisait les journaux de Paris... C'est extraordinaire, cette manie de répéter ce qui s'imprime et de faire perpétuellement de l'agitation. D'ailleurs en pure perte : parce que Guy avait beau avoir très profondément le goût de jouer aux Peaux-Rouges, il n'avait pas la moindre envie d'aller se geler les pieds sur la Berezina, comme on le lui conseillait, avec des mots un peu moins brutaux.
Ce qui le troublait bien plus que ces façons de vous endoctriner, c'était cette camaraderie du camp. Quand on est un certain nombre, du même âge, à entreprendre de toute sa jeunesse et sa force, des tâches dont précisément l'humilité est l'ivresse... quand il est constamment fait appel à ce qu'il y a en vous de plus désintéressé, quand l'absurdité parfois de l'emploi du temps est pourtant toujours une mise au défi, un concours de générosité folle, peu importe au bénéfice de qui, on ne se demande justement pas au bénéfice de qui... quand on vous rappelle tout le temps que cette grande épreuve de la jeunesse qui en fait la beauté est le fait même du nouveau régime, et que naguère encore on ne vous aurait pas appris à manier une pioche, à marcher le torse nu quand il neige, à abattre les arbres, que sais-je moi ? alors il est très difficile de se dire que tout cela est vrai, mais que pendant ce temps-là... C'était l'époque où on s'étonnait de chanter en marchant...
Un soir... Ils avaient alors leur camp près de Châteauroux, dans une vallée avec une rivière sinueuse pleine d'ajoncs, qu'on ne pouvait passer de plusieurs kilomètres, parce que le seul petit pont avait sauté en juin 40, un dérisoire petit pont, alors que l'ennemi avait franchi la Loire sans encombre. C'était à deux pas de la ligne de démarcation. Un soir, il y eut des coups de feu. Le voisin de Guy sursauta dans leur baraque, on couchait sur des châssis superposés, et se pencha vers lui :
« Tu as entendu ? »
Il y avait les abois des chiens de la Feldgendarmerie, on devait chasser à l'homme de l'autre côté de l'eau, dans les terrains marécageux. D'autres voix questionnèrent dans l'ombre :
« Qu'est-ce qu'il y a ? On ne peut pas dormir... »
Puis le silence retomba ; les chiens, au loin, aboyèrent, et longtemps Guy écouta l'ombre.
Au matin, comme ils allaient, le torse nu, dans leurs culottes vertes, le béret sur l'oreille, chantant des airs de l'ancienne France, vers le point des bois où ils avaient mis en train une coupe, ils croisèrent les gendarmes du poste, dans leurs uniformes beiges, qui emmenaient un type pâle, attaché à l'un d'eux par le poignet. C'était un homme jeune, pliant de fatigue, avec l'autre bras en écharpe et on voyait le sang étoiler le pansement. Les Compagnons s'étaient tus, ils regardaient. Au passage, Guy reconnut Gérard. Il cria : Gérard... Un Gérard blessé, défait, exténué... On ne voulait pas le laisser approcher. Les gendarmes refusaient toute explication. Il y avait, sur le visage de Gérard, un drôle de sourire lointain. Il n'avait pas l'air de reconnaître Guy. À le voir de plus près, d'ailleurs, il se ressemblait moins : quelque chose d'indéfinissable en lui manquait pour qu'on pût être sûr que c'était bien Gérard. C'était pourtant Gérard. Ce devait être lui que les Boches avaient chassé comme un gibier d'eau, cette nuit-là, et maintenant les gendarmes, les gendarmes français, l'emmenaient... Un évadé, voyons, un évadé... Des courlis criaient sur les eaux basses.
Guy ne devait plus jamais revoir Gérard. Parfois, il se demandait s'il n'avait pas été le jouet d'une atroce illusion : était-ce bien Gérard ? Il passait sa main sous sa chemise et il tâtait la cicatrice de la brûlure de jadis : comme pour s'assurer de la réalité de cette vie, de sa continuité... Était-ce vraiment Gérard ?
À P..., tout s'était passé bien doucement. En juin 40, Élisée avait couru vers le cimetière, quand on avait annoncé les Allemands. Une compagnie à peu près, des gens bien vêtus, tout frais, faisant contraste avec les fuyards qui avaient passé avant eux. Les gens tremblaient. Élisée haussait les épaules. Faut-il être stupide... Il aurait voulu que les soldats demeurassent à P... Mais ils ne firent que traverser, descendant sur Valence, le gros défilait là-bas, sur la grand-route. L'aventure n'était pas pour cette fois encore.
C'était bien P... : même les Allemands n'en voulaient pas pour garnison... Élisée leur savait gré d'effrayer ses concitoyens. Il en tirait ainsi revanche. Il avait attrapé au vol des cigarettes que des soldats lui avaient jetées. On aurait cru, après cela, que les choses allaient changer... Comptez là-dessus... P... était le coin le plus désespérant de France. Il ne s'y produisait rien, mais rien du tout. Tout y demeurait comme par le passé. Tant et si bien que ça avait été la croix et la bannière pour trouver, tenez, seulement un maire pour remplacer l'ancien. Entre nous, le nouveau ne valait pas mieux. Les gens se taisaient, mais n'en pensaient pas moins. Les belles affiches de Vichy, on les affichait toujours si haut, que personne ne pouvait les voir. Ou à l'envers.
Ah, si Élisée avait pu... Il était tout agité des idées nouvelles, il dévorait les journaux, écoutait la radio, que son père, furibard, venait tout le temps interrompre... Ce vieux bonhomme imbécile... Ailleurs, on aurait pu s'engager dans un de ces mouvements où un jeune homme, très vite, peut prétendre à n'importe quoi. Mais à P...! les gens se moquaient de lui. Il les menaçait alors. On riait. Pourtant, pourtant... quand la gendarmerie reçut contre l'hôtelier une dénonciation pour marché noir, ils furent bien embêtés, les gendarmes. Mais ils instrumentèrent. Un homme qui leur payait à boire.
La solitude d'Élisée à P... s'était aggravée du fait de tout cela. Il détestait les garçons de son âge, fuyait les filles. Toujours rongé par ses rêves, il n'en sortait guère que pour jeter aux gens des phrases arrogantes, des assertions chipées dans les journaux qui l'avaient cordialement fait prendre en grippe par tous. Souvent, en le voyant dans les collines, les bergers lui jetaient des pierres, ou excitaient contre lui leur chien.
C'était encore parmi les bûcherons qu'il trouvait un semblant d'accueil. Beaucoup d'entre eux étaient des Lorrains réfugiés, peu communicatifs, dont le silence allait à son humeur. Il les regardait travailler. Regarder travailler les autres, c'était son passe-temps favori. Il imaginait qu'il commandait ces grands gaillard qui se démanchaient à abattre les arbres. Cela le flattait. Puis, entre eux, ils parlaient quelque chose qui sonnait comme l'allemand. Il y avait aussi deux ou trois Italiens parmi les bûcherons : c'était encore un peu de la puissance occupante. Bien qu'en réalité, ce fussent des émigrés qui avaient servi dans l'armée française, comme ce Martini, un drôle de bonhomme rouquin, avec un morceau de tapisserie vert et jaune en guise de cache-nez.
Élisée aurait dû aider les siens, arracher les carottes, sarcler la cour, biner le jardin. Il se sauvait dans les collines. Son père était trop vieux pour le battre ; sa sœur, elle le faisait ricaner. Ces travaux saisonniers étaient indignes de lui. On pouvait bien le traiter de fainéant. L'essentiel était qu'on ne l'arrachât pas à ses rêves. D'ailleurs, quand sa paresse trop évidente le gênait, il se contentait de mentir : prétendant d'abord avoir donné un coup de main à l'un ou à l'autre ; puis, pris en flagrant délit d'invention, insinuant une première fois des occupations mystérieuses, et cette explication trouvée commode, reprise, devenue habituelle, une légende familiale tendait à s'installer.
Élisée aurait voulu être craint. Ce qui lui plaisait dans les Allemands, c'est qu'ils savent se faire craindre. Quand on racontait des histoires sur ce qu'ils faisaient ici ou là, les gens joignaient les mains de terreur, mais Élisée approuvait dans son cœur. Il se gargarisait des anecdotes les plus horribles. On n'en ferait jamais assez à ce peuple d'idiots. Mais le tout était de se donner de l'importance. Il faisait, de temps en temps, de mystérieux petits voyages en ville, à Valence, plus loin peut-être, d'où il revenait avec des airs satisfaits. Les gens n'y prêtaient pas attention, malgré ses efforts. Non plus qu'à ses propos, quand il se mit à raconter qu'il était de la Sûreté. On le connaissait, avec ses mensonges, c'est comme cette manie qu'il a de s'épingler toute sorte d'insignes... Vous pouvez vous en acheter aussi, au bazar, ou moi... Il ne sait pas même ce que c'est, ces trucs qu'il s'accroche... Et ces lettres qu'il reçoit par la poste, vous avez vu ces manières qu'il fait pour les sortir de sa poche devant vous ? Des lettres de Valence, d'après les cachets. Il vous les met sous le nez. Ça vient toujours de Valence. Il prétend qu'il a des relations puissantes, il fait le mystérieux. Vous voulez savoir ce que c'est, ses relations ? Eh bien, c'est sa sœur qui me l'a dit, la postière : tout simplement il se les écrit lui-même, les lettres, puis il va les mettre dans la boîte à Valence, pardi.
Ah, voilà le pourquoi des petits voyages !
Une deuxième fois, Marcel s'est évadé. Cette fois d'une prison française. La terrible prison de Saint-Étienne. Après six mois de famine, d'asphyxie, de nuit, d'horreur. C'était juste au moment où les Boches ne s'étaient plus contentés de leur morceau de France ; il leur avait fallu le pays entier. Alors, chez les jeunes gens enclins au rêve, le rêve, si différent qu'il fût de l'un à l'autre, avait chez tous cessé d'être entièrement séparé de la vie. L'objet de leur rêve était dans la vie même, il se confondait avec elle, et Guy, par là même, n'était plus si différent de Marcel. Il retrouvait sa songerie dans les petits détails de chaque jour, il comprenait qu'on n'atteint les grandes choses que par le souci des petites, par l'acceptation de tâches obscures, vulgaires. À lui, tout était devenu aventure. Il fallait être téméraire pour respirer. Les scouts et les ouvriers commençaient à se ressembler, à se comprendre. Bien sûr, ils ne parlaient pas tout à fait le même langage. Mais pour les mots essentiels, on se comprenait. Peut-être ne représentaient-ils pas tout à fait la même chose pour les uns et pour les autres, c'est un mécompte courant dans la conversation. L'important était que, maladroitement même, on se servît des mêmes mots dans le même but.
C'est un grand moment de la vie d'un peuple que celui où tout le monde, où presque tout le monde, s'applique à employer les mots dans leur sens véritable ; et c'est un moment terrible de cette vie, quand, à nouveau, ceux-là mêmes qui avaient cessé de le faire, se remettent à jouer avec les mots...
En ce temps-là, on ne jouait plus.
À la fin, Marcel et Guy se rencontrèrent. Oh ! ce ne fut pas un événement remarquable... Pour Marcel, il n'y avait pas d'autre chemin à suivre que celui du maquis. Pour Guy, il croyait peut-être encore que c'était toujours le grand jeu des scouts, mais enfin il aurait pu faire autrement, son père lui avait proposé... Un coup de tête. Ils étaient donc tous les deux dans cette ferme vide, dont la moitié n'avait plus de toit, quelque part du côté de Bourdeaux, un paysage de vallées stériles et abruptes, un pays âpre, avec des tours en ruine, encore marqué des passions religieuses pour lesquelles on s'est égorgé il y a deux cents ans.
« Deux cents ans, dit Marcel, c'est pas tant que tout ça... »
Guy ne dit rien. Il n'était pas protestant, mais il pensait qu'il y avait seulement quatre ans Marcel devait être un anticlérical farouche. Guy savait allumer le feu en plein vent, et trois ou quatre trucs de scout dans ce genre-là, mais Marcel, lui, savait tout faire. Un bricoleur comme pas un. Qu'il s'agisse d'avoir une table, un banc, de réparer un fourneau abandonné, de poser l'électricité...
Il y avait une chose qu'il ne voulait pas faire : abattre un veau ou un mouton, même pas saigner un lapin. Guy ne savait pas s'y prendre non plus ; heureusement qu'il y avait avec eux de jeunes paysans pour qui c'étaient là des tâches courantes, qui ne leur levaient pas le cœur. Quand on vit comme ça dans la nature, on doit se débrouiller et tout faire soi-même. Il faut ce qu'il faut.
La première fois qu'ils firent sauter des rails, cela leur sembla drôle. Surtout à Guy. Détruire... Marcel n'était pas si raisonneur :
« Ce qu'on bousille, on peut le refaire, alors... »
Voilà : pour Guy, la création de toutes ces choses qu'on détruisait, un pont, un pylône, était enveloppée de mystère, il n'était pas sûr, lui, d'y participer un jour.
« Tiens, regarde, disait Marcel, voilà comment tu places ton plastic... »
Le plastic était une matière molle, comme une innocente cire beige, presque blanche. L'autre nuit, au parachutage, on leur en avait donné pas mal. Moins bien servis pour ce qui était des F.M., ils formaient un groupe de huit, onze avec leurs sédentaires.
Bourdeaux est bien au sud de P..., dans la Drôme. Il y avait de tous les côtés des petits groupes comme le leur. Beaucoup d'entre eux avaient cru les Anglais sur parole, enfin leur radio, et avaient pris les armes, croyant qu'il y en avait pour cinq ou six semaines. À ceux-là, plus qu'aux autres, l'hiver était dur. Et puis, le plus démoralisant encore, c'était qu'on ne s'entendait pas tous très bien : il y avait des organisations différentes, il y avait des chefaillons qui prétendaient s'assurer leur indépendance, il y avait la rivalité pour les armes... il y eut des défections.
Mais ceux qui demeuraient, sachant ce qu'ils faisaient, comme Guy ou Marcel, n'avaient jamais ignoré que le sacrifice consenti serait de longue haleine... Ils eurent le temps de se connaître, de parler ensemble, d'apprendre à s'estimer les uns les autres. Guy se faisait raconter par Marcel des histoires de la prison. Ce qui le gênait pourtant chez son interlocuteur, c'était que celui-ci parlât politique.
« Pourquoi mêler la politique à tout ça ? » disait-il.
Cela flanquait à Marcel des impatiences dans les épaules. Leur vocabulaire n'était pas tout à fait le même.
Élisée, lui, n'avait pas peur de la politique. Il en aurait bien fait pour la République ou pour le Roi de Prusse, pourvu qu'il eût pu parler, se faire applaudir... Mais à P..., pensez donc, à P..., rien n'en valait la peine, dans ce maudit patelin.
Pas pourtant qu'on pût dire qu'il ne s'y passait rien. Depuis quelque temps, il y avait des conciliabules. Des gens de passage. Des visages qu'on n'avait jamais vus. Des étrangers qui habitaient dans la petite maison au-dessus du cimetière, des Juifs à ce qu'on disait. Plusieurs jeunes avaient disparu. Un jour, Élisée disait qu'il ne comprenait pas cette peur qu'on avait d'aller en Allemagne, ça devait toujours être plus gai que P..., il se fit flanquer une de ces tournées, du soigné, par ce bûcheron italien qui portait un cache-nez de tapisserie. Qu'est-ce qu'il attendait pour y aller, cet Élisée, en Allemagne, puisque ça le tracassait ? Sans doute, sans doute : le mal était que, pour les Anglais ou pour les Boches, il n'aimait pas se lever tôt, se donner du mal, travailler.
Dans le voisinage, il était venu s'installer un maquis. Dans la grande maison vide du père Rapin, du côté de S... Sur la petite route qu'on n'entretenait plus, au-dessous de la Tour. Un beau maquis superbe. Pas comme le petit maquis de Guy et de Marcel. Presque un maquis légal. On disait que c'étaient les Jeunesses du Maréchal et on clignait de l'œil. Les chefs allaient dans les fermes, au ravitaillement, payaient le prix fort. Il y avait un peintre parmi eux, qui avait décoré leur réfectoire avec des fresques. Ils avaient même un butagaz. C'était un maquis qui n'avait pas passé à l'action. Il n'y manquait rien. Même les armes dont on ne se servait pas encore... Cela dura trois ou quatre mois. À P..., les jeunes gens ne parlaient guère d'autre chose entre eux. On disait que le maquis avait des complicités jusqu'à la Préfecture. On se montrait ce grand garçon avec des lunettes et des genoux nus : c'était le fils du Président de la Chambre de Commerce... Des voitures passaient dans la direction de la Tour de S... qui dominait le maquis. Des messieurs avec des airs d'officiers en civil. Élisée avait été rôder par là, plusieurs fois. C'était son métier, n'est-ce pas, de savoir ce qui se passe. Quand on est de la Sûreté...
« Tais-toi, dit sa sœur, tu me fais mal au ventre... »
Elle pouvait bien hausser les épaules. On verrait, on verrait.
Un matin, un bruit de camions, des gens qui courent dans les rues de P... Les Boches... Ils ont demandé la route de S... Il faut prévenir le maquis. Une bécane s'enfuit par un chemin de traverse.
Élisée regarda passer la colonne. Elle était conduite par une auto noire, où il y avait deux Français. Une auto-canon, puis des camions avec les hommes, ils étaient bien deux cents, les mitraillettes braquées, prêts à tirer... La force. Ah ! devant ceux-là, les bravaches de P... n'en menaient pas large... Ils ne se seraient pas moqués d'eux. La peur des femmes derrière les volets le faisait doucement rire : les voilà faraudes, maintenant...
Le maquis avait pu fuir, perdant une partie de ses armes, le poste émetteur, mais enfin... La maison du père Rapin, pendant une heure ils avaient tiré dessus, les Boches. Sans en approcher. Ils l'avaient bien détruite, flanqué le feu à ce qui restait, quand ils s'étaient aperçus qu'il n'y avait plus personne dedans. Et tué, à tout hasard, un vieillard, qui regardait le spectacle à trois cents mètres de là, derrière un arbre.
P... était terrorisé. Pas tant que, pour un propos imprudent à propos des peintures grillées, Élisée ne se fît remettre à sa place par un des fils Rapin qui lui flanqua une gifle. Pas de chance, Élisée : l'autre jour, Martini, aujourd'hui... Ce petit menteur ne sait pas ce qu'il dit. Tout de même, quand on a eu sa bicoque brûlée, on n'a pas envie de se laisser faire la leçon par un morveux... Qu'on n'a que ce qu'on mérite... Vous ne l'avez pas entendu ? qui disait qu'on n'a que ce qu'on mérite...
Plusieurs fois, le groupe de Marcel et de Guy avait dû, lui aussi, changer de refuge. Un milicien signalé dans le voisinage, un renseignement venu de Valence... Ce n'était pas une petite affaire, chaque fois, de trouver un endroit convenable, qui ne fût pas un traquenard, avec des issues faciles à garder, et où le vent ne soufflât pas trop fort. Il s'était mis à faire froid. Il y eut des jours de neige.
Pour Guy, Marcel était comme un livre parlant d'un pays étranger. Il le lui dit un jour. C'était après cette expédition qui avait mal tourné, où les gendarmes avaient tiré sur eux descendu le petit Bernard.
« Pourtant, dit l'autre, nous aussi, c'est la France... »
Il fallait bien en convenir, et que la France, ce n'était pas seulement des cathédrales, des maisons spacieuses, aux meubles bien cirés. La France, c'était aussi un pays de misères banales, avec son décor de mines, de taudis, de baraques enfumées, un pays d'hommes comme ceux-là, que Guy n'avait jamais vus que de loin ; et qui, sans doute, n'avaient pas tout à fait le même vocabulaire, mais qui à leur manière avaient aussi le sens de la grandeur... Ce Bernard, par exemple, qu'est-ce qui l'avait poussé parmi eux ? Un petit bonhomme jamais rebuté par la peine, qui se levait avant tous, faisant les corvées sans qu'on le lui demande... On n'aurait jamais cru qu'il était comptable dans le civil. Il avait des mains fortes pour un comptable. On se fait une idée fausse des comptables... Quand ils l'avaient emporté, dans leur camionnette, dans la nuit... comme Gérard, dans ce matin des marais, avec le cri des courlis...
On avait remplacé Bernard. Onze tout de même. Ils ne marchandaient pas avec le danger, les nuits blanches. Un homme, un jour, vint les voir. Mandaté par le centre, qui leur parla avec beaucoup de sérieux. On leur demandait d'entreprendre un travail spécial. D'abord, ils se rebiffèrent. Puis l'autre, un grand type couperosé, avec les cheveux gris déjà, la nuque forte, la chemise de toile foncée qui avait l'air de l'étrangler, leur expliqua les choses. Il fallait bien que quelqu'un le fît. Si tout le monde avait des scrupules... La sécurité de tous était en jeu dans ces cas-là. On n'entreprenait rien que quand c'était nécessaire, sur des preuves certaines. Leur groupe était bien vu, sérieux à l'ouvrage. On savait qu'on pouvait compter sur eux. La France.
Il partit, on avait accepté. D'ailleurs, est-ce qu'on pouvait ne pas accepter ? Guy était d'accord, mais il n'en dormit pas. La nuit, comme il se relevait parce qu'il faisait froid et que le feu allait s'éteindre, les copains roulés dans leurs couvertures, leurs respirations égales, il vit Marcel, qui était de garde et qui le regardait.
« Tu penses aussi à ça ? souffla-t-il.
– Oui, dit l'autre, mais pas comme toi... »
Ce Martini, l'Italien, quand les Boches le demandèrent, une auto avec six hommes, il leur passa sous le nez ; ils ne le connaissaient pas. Il était chez le boulanger de P..., il en sortit roulant une cigarette. Ça faisait un bail, depuis la cabriole de Mussolini, qu'on voyait dans le journal l'appel aux Italiens pour se présenter à Valence, s'enrôler, est-ce que je sais ? L'autre était toujours là, bien tranquille à abattre des arbres. La solitude devait lui peser, il avait la réputation de se jeter sur les femmes. Facile à remettre à sa place, malgré ses airs de satyre.
Une fois qu'il eut pris les collines, allez lui courir après... Le printemps était arrivé, magnifique, un printemps fait de toute la pourriture de la guerre, sans doute, pour être si beau que ça. Et l'homme des bois s'était évanoui dans le décor des coupes et des schlittages, ruisselant d'eaux, avec les bourgeons couleur d'amande sur les branches noires luisantes..
Enfin, l'officier interrogea quatre ou cinq personnes, passa à la mairie, il savait que ce Martini, Giuseppe, né en... voyons, 1908, à Poggibonsi, avait un fusil chez lui, qu'il s'en était vanté devant témoins, qu'il avait aidé un réfractaire... Lui avait procuré une veste bleue usagée, appartenant à... Ils repartirent bredouilles.
Qui est-ce que ça pouvait être ? Trois, quatre jours plus tard, une magnifique bagnole à essence, noire, avec un WH, s'arrêta devant l'hôtel. Il y avait dedans un chauffeur et deux civils. Ils demandèrent leur chemin. Ils venaient voir Élisée. Comme on hésitait à leur répondre, l'un d'eux sortit son revolver et dit :
« Gestapo... »
Élisée n'était pas chez lui, sa sœur était en train de faire des tommes, elle versait la crème du lait de chèvre d'une biche dans les faisselles, quand ces messieurs entrèrent. Ça la saisit. Ils lui dirent :
« C'est votre frère, n'est-ce pas ?... C'est lui qui a voulu nous voir... »
Ils parlaient bien le français pour des Fridolins, elle insisterait là-dessus, plus tard, le racontant. Justement Élisée rentrait.
Ils le virent venir, petit et noir, avec ses cheveux dépeignés, ses épaules étroites, il avait une veste de cuir. Ils se regardèrent : ils ne l'attendaient pas comme ça, sans doute, si faible.
« Vous m'avez demandé, Messieurs ?
– Nous avons eu votre lettre. Nous voulions parler avec vous... »
Le visage d'Élisée s'éclaira. Enfin, enfin, on le prenait au sérieux. Trois hommes s'étaient dérangés à cause de lui, une voiture . L'Aventure, l'Aventure...
« Voulez-vous monter avec nous ? »
Une faisselle tomba, avec la crème, une dégoûtation ! Il ne songeait pas à aider sa sœur, tout à son triomphe. Elle s'excusait, elle lui souffla :
« Tu leur as vraiment écrit ? »
Il dédaigna de répondre. Avec quel empressement il les accompagnait... Et ce regard à sa sœur épouvantée... La sotte.
Au-dehors, le printemps frissonnant était rayé de soleil et d'ombres pâles. C'était un temps à courir les collines, un temps à patauger dans les champs où levait la première herbe, un temps pour les chansons et les rencontres, un temps d'oiseaux sur les portées encore nues des arbres...
Dans la voiture, assis entre les deux voyageurs, Élisée se laissait aller, il parlait, il parlait. Il expliquait sa position à P... La bêtise des gens, qui ne se méfiaient pas de lui, si bien qu'il lui était facile de tout savoir. Celui-ci ravitaillait des réfractaires, cet autre avait hébergé un parachutiste, un troisième était communiste. Vous savez, le père Rapin, celui qui avait prêté sa maison au maquis ? Son fils était toujours en liaison avec eux, et il mentait quand il prétendait ne pas savoir à qui il avait loué sa bicoque... Il y avait des Juifs à côté du cimetière...
« Les jeunes du pays, c'est par le bourrelier qu'ils gagnent le maquis... Non, pas celui que vous avez brûlé... Ça, c'était un maquis de riches, eux, ce sont des petits maquis, des groupes mal armés, faciles à réduire... C'est qu'ils ont des idées avancées par ici. Antimilitaristes, vous comprenez... »
Élisée se rattrapait pour des années de silence, de mépris, d'isolement. Ah ! il serait bien entré dans la Milice, mais il vaut mieux avoir affaire au Bon Dieu qu'à ses saints, n'est-ce pas ? Cet imbécile de Martini, il le connaissait bien, le bûcheron. C'était facile de le retrouver. Il y avait gros à parier qu'il était allé se cacher chez Cheval, le marchand de bœufs, avec lequel il était très copain, à V... On n'aurait pas dû venir le chercher comme ça, ouvertement. « Je le disais dans ma première lettre. C'est la seconde que vous avez eue ? Jusqu'ici je n'osais pas donner mon adresse. Mais quand j'ai vu qu'on était venu pour Martini... J'ai préféré vous expliquer de vive voix... Vous n'avez pas été longs à venir. Dans ma seconde lettre...
– Celle-ci ? » demanda l'un des messieurs, le brun.
Élisée la reconnut. « Oui, ça, c'est la seconde. Mais j'en ai préparé une autre, tenez, attendez, attendez... » Il se fouillait, ne la retrouvait pas. À la fin, il l'avait mise dans son portefeuille, où il portait étrangement aussi une image de sa première communion.
Le blond prit la lettre, et l'image par erreur. Il lut machinalement, sous l'illustration en sépia bordée d'or, la phrase sainte : Laissez venir à moi les petits enfants, et assez précipitamment rendit à son propriétaire ce souvenir pieux, gardant la lettre avec la suscription : Kommandantur, Valence. Il n'y avait pas de doute. C'était la même écriture, la même mention que sur celle qu'on leur avait passée.
« Vous verrez, dit Élisée, j'y donne la liste de tous les gaullistes, tous ceux qui écoutent Londres... Oh ! ils ne se gênent pas. Si vous entendiez ça, le soir, à neuf heures un quart ! »
On venait de passer par cette montée où la route s'étrangle dans une sorte de défilé avec des balmettes. C'était là que, plusieurs fois, des gens du maquis avaient « réquisitionné » des bagnoles. Au-delà, elle redescend dans la vallée qui tourne et tourne et tourne... Les premières feuilles et l'air doux et humide..
Le brun avait posé sa main sur l'épaule du chauffeur. La voiture s'arrêta. « Nous serons bien ici pour causer... » Élisée résistait, ils le poussèrent. C'était un coin qu'il connaissait bien, où la route surplombait un ravin pas très profond, mais avec une descente abrupte entre des acacias qui seraient en fleur plus tard dans la saison, embaumant extraordinairement ce lieu encore noir.
« Qu'est-ce que c'est ? Mais voyons, Messieurs ! »
Ils avaient sorti leurs revolvers. La voix d'Élisée s'étouffa dans sa gorge. Il ne comprenait plus. Il mit même quelques secondes à avoir peur, à commencer d'avoir mortellement peur. Il n'était pas beau à voir, vert. Ils le poussèrent encore vers le talus. Ils ne s'expliquèrent pas. C'était parfaitement inutile. Les narines d'Élisée battaient comme si elles avaient vainement cherché l'odeur des acacias. Le blond y remarqua un petit piquetis de sueur. Le rêve d'Élisée se confondit soudain avec la réalité, avec l'effroyable réalité. L'aventure.
Ils avaient tiré en même temps, croisant leurs balles. Quand leur victime se fut affaissée, ils se regardèrent. Le blond surtout paraissait pâle.
« Qu'est-ce que tu veux, dit l'autre, il faut ce qu'il faut. Aide-moi... »
Guy aida Marcel. L'un par les pieds, l'autre sous les épaules. Ils balancèrent le mort dans le ravin. On le vit tournoyer, s'abattre. Par cet air doux qui plus tard fleurerait l'acacia. Ce n'était plus en bas qu'une tache sombre dans l'herbe et les cailloux.
Du pied, Marcel rejetait de la terre sur une petite flaque de sang. Il y avait des gouttelettes accrochées à la première verdure.
« Alors, c'est fait ? » cria le chauffeur.
Ils regagnèrent la voiture. Sur le coussin, il y avait la lettre qu'un employé des Postes avait interceptée et transmise à la Résistance. Ils s'assirent et roulèrent en silence.
Marcel regardait avec bonté le front humide de Guy. Il toucha le bras de son compagnon :
« Va, va, dit-il assez bas pour que le chauffeur ne l'entendît pas, il n'y a rien de changé, mon vieux, on ne tuera pas toujours... »
Mai 1944