Les rendez-vous romains1

C'était une femme, ni très jeune, ni très belle, peut-être. Elle devait bien avoir dix-huit ou vingt ans de plus que lui. Pourtant, Pierre-Jean ne la regardait jamais sans un certain trouble. Elle était plus grande que lui, elle devait se surveiller pour ne pas forcir, éviter cette lourdeur naturelle aux femmes allemandes. Sous ses cheveux blonds qu'elle portait serrés d'un large ruban amande, d'où sortaient les boucles, elle avait parfois des yeux de statue : immobiles, comme vides, légèrement saillants. Tout cela s'exagérait aux chandelles, qui donnaient à ce jeu entre eux une teinte de mystère. Qu'en savait-il, après tout ? Qu'elle avait un époux anglais, et le fuyait, une brute... Les bribes d'elle-même qu'elle lui abandonnait chaque fois... c'était quoi ? leur troisième rencontre... il semblait que cela tînt, toujours au dernier moment, à ce qu'il fallait bien nourrir les rêveries du jeune homme jusqu'au rendez-vous suivant. Son prénom, pour l'instant cela suffirait, elle ne le lui avait avoué qu'à la seconde entrevue, quand elle avait tenu à le mener au cimetière protestant. Cela datait la chose : le Jour des Morts... il soufflait du sud un vent de pluies, brutal et chaud. En sortant des vieux cyprès, des tombes anglaises où elle était venue porter des fleurs, près de la pyramide de Cœstius, le long du mur d'Aurélien, dans ce lieu désert envahi d'herbes, que l'automne trouvait toujours vertes, comme rafraîchies des rafales étouffantes venues de la mer, elle lui avait parlé de ce mari qu'elle avait à Londres. De la façon indigne dont il l'avait traitée, arrivant de son pays, toute jeune, et pleine d'une sentimentalité peut-être stupide... tenez, vous avez lu Les Souffrances du jeune Werther ?... D'énormes cactus avaient poussé çà et là dans la campagne délaissée. Comme si l'Égypte poursuivait son architecture exotique jusque sous le ciel de Rome. Ce mari, tout le monde savait qu'il avait une maîtresse, une femme de rien, et n'avait-il pas voulu lui en imposer la compagnie ?... Est-ce que c'était le crépuscule ou la honte ? Les couleurs que cela lui faisait la rendaient presque belle. Une femme qui s'empourpre, il est difficile de ne pas penser à l'amour. Pierre-Jean lui avait pris la main. Elle lui dit qu'elle s'appelait Caroline.

Pour l'instant, de l'auberge où ils dînaient, sur la terrasse couverte, l'on apercevait, entre les pins du Janicule et les cyprès du Monte Mario, le château Saint-Ange au-dessus de la couleuvre jaune du fleuve, et les dômes des églises, là-bas Santa Maria-in-Aracœli, et si l'on se retournait vers la gauche, le Mont Palatin, le Quirinal, tout cela baigné d'une espèce de brume légère et bleue, dorée encore par moments, aux dernières échappées du jour dans la grande cavalcade des nuages, comme un Claude Lorrain, où l'on ne distinguerait plus les petits personnages s'agitant, là-bas, dans les rues, la ville lointaine, devant quoi s'oubliait la proximité des jardins étagés, de toute cette verdure fraîche malgré la saison, et les oranges chargeant les arbres contre le mur, de petites housses cachaient déjà les citrons... il y avait une floraison nouvelle des arbousiers... il faisait incomparablement plus doux, plus odorant que l'autre soir au cimetière... Et Caroline eut un moment de bonheur. Elle se laissait aller. Elle oubliait qui elle était. Elle regardait son compagnon, avec un mélange d'ironie et de tendresse, une tendresse maternelle sans doute. Quelle drôle d'idée ! Pourquoi se plaisait-elle ainsi en la compagnie de ce Français, qui avait sans doute quelques années de plus que sa taille n'amenait à penser, la tête un peu grosse, les cheveux comme de la paille, assez en désordre, avec des mèches sur les tempes, petit, ne perdant pas un pouce de sa dignité, dans sa redingote bouteille, bien serrée, ses bottes noires, et la cravate blanche entortillée trois fois autour du cou, dans le parement de velours du col ? On voyait à sa moustache tombante, assez faible, qu'il ne devait pas être bien méchant. Elle faisait partie, sans doute, de cet air qu'il se donnait d'être un homme... comme ce petit stick qu'il avait toujours à la main. Il pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, pas plus. Lui ne cachait pas à Caroline qu'il était un pensionnaire de l'Académie de France, là-bas, au Pincio... Un sculpteur. Si les gens les avaient vus ensemble, qu'est-ce qu'ils auraient été penser ?

Il parlait tout seul, pour l'instant. De Canova, de Michel-Ange... Caroline souriait, les yeux mi-clos sous ses grandes paupières. Elle le revoyait tel qu'il surgit devant elle, pour chasser ces garnements qui l'avaient entourée, comme elle descendait les escaliers de la place d'Espagne, sortant de la Trinità dei Monti, pour regagner sa voiture qu'elle avait laissée plus bas, voulant être seule, un peu importunée après tout de la présence continue de cet homme... elle l'aimait bien, mais tout de même, il s'ennuyait quand elle regardait de vieilles pierres. C'était là, près de la Barcaccia, la fontaine du Bernin, au milieu des fleuristes, des vendeurs de lacets, qu'avait commencé cette persécution. Ce n'étaient pas que des enfants, il y avait avec eux une espèce de ruffian, un de ces gaillards en haillons dont la beauté lui faisait peur, et les rues de Rome en 1814 n'étaient pas sûres pour les étrangers, on eût dit, depuis le départ des Français, le retour du Pape, que le couteau avait repris ses droits... Alors, quand le petit homme, qui baragouinait un italien insensé, les avait dispersés, si facilement, et il se redressait, fier de son exploit, dans sa redingote vert sombre, quand le petit homme lui avait offert son bras, elle l'avait bien volontiers accepté, peut-être habitée d'un certain démon de plaire encore... ah, elle était folle ! Pourquoi, au lieu de se laisser ramener à la voiture, avait-elle préféré se promener avec son sauveteur, dans les jardins du Pincio ? Il sortait de chez Dominique, un ami à lui, un peintre qui habitait via Gregoriana quand il l'avait rencontrée, il s'apprêtait à rentrer à la Villa Médicis...

« Comment pourriez-vous comprendre, disait-il. Vous êtes, Madame, d'un monde si différent du mien. Vous êtes partagée entre deux patries. Pour l'heure, alliées et triomphantes. Vous récitez des vers allemands, mais vous portez des fleurs sur des tombes anglaises. Vous êtes libre, malgré ce méchant homme à qui vous avez pu échapper. Vous ne parlez que de voyages projetés, de paysages à voir, ailleurs. Tenez, l'été dernier, j'étais à Venise... dans les lagunes du Lido, et on m'a montré un homme qui passait, un cavalier, forçant son cheval parmi les roseaux, dans des lieux sans chemins tracés, sautant les eaux dormantes... Il respirait la violence, il avait l'air d'être le maître de cette terre étrangère, toute mêlée à l'eau... On me dit que c'était lord Byron... et je ne sais pourquoi, quand je vous regarde, je pense à lui... »

Elle dit, un peu sottement, prouva-t-elle aussitôt : « En quoi donc croyez-vous que je ressemble à cet Apollon boiteux ? » Il parut trouver la question naturelle : « Vous êtes, dit-il, des gens qui n'ont point d'attaches... comment pourriez-vous comprendre le désarroi qui est le nôtre ? »

Le nôtre ? Que voulait-il dire ? Caroline devait avoir laissé passer des phrases, toute à sa rêverie. Le serveur apportait un assortiment de choses vertes. Il n'y a qu'à Rome qu'on sait ce que c'est que manger des herbes. Et la diversité des assaisonnements... « Tout dans le même temps. Cette année terrible. À vrai dire, si j'avais accepté les facilités qu'on nous donne, ce voyage à travers l'Italie, c'était déjà pour finir tout cela... Je ne sais si vous étiez à Rome en janvier, quand les hommes du roi de Naples occupèrent d'abord la ville : Murat, comprenez-vous, pourquoi fallait-il plutôt avoir foi en le général Miollis qu'en Murat, roi de Naples ? Miollis, bien sûr, c'était la garnison française... mais nous n'étions pas si fiers avec nos amis italiens de cette situation d'occupants. Et le roi de Naples, c'était tout de même Napoléon qui l'avait fait roi. Or, les Romains avaient confiance en lui, semblait-il. Lui, disait qu'il allait jeter les Autrichiens à la mer, les nouvelles de France se faisaient mauvaises, les lettres rares. À l'École, avec qui parler ? La plupart, tout leur est raison de ricaner. Mon Dieu, quand on nous a dit que l'Empereur allait résister sur la Marne...

– Et votre ami ? Celui de la Via Gregoriana ?

– Ingres ? Vous savez, il a toujours vécu en dehors de ces choses. Il appelle cela la politique. Nous sommes des gens très différents, lui et moi. Bien qu'il soit mon aîné, il m'arrive simplement de penser que ce qui me tient à cœur n'est pas de son âge. Un grand peintre, voyez-vous, et on ne lui rend pas justice. Peut-être que pour lui, Napoléon, l'Empire, c'est un peu l'Atelier David, où nous nous sommes connus en 1810. Lui, il va, par un autre chemin... À l'École, ils suivent tous l'exemple du directeur. Vous le connaissez, l'Américain ? Toujours à suivre les puissants du jour, Guillon-Lethière. Il avait commandé une statue de l'Empereur à notre camarade Cortot... Il faut vous dire qu'avant 1814, je n'étais guère bonapartiste... »

Caroline le regardait avec amusement, elle n'entendait pas grand-chose à tout cela, et pourquoi n'était-il pas, comme il disait, bonapartiste ? Alors, le retour des Bourbons devait avoir...

« Les Bourbons ! s'exclama Pierre-Jean. On n'y croyait pas, on ne pouvait pas y croire. Que se passe-t-il en France ? Est-il vrai qu'on les a accueillis comme des sauveurs ? Non, cela est impossible... »

La nuit était tombée. Il ne faisait pourtant pas encore frais, à cette mi-novembre. Sur la terrasse flottait un restant d'été, alors que dans les maisons déjà, qui sont mal chauffées à Rome, l'hiver était là. Pierre-Jean David parlait d'Angers, des siens, qu'advenait-il des siens ? Son père était un républicain, comme lui... Ils avaient ensemble, quand lui n'était encore qu'un enfant, été dans l'armée de Kléber contre les Vendéens... Elle levait ses yeux surpris sur ce petit Jacobin.

« Quel âge pouviez-vous avoir ? » demanda-t-elle.

Cinq ans... oui, cinq ans. Il avait été perdu au cours d'une bataille, son père fait prisonnier, lui ramassé par des femmes, assis sur un caisson d'artillerie de l'armée vendéenne, suivant le général de La Rochejaquelein... C'était en quatre-vingt-treize...

« La Terreur ! » dit-elle.

Il s'agissait bien de la Terreur ! « Voyez-vous, Madame... voyez-vous, il n'y avait pas le choix alors : nous étions de pauvres gens, qui ne mangions pas à notre faim, et quand l'étranger grossièrement menaça la République, mon père... Avez-vous jamais entendu parler du Manifeste de Brunswick ? »

Elle s'était rejetée dans l'ombre, sa main jouait avec le verre où il ne restait plus guère de vin blanc. Il ne vit pas l'expression de son visage : « Oh, excusez-moi, dit-il, c'est moi qui suis grossier, je vous laisse mourir de soif ! »

Elle avait entendu parler du Manifeste. Elle croyait savoir à peu près... C'était une terrible chose que la guerre civile. Il dit que c'était une terrible chose. Surtout quand elle vient doubler la guerre étrangère. Son enfance, une longue misère. Quand son père n'était pas encore revenu chez eux, à Angers, sa mère et ses sœurs avaient dû aller dans les fermes, mendiant leur pain. Et ensuite, pour ce que le père David gagnait !

« La République était pauvre, dit Pierre-Jean, il fallait la servir par amour pour elle... »

La phrase retentit profondément en Caroline, était-ce l'accent du jeune homme ? Cela ressemblait si peu à l'idée qu'elle s'était toujours faite de ces gens-là. Elle essayait de s'imaginer le père de ce petit, ce sculpteur sur bois qui avait fait pour sa ville un Autel de la Patrie... la mère mendiant dans les fermes... ce petit peuple angevin...

« Cela ne m'explique pas pourquoi vous détestiez M. de Buonaparte ? »

Il protesta. Ce n'était pas qu'il le détestait. Mais la République... « Voyez-vous, à Angers, il y avait beaucoup de républicains qui se voyaient secrètement, par petits groupes... J'avais connu, par exemple, l'un d'eux, qui avait rendu des services à mon père, autrefois... il était de ceux qui suivaient les idées des Égaux... Ils se réunissaient chez lui... moi, je suivais mal ce qu'ils disaient, étaient-ils pour ou contre Robespierre ? Chez nous, le nom qu'on disait tout bas, c'était toujours Robespierre. Et Saint-Just. Babeuf, cela ne me disait rien alors. Moi, un de mes camarades, le fils d'un imprimeur, m'avait entraîné à la Loge du Tendre Accueil... Oui. Mais un jour, ils nommèrent devant moi l'un des leurs. J'avais peut-être dix-huit ans, je travaillais déjà chez mon maître Delusse, et tout ce qui était de l'art me brûlait, positivement. Or, voilà que ces babouvistes parlaient d'un des leurs qui s'appelait Buonarroti... À mes questions, ils dirent qu'en fait, ce Buonarroti-là était un descendant de Michel-Ange..

Qu'est-ce que cela venait faire dans le récit du jeune sculpteur ? La lueur des chandelles sur la table lui faisait le visage rêveur, il passait doucement son doigt sous sa moustache tombante, il était décoloré par l'éclairage. Mais il reparlait de 1814, de Murat... Les bandits qui surgissaient un peu partout à l'entour de la ville, on ne pouvait plus, du moins des Français, se promener dans la région des lacs albains. Quand Fouché avait signé la convention qui laissait toute l'Italie au roi de Naples... il y avait à Rome des gens qui exultaient, et ceux comme David qui avaient le respect du patriotisme italien se disaient : Murat, c'est encore la France... Puis les troupes françaises demeuraient là tout de même... treize cents hommes..

« Mais quand on a vu le départ de la garnison du château Saint-Ange... Tenez, je ne peux plus jamais descendre du Pincio, de ce côté-là, me trouver à la Porta del Popolo... Toujours, je les revois, c'était aux premiers jours de mars... vous souvenez-vous comme le printemps a été précoce cette année ? Le général Miollis sortant avec sa poignée d'hommes, les trois couleurs amenées – nous étions descendus de l'École, quelques-uns, vers les sept heures du matin... Nous avons entendu s'éloigner les tambours, les drapeaux disparaissaient maintenant sur la Via Flamima... En remontant, j'ai vu dans les jardins les fleurs pourpres des arbres de Judée. Il y avait là mon ami, Hérold, le musicien, il me dit : « Qui a-t-on trompé ? » Je ne savais pas... les Romains regardaient partir les Français sans joie particulière, ils ne leur crièrent point après... On a appris le retour des Bourbons à Paris... La statue que Cortot faisait, le directeur a donné l'ordre de la descendre à la cave, puis il s'est mis à parler de l'Usurpateur, du bonheur de la France et du repos de l'Europe... Alors nous avons aussi commencé à penser tout différemment de Napoléon... »

C'était après le retour du Pape que Pierre-Jean avait quitté Rome. On disait que le Pape, c'était un tour de Napoléon, justement. Pour empêcher Murat de faire l'unité italienne, David avait à Rome des amis italiens. Bien sûr, le peuple s'était précipité dans les rues, les places. La même porte par quoi étaient partis les Français vit le retour du Souverain Pontife, dans un carrosse doré dont les chevaux à peine entrèrent dans la ville que les dételèrent des jeunes gens comme ceux qu'on voyait les jours de Carnaval habillés en femmes et provoquant les passants, des fils de famille, des bandits et des déserteurs du château Saint-Ange. Pie VII rentrait à bras d'hommes, et on chassait les Juifs du Corso, on ouvrait les prisons... Où est le bien, où est le mal ?

« Pour moi, dit Caroline, je suis protestante... mais vous ? »

David avouait son trouble. Il n'était pas croyant. Ou tout au moins, si quelque divinité existait... mais pas le Pape, en tout cas, pas le Pape, ces prêtres puissants et leur valetaille qui courait la ville, séminaristes, moines, religieuses... Elle le regarda. Caroline se dit : voilà, voilà sa vraie passion. Parce qu'enfin un jeune Français, elle se demandait bien...

C'est alors qu'il se mit curieusement à parler de Santa-Cecilia. Caroline avait encore dû manquer une transition, à cause des fromages qu'on apportait, des scamorze, du cacio cavallo, du parmesan. Une des chandelles fuma. Le serveur la moucha directement avec ses doigts. Il montrait dans cet éclairage le visage rusé du Jean-Baptiste de Leonardo. Il dit quelque chose tout bas à la dame. Elle rit un peu, le chassant.

« Qu'est-ce que c'est ? » demanda David, tout interloqué. « Rien, fit-elle... je n'ai pas voulu de son vin rouge, un Velletri... Mais que disiez-vous de Santa-Cecilia ? »

Il parlait de la statue de Maderno qui est à Sainte-Cécile-du-Transtévère. Elle gît, sur le côté, de son long, dans une sorte de chemise, les cheveux rabattus dérobant sa figure. Telle qu'on l'a trouvée dans les Catacombes, plusieurs siècles après qu'on l'eut mise à mort : « C'est une très belle statue, disait-il, mais pour moi, je rêve d'une Cécile vivante... la musicienne, vous savez... debout, tenant sa lyre, et cette foi qu'elle ne reniera jamais, trouver simplement un geste qui nous en donne la certitude, sans grandiloquence... elle pourrait simplement tenir dans ses doigts, de façon comme machinale, la croix de son collier. L'essentiel, ici, c'est la concision des moyens. Même, surtout, dans le travail des draperies, si l'artiste comprend le moral de son art... »

Caroline l'interrompit :

« Vous ne croyez pas en Dieu, mais vous croyez en ses saints, il semble ?

– Ce sont, dit-il, des hommes et des femmes de chair et d'os. Leur idéal n'est peut-être pas le mien. Mais ils ont un idéal. Les représenter, c'est déjà, de principe, introduire l'idée dans l'art, le sérieux de la conception, le moral de l'art...

– Je vous suis mal. Vous ne croyez pas ce qu'ils croient, et pourtant qu'ils le croient, déjà, pour vous donne à votre travail sa moralité...

– Une moralité, dit-il. Je n'ai pas l'envie de passer ma vie à modeler des saints. Ici, dans cette ville, j'ai compris quels seraient mes modèles, pour quoi j'étais fait. Jusqu'ici, je n'ai guère passé l'étude, la connaissance du corps, du visage, des cheveux. J'ai fait poser mes camarades, ou des gens du peuple. Je sais déjà que ma matière, à moi, ce n'est pas cette copie de rencontre. Il me faut des héros, il me faut des génies. Je ne veux pas inventer. Le sculpteur, voyez-vous, Caroline, le sculpteur est l'avenir... les hommes meurent, il immortalise : il raconte, il est le témoin. Je ne veux pas n'avoir été le témoin que de choses misérables. Il me faut des héros... »

Non, pensa-t-elle, c'est cela plutôt sa passion... Des héros ? Et alors pourquoi cette sainte à la lyre ?

« Je vous ai dit que cette année aura été terrible... J'ai quitté Rome, dans le bruit du retour de Pie VII. Je ne fuyais pas devant le Pape, croyez-moi. Mais en même temps, la défaite de la France, le retour des Bourbons, Napoléon exilé... il fallait entendre déjà comme on affectait à l'École le mépris de toutes les idées de la Révolution, la République. Je serais pourtant resté. Il y avait des Romains qui étaient mes amis. Nous nous voyions, comme jadis à Angers les Égaux. Les Autrichiens venaient de rentrer dans Milan, le prince Eugène sur qui l'on avait fondé quelque espoir était parti, laissant l'anarchie dans le Piémont. Il ne manquait pas de gens que cela rassurait, ces Impériaux de retour, pour tenir le peuple italien en respect. Même parmi les Italiens. Moi, j'avais quitté Rome, pour autre chose... Elle s'appelait Cecilia, imaginez-vous... »

C'est une chose amère pour une femme à qui son miroir commence d'être une souffrance, que de passer la soirée avec un homme, fût-il malheureux, qui lui parle d'une autre, et cette fois Caroline voyait bien que David agonisait du besoin de parler, de raconter ce qui ne pouvait se dire à ses camarades narquois, même à son ami Dominique, ce M. Ingres, de la Via Gregoriana, bien qu'il fût plus âgé, et qu'il sût peut-être, après tout, ce que c'est que de souffrir : ou n'avait-il que la peinture dans le cœur ? Ces rencontres, qui n'étaient qu'un jeu, qu'ils avaient facilement décidé de poursuivre. Ce jeune homme et cette femme mûrissante, ni l'un ni l'autre n'en attendait rien que le plaisir de la compagnie, et cette couleur d'intrigue. Caroline un instant imagina ce garçon à ses pieds, ou bien... et elle haussa les épaules. Alors, pourquoi cette Cecilia lui pinçait-elle ainsi le cœur ?

Elle avait laissé s'écouler comme une eau des doigts, tout le début de l'affaire, comment les jeunes gens avaient fait connaissance, la crainte d'abord qu'ils avaient de se regarder, de rester seuls ensemble. Voyons : c'était que la Cecilia avait un de ses frères dont les idées n'allaient guère avec la situation patricienne de leur famille. Où avait-il, lui, rencontré le sculpteur ? « Quand je rencontre une belle tête dans la nature, j'en fais une étude... Il y a danger à se borner à l'étude de l'antique, si l'antique est le contrepoison du mauvais goût de la nature... C'était pendant le Carnaval de 1813, et j'avais joué de malheur. D'abord, cet homme dont je faisais une figure, un modèle à barbe, vraiment superbe. Le lendemain du jour où il avait posé pour moi, il a succombé je ne sais à quel mal subit. Et en même temps, une jeune fille, qui avait un profil grec, d'une perfection ! j'étais à modeler sa tête, je travaillais au pavillon San Gaetano... vous n'êtes jamais entrée à la Villa ? Le pavillon, où Ingres avait son atelier quand il était encore à l'École, c'est tout au bout du jardin, on y arrive par les ombres, et cela s'ouvre en plein sur la ville, le Vatican. Si vous aviez vu vers le soir, dans mon atelier, comme le soleil couchant vous enflammait tout, cette fille...

– Cecilia ?

– Mais, non, ce n'était pas Cecilia ! Celle dont je parle, un modèle, une fille d'artisan, voilà que je m'étais enthousiasmé, une véritable Néréide ! le soir suivant, sur le Corso, jonché de fleurs, les tapis aux fenêtres, dans le bruit des carrosses, la bousculade de la foule, les lazzi des masques, elle a été poignardée... C'est alors qu'Emilio eut l'idée d'amener chez moi Cecilia, sa jeune sœur, pensant, comme je vous le disais, que je trouverais en elle une passable Néréide. Ah ! Seigneur ! »

Qui était cet Emilio ? Il y en avait assez, dans cette société romaine, des jeunes gens, des cadets de famille, que le mirage de la Révolution entraînait. Un Carbonaro, sans doute. Caroline en avait rencontré deux ou trois de ce genre. Cela n'était pas bien sérieux. Tiens, pourquoi, pas bien sérieux ? Est-ce que ça l'ennuyait de penser que Pierre-Jean pût avoir des liens sérieux avec le carbonarisme véritable ? Elle se força d'écouter attentivement le roman des jeunes gens, comme le racontait le petit sculpteur. Il avait donc été même question de mariage. Mais cela ne dépendait pas que d'Emilio. David n'avait guère plu à la famille. Ces grands hommes noirs qui avaient derrière eux dans la nuit des temps des condottieri et des cardinaux ne pouvaient voir d'un bon œil ce petit Angevin qui était venu copier l'antique à Rome. Pas besoin d'ailleurs d'être très malin pour flairer en lui la plèbe, et la plèbe française, la pire, la régicide. La raison principale de leur hostilité était pourtant ailleurs. Il ne fallait pas que le palais qu'ils avaient via Quattro Fontane, ni le château de lave, au bord d'un lac des Monts Albains, fussent dispersés avec l'héritage, l'argent nécessaire à maintenir le rang de la famille, il fallait que tout fût concentré aux mains de l'aîné, on n'avait que faire de doter la fille : pour elle, sa mère, dès l'enfance, l'avait vouée au culte marial, elle serait religieuse, et il n'en irait pas autrement.

Même Emilio semblait s'être fait l'auxiliaire du complot. N'avait-il pas engagé Pierre-Jean à s'éloigner, puisque Guillon-Lethière le lui proposait ? Et qui, d'ailleurs, avait soufflé au directeur l'idée d'envoyer son pensionnaire dans le nord de l'Italie ? Emilio espérait que l'absence arrangerait les choses, que la famille oublierait ses projets... Florence, Venise... Il était revenu plus vite qu'on ne l'attendait, il faisait une chaleur accablante. Cecilia n'était pas à Rome. On l'avait emmenée dans ce château, près de Castel Gandolfo, dans cette région de brigands, où un Français ne pouvait se risquer. David alla donc passer trois mois à Naples, à Pompéi, un peu partout sur les rives tyrrhéniennes...

Était-elle si vieille, Caroline, qu'un homme lui parlât d'une autre ? Elle aurait voulu se lever, aller vérifier sa déchéance dans un miroir. Le récit la clouait, là, sur cette terrasse ouverte sur la ville : c'était un soir de lune, et que voulez-vous qu'on dise d'un soir de lune à Rome, à qui ne l'a jamais vu ? Caroline le voyait-elle ? Le ton de David avait changé :

« Croyez-vous, disait-il, que Cecilia devait être une sainte ? et pouvez-vous douter qu'elle en soit une, si la sainteté se mesure à la douleur, au martyre ? Vous me demandiez si je crois aux saints ? En 1808, quand j'ai quitté Angers, les miens étaient dans un dénuement affreux, et c'est mon maître Deleusse qui me donna quarante francs pour me rendre à Paris. Avec cela, je ne pouvais payer la poste, et la nourriture. Arrivé à Chartres, je quittai la diligence, décidé de faire le reste du chemin à pied. Vous ne connaissez pas Chartres ? Il n'y a rien de plus beau au monde que la cathédrale, pas même à Rome. Les sculpteurs des porches croyaient-ils aux saints qu'ils y mettaient ? Je ne sais, mais pour moi j'avais comme honte devant ces statues : pouvais-je les regarder avec les yeux d'un homme qui doute ? Et pourtant... J'ai regardé Cecilia, avec les yeux d'un homme qui aime... comprenez-vous ? comprenez-vous ? Je l'ai regardée une dernière fois : c'était le neuf septembre de cette année, vous voyez qu'il n'y a pas longtemps, pas quatre mois ! Emilio m'avait transmis son message. Nous nous rencontrions pour des raisons politiques. Cecilia s'approcherait de la fenêtre allumée, de la rue, une dernière fois... Le lendemain, elle entrait au couvent. Je venais d'arriver de Naples, j'étais comme fou, la retrouver pour la perdre ! Et que faire ? Elle était enfermée dans le palais des Quattro Fontane. C'est un Maderno, pas celui de la statue, un autre, l'architecte, qui a construit cette bâtisse semée d'abeilles. J'étais là, dans la rue, il faisait diablement noir. La fenêtre qui s'était éclairée s'ouvrit sur la terrasse. Ô mon cœur, mon cœur ! Si le cœur alors ne se brise pas, il n'y a pas d'espoir qu'on puisse s'arrêter de vivre de soi-même. Je la voyais, elle était debout, dans une robe droite, plissée. Elle se dessinait sur le ciel. Elle prit dans ses doigts la croix qui pendait à son collier, comme pour jouer avec. Toute la lumière était pour elle, et je me confondais avec les ténèbres, avec la terre, avec la nuit. Je n'ai d'elle qu'un dessin ébauché la première fois qu'elle vint à l'atelier de San Gaetano. Un jour, un jour, je ferai cette sainte Cécile, il n'y manquera que les pleurs ! »

Pierre-Jean n'avait pas vu le serveur, à la dérobée, s'approcher de la dame, ni comment celle-ci avait payé le dîner.

C'est le propre des jeunes gens de s'élancer devant eux sans rien voir : ils sortent de l'enfance avec leurs rêves et le goût de l'enivrement, ils comprennent mal ce monde où les voilà jetés, souvent qui les gêne, qui prétend les conduire ailleurs qu'où ils se précipitent. Leur affaire personnelle, la passion qui les habite, cela prime tout. Ceux qu'une condition sociale immédiatement enserre, sans laisser choix, ni jeu, sont mûrs avant les autres et tiennent langage d'homme les premiers. Je le dis aussi bien de ceux-là à qui s'impose ce travail quotidien qui ne peut céder le pas qu'à la misère, que pour ceux-là à qui incombe une fortune qu'ils craignent de perdre. Les uns et les autres ont à compter d'emblée avec leur temps, et l'histoire. Mais il y a cette foule flottante que l'étude semble d'abord préserver, pour qui l'étude prolonge la grâce de l'enfance... Ils sont déjà des hommes, ils n'en mesurent pas la responsabilité. Et s'ils ont la passion de ce qu'ils apprennent... tels sont ces artistes qu'une sorte de paternalisme d'État envoie à Rome, comme pour des vacances, le voyage payé et cent francs par mois...

Non que David fût de ces enfants aux yeux dorés qui ne connaissent de l'existence que les demeures entretenues par des mains servantes et ne s'interrogent point sur le prix du drap qu'ils portent. Dans ce Paris où il était arrivé à pied de Chartres, il avait vécu de tâches nouvelles, trop heureux encore quand il pouvait être l'un des ouvriers dans les échafaudages de l'Arc-de-Triomphe du Carrousel qui s'élevait devant les Tuileries. Mais Paris, c'était déjà son art, le tourbillon de sa pensée et de ses ambitions. L'histoire, si elle intervenait dans sa vie, c'était pour l'en arracher : en ces temps de la guerre d'Espagne qui demandait sans cesse des hommes nouveaux, quand sur ceux de vingt ans planaient la crainte de la conscription, la menace du départ du contingent, jeté sans exaltation à cette bagarre, où les soldats n'étaient plus sûrs de jouer le rôle français au milieu d'un peuple révolté, dans les embuscades des guérillas, David s'écriait, et c'était l'expression plus que de son sentiment isolé, déjà d'une génération qui n'est ni celle de Marengo, ni celle de Wagram : « Les hommes sont malheureux d'être nés dans un tel siècle ! » C'est de notre part, peut-être venue de nos lectures, de Musset comme de Stendhal, une erreur de croire que ce déchirement a suivi les désillusions de l'Empire écroulé, que vingt années l'odeur de la poudre avait grisé la jeunesse.

Ceux qui n'avaient pas trente ans au seuil de 1815, comme leurs aînés qui eurent l'âge des armes à l'orée du siècle, Ingres par exemple, combien d'entre eux avaient le goût de la gloire militaire ? Il suffit de voir comment tomba l'Empire pour le mesurer. La France était pleine d'une grande rumeur, mais celle-ci ne l'assourdissait pas. Il y avait des millions d'hommes qui essayaient de se soustraire à la gloire : et pas seulement des peintres, des sculpteurs, mais aussi des paysans qui gagnaient les forêts, les montagnes, parfois pour tomber dans des bandes de hors-la-loi, et eux, enfants du peuple, se mêlaient aux hommes de main des Bourbons. De même, ceux-là qui conspiraient, toutes ces années d'Empire, le secret des intrigues politiques, les nécessités de leur sauvegarde, les faisaient se retrouver avec des hommes et des femmes dont les buts étaient à l'encontre des leurs. Dans presque tous les complots d'alors, le Républicain qui risque sa vie regarde soudain avec étonnement son compagnon de destin : et il n'est jamais sûr que ce ne soit pas un émissaire de Londres, un Chouan déguisé. Les hommes du Comte d'Artois se rencontrent avec ceux de Babeuf : ils portent les uns comme les autres des prénoms à l'antique, et qui est cet Alexandre ? Les prêtres ne portent point la soutane ici, à qui diable a-t-on affaire ? Jusque dans l'armée jusque là-bas, à Vienne ou en Prusse, ou même dans les quartiers gelés de Vitebsk ou de Moscou, la conspiration aux mille formes s'étend, des cavaliers arrivent, dans leurs manteaux portant la missive qui vient de Bordeaux ou d'Angers, de Montauban ou de Poitiers... Les maréchaux eux-mêmes autour de l'Empereur entrent déjà dans cette ombre... pour le compte de qui ? Ney est-il un Républicain ou un traître ? Et Murat qui déjà s'était allié aux Anglais et à l'Autriche... était-ce un traître ? C'était lui qui avait chassé les Français de Rome. Mais peut-être savait-il, avait-il voulu du moins conserver l'Italie... sauver cette part de la grandeur impériale... Quant à Marmont, personne n'y avait pris garde.

C'est qu'il est par-dessus tout malaisé de définir la ligne de démarcation du bien et du mal, du patriotisme et de la trahison, où commence le travail de l'étranger, où s'arrête la République... Brutus devant César, je ne sais pas trop ce qu'il faut en penser. Mais c'est plus difficile encore à démêler pour cette jeunesse, élevée dans le bruit des trompettes et l'agitation des aigles. À quel moment est retombé l'esprit de la levée en masse, à quel moment Valmy devient-il le passé ? Thermidor... non, Thermidor n'est pas une explication : fallait-il quand Robespierre tombe, la gueule fracassée par un gendarme, ouvrir les frontières aux armées de l'Autriche et de la Prusse ? Pitt et Cobourg perdaient-ils leur signification sur l'heure à ces oreilles pleines encore du Chant du Départ ? Non, non... et derrière Bonaparte, longtemps, blessée qu'elle fût, la Liberté suivit comme une vivandière sur les caissons d'artillerie... Où commence le mal ? où le bien finit-il ? Ils ne connaissent pas leur bonheur, ceux pour qui tout est clair, et le monde bien tranché en deux par l'épée ! ceux qui peuvent mourir certains d'eux-mêmes... donner leur vie sans le doute qui habite ces générations par quoi débute l'homme du XIXe siècle. Fallait-il que le général Mallet triomphât... que les miettes sanglantes de la Grande Armée apprissent quelque part, au loin, que ce petit homme parmi eux n'était plus l'Empereur ? Là-dedans, où était la France ?

Et pourtant la voilà abattue, envahie, dépecée... Bien sûr, en 1814, quand les Alliés avancent vers Paris, si Pierre-Jean David à Rome réunit ses camarades sous la Loggia, avec ses niches aux divinités blanches, et cherche à les convaincre que maintenant, maintenant tout est clair, puisque la Coalition envahit la Patrie et que leur devoir à tous, c'est de quitter Rome, l'École, l'art, pour se faire citoyens, soldats, en France, sur le sol de France, en chasser l'ennemi... et ceux-là qui, hier, suivaient l'Empereur, l'applaudissaient, et les conspirateurs, ceux qui n'ont pas oublié le sang du peuple aux marches de Saint-Roch, ceux qui veulent la Constitution de Robespierre, le partage des biens, comme ceux qui peuvent croire aux lys peut-être, mais non pas dans les fourgons de l'étranger, ne vont-ils pas l'entendre ? Il a raison, l'Angevin à la face ronde, au visage grêlé, blême, qui parle seul, seul, dans le silence des autres, leur attitude polie, leur façon de se détourner, et il est vrai que par la triple ouverture sur la grande cour d'entrée, dans l'à-contre-jour des deux couples de colonnes en marbre cipolin, derrière les balustres à boules de l'escalier double qui y donne accès, et sa vasque centrale où danse le Mercure, entre les bâtiments flanqués de statues, la pierre ocre et les briques jaunes, les encadrements de travertins blancs, on voit sur le fond des arbres lointains alternant les fuseaux des cyprès et les parasols des pins, les masses de verdure au-dessus des murs, on voit la statue de Rome assise, si tranquillement assise, un peu en arrière du bassin de la Vénus aux dauphins, entre les lignes hautes des bois taillés. Et l'un songe à ce livre qu'il a laissé ouvert sur la table et louche vers la porte de la bibliothèque, l'autre a hâte, au fond du jardin, dans la logetta Vélasquez, d'aller jeter un coup d'œil à l'Écorché de Houdon... Le temps passe. Comme ils ont eu du nez de ne pas écouter David ! Rome assise est toujours là, derrière le jet d'eau du bassin, et en France tout a si singulièrement tourné...

Est-ce que vous croyez qu'il n'a pas pleuré de rage, le soir dans sa chambre, le petit David d'Angers, alors... devant cette indifférence... Sans doute qu'il s'exagère les choses quand il croit que c'est sur quelque démarche des parents de Cecilia, que ce créole de la Guadeloupe, Guillon-Lethière, lui a proposé de voyager un peu en Italie ! il est plus probable que le directeur voulait éloigner cet agité et son patriotisme intempestif.

Peut-être que pour lui les choses sont devenues claires, sans nuances. Peut-être qu'il sait enfin ce qui vaut de vivre et de mourir. Et qui seront ces héros dont il a soif. Peut-être. Mais qu'en pense Dominique à la Via Gregoriana ? Parce que pour ce qui est du trouble, ni Cortot qui a accepté de retailler le marbre de sa statue de Napoléon pour en tirer un Louis XVIII, ni le Directeur qui lui a conseillé de le faire, ne sauraient vraiment donner le la... Ils sont à la température de Rome, où cela fourmille comme jamais de robes, de frocs, de moines déchaussés, de cordes aux reins de barbus bizarres, de prélats violets, de séminaristes habillés de rouge, quand ils sont hongrois, comme les soldats de François II, que l'Empereur d'Autriche vient d'envoyer au Saint-Père pour sa sauvegarde. Cela sautille partout, la bure, la tonsure, les mines hâves, des gens parfois qu'on reconnaît pour les avoir vus au Carnaval, dans les vêtements civils, ou chez le général Miollis, léchant les bottes des Français. Par là, on peut se faire idée de la France, cet hiver. Cette France dont il reste ici les traces séculaires, le passage de François Ier, la munificence de Louis XIV, mais ne dites plus que la promenade du Pincio est l'œuvre de Napoléon : une plaque atteste qu'elle est due à la générosité du Souverain Pontife, comme si là-bas, où jusqu'à présent paissaient les vaches, au Campo vaccino, le Forum dégagé par les soldats du Buonaparte l'avait été par la largeur de conception de Pie VII.

Pourtant, c'est maintenant, dans cette nuit du siècle, que les hommes sont vraiment malheureux d'être nés.

Maintenant il était tout à fait impossible de rester dans les maisons pendant la journée. Les demeures romaines sont inchauffables, au moins avec le genre de combustible dont on prétend user. David, à la Villa Médicis, avait tout le temps les pieds gelés, parce que pour comble on ne recevait plus le sou de France, et que c'était en général la panade chez Guillon-Lethière. On battait la semelle dans les ateliers. Les approches de la Noël gardaient pourtant dans les rues, sur les places, leur douceur alcyonienne. Il suffisait de quelques heures de soleil pour qu'on se trouvât presque avoir trop chaud. Les bouffées de pluie entretenaient partout la verdure, et les gamins jouaient aux fontaines. En cette saison, la campagne prend un attrait singulier, on a l'envie des promenades, du plein air, plus qu'à tout autre moment, parce que c'est comme quelque chose de volé, je ne sais pas. Même les chênes, les châtaigniers montrent encore des feuilles jeunes au milieu des masses de verdure perpétuelle... Il y avait peut-être bien de la part de Caroline une certaine perversité à emmener David dans sa voiture du côté de Castel Gandolfo... Allait-elle à la recherche de ce château de lave où Cecilia n'habitait plus ? Les brigands étaient pacifiés depuis le départ des Français.

Ce ne fut pas encore à cette promenade que le masque tomba. Bien qu'il eût semblé à Pierre-Jean que le cocher, quand il avait ouvert la porte de sa voiture, eût dit à Caroline un mot singulier. Il en était presque sûr : Votre Altesse... Il se reprochait son imagination emballée. Puisque Caroline ne voulait pas qu'il connût son nom, après tout, c'était la règle de leur jeu... Elle avait mis un toquet jaune à marabouts blancs, bordé de lingerie tuyautée, dont le panache semblait répéter le mouvement de ses cheveux au-dessus du ruban. La robe grise, avec sa taille haussée, et les manches longues serrées au poignet par les manchettes de blonde, était d'une de ces étoffes qui ne se froissent pas, et qui ont toujours l'air froissées. Caroline s'habillait long, plus que ce n'était la mode, si bien qu'à peine on voyait sa chaussure, et le manteau-cape qu'elle jetait là-dessus était d'un alpaga brillant, jaune et gris, à grandes rayures. « Je ne peux pas vous dire combien j'aime l'herbe verte à Noël... » Dans la voiture, au retour, qu'attendait-elle, si rêveuse ? Je crains bien que David n'ait été qu'un niais, au sens des dames. Et malgré une période, à laquelle il n'aimait guère repenser, tiens, c'était justement vers la Noël, mais il y avait de cela six ans ! notre sculpteur tenait la chasteté comme une règle de la vie des artistes. À vrai dire, il était distrait. Pas tant qu'il ne remarquât, le mutisme du cocher à leur retour, et le regard de Caroline à ce serviteur, apparemment imprudent. Il y avait bien de la décision chez cette femme : on ne lui ferait pas faire autrement qu'elle ne voulait. Comme de toute façon cela n'était pas dans les intentions de David...

Là-dessus, le temps se gâta, et l'on ne put sortir de trois jours. La première fois qu'il fit beau, un commissionnaire porta un mot à la villa au nom du sculpteur. Caroline le priait de venir la prendre devant l'Albergo dell'Orso. Celle-ci se trouve au bas de la via del Monte Brianzo, sur une petite place presque au Tibre. Est-ce que Caroline, enfin, lui permettait de connaître sa résidence ? À vrai dire, non : elle l'attendait là, sur la place pavée en face de cet édifice avec ses loggias superposées. C'est au bord de ce quartier populeux aux rues étroites, où en toute saison le linge claque aux fenêtres. Il n'y avait pas alors de quai le long du Tibre, si bien que la rive y était surtout un dépotoir. Les deux compagnons suivirent la via di Tor di Nona, prirent une rue ou l'autre où grouillaient des gamins en haillons, et des chats vous filaient au pied, tournèrent et se perdirent... Caroline avait un visage bouleversé. Elle n'avait pas tellement l'envie de parler, que de n'être pas seule. Quelque chose avait dû se produire dans sa vie. L'Auberge de l'Ours ? Pourquoi ? Parce que Goethe avait habité là. Elle récita des élégies...

 
 

Elle avait l'air de penser à autre chose.

« C'est ici, à Rome, dit David, qu'il a écrit Egmont... »

Elle sembla sortir brusquement d'une rêverie : « Egmont ? ah oui... Egmont, et d'autres choses... Iphigénie... das Schmerzenskind... l'enfant de douleur... » Et elle cacha ses yeux dans ses mains, ses gants longs.

« Qu'avez-vous, Caroline ? » demanda David.

Rien. Elle n'avait rien. Elle parlait assez sèchement. Chacun tire du côté de ce qui le préoccupe. Ainsi Pierre-Jean... on lui parlait de Goethe, tout de suite Egmont... peut-être qu'il y avait quelques mois encore Egmont était de notre côté, quand Buonaparte, en Italie comme en Espagne... comme chez nous... demain vous réciterez M. de Kleist... Elle mêlait tout. Enfin, aujourd'hui, la fin d'Egmont, c'est vous autres, Français, qu'elle fait rêver. Et brusquement :

« Moi, c'est l'Iphigénie... parce que dans Goethe on choisit toujours où l'on a le cœur blessé... Weh dem, der fern von Eltern und Geschwistern – Ein einsam Leben führt ! Ihm zehrt der Gram – Das nächste Glück vor seinen Lippen Weg3. »

Ils marchèrent silencieusement, et Dieu sait comment ils se trouvèrent devant le Pasquino. David adorait cet antique mutilé qui se tient comme un pauvre sur son socle appuyé au mur du Palais Braschi. Ce tronc sans bras, l'amorce de la tête sans visage, une jambe coupée avec un semblant de chlamyde dont les bretelles croisent sur le poitrail, on ne sait pourquoi le peuple de Rome le prend pour lui-même, pour sa gaîté dans la misère. David avait dit le peuple... ce mot lui revenait souvent. Elle le releva, cette fois, avec une voix irritée :

« Le peuple, le peuple..., il n'y a pas que le peuple qui soit misérable ! »

Il la regarda, elle avait dans les yeux une apparence de larmes. On ne peut pas dire qu'elle pleurait : c'étaient des larmes sèches. Alors, elle avoua.

Élisabeth-Caroline de Brunswick-Wolfenbüttel avait reçu la veille au soir une lettre de sa fille, Lotte... cette enfant à qui l'on avait appris à haïr sa mère, cette enfant, la seule qui lui eût été donnée... Elle parlait du ciel, et non du père, son cousin Georges de Hanovre, Prince de Galles et Régent d'Angleterre...

« Vous êtes... » dit David. Elle vit bien qu'il ne voulait pas dire la Régente d'Angleterre, mais... parce que c'était comme pour Goethe, quand on a une fille on choisit Iphigénie, lui, le petit jacobin d'Angers...

« Oui, dit-elle sèchement, je suis la fille de Charles-Guillaume, duc de Brunswick, généralissime de la Coalition contre votre République, celui du Manifeste... oui... »

Elle n'avait pas besoin de raconter son histoire. David la connaissait. Ils s'éloignèrent du Pasquino et parvinrent sur cette place démesurée, tout en longueur, où les jeux du cirque ont cédé aux fontaines et aux églises, avec son parement de dalles. Des nuées de mendiants les entourèrent. C'étaient de pauvres mouches tournantes, deux essaims concurrents qui nichaient au portail des deux églises, mais au plus loin qu'ils voyaient des étrangers aborder la Piazza, ils se précipitaient, tournoyant, vers cet espoir. La Piazza Navone est belle et triste comme la mort d'Agnès qui, jetée en pâture aux yeux des Romains, fut miraculeusement enveloppée de ses cheveux, nue et pudique... Pourquoi faut-il qu'elle soit encombrée de ce marché grouillant et sale, et l'on glisse sur les feuilles de chou, la chicorée foulée, des matrones vous offrent des oignons... encore, encore l'herbe de Noël, cette verdure dans les pierres et sur les tréteaux, ce printemps des légumes...

La Piazza Navone n'avait alors que deux fontaines, dans son étroite nef antique, prise entre deux prières, Santa-Agnese-in-Agone, à gauche au centre, avec son dôme, et plus au fond, à droite, San-Giacomo di Spagnoli, où les soldats de César Borgia venaient se confesser... mais déjà, et c'est assez, elle avait en son cœur la Fontaine du Bernin, les Fleuves, que l'étrange couple de forestieri, le petit homme à la houppelande longue, son chapeau trombone et sa badine, et la grande dame avec un galurin empanaché, très ridicule et très cher, n'atteignit qu'à grand-peine... la Fontaine du Bernin, dont, à l'un des flancs de rochers baroques autour de l'obélisque, cette figure de paysan robuste et barbu qui représente le Nil, était l'un des pèlerinages de Pierre-Jean, surtout à cause du mouvement de la jambe droite, par-dessus le roc le pied nu tendu vers le nez du passant, avec une familiarité singulière. Il ne put s'empêcher de dire : « Voyez-vous, Michel-Ange, vous lui auriez donné tout le marbre de la terre, il n'en avait jamais assez pour les pieds de sa statue, tant il voyait grand... alors que le Bernin... »

Elle ne l'écoutait pas. De sa part à lui, ce n'était pas indifférence. Prudence plutôt. Ils ne regardèrent plus Rome. Il lui prit la main et la baisa. Elle laissait faire. Ils savaient que, lentement, par là, ils remontaient vers le Corso. Là-bas, aussi, Goethe avait habité. Et c'était dans la maison du Corso qu'il avait terminé Iphigénie.

« Lotte, dit-elle... Dieses Schmerzenskind... J'ai eu cette enfant de cet homme. Il y a longtemps. Elle a l'âge de votre Cecilia. Il ne m'avait épousée que pour payer ses dettes, il buvait, il... Quand ils ont machiné cette histoire contre moi, pour se débarrasser de moi, que j'ai dû quitter la Cour, m'enfermer à Blackheath... ils ont gardé l'enfant, ils l'ont tournée contre moi, élevée dans le mensonge... Je n'avais jamais de nouvelles. D'abord, j'étais une très jeune femme, je croyais pouvoir... je ne l'avais pas connue, la petite, après tout. Puis les années. L'âge. Cette idée intolérable. Qu'est-ce que cela me fait de ne jamais être reine ? Mais mère ! »

Ils ne regardaient plus Rome. Ils marchaient lentement. Iphigénie... Ils remontaient le Corso, ils avaient oublié Goethe. Caroline avait reçu la veille au soir une lettre. Un messager...

« Ils m'ont entourée d'espions, ils me surveillent. Ici, comme à Blackheath. À quoi croyez-vous ici que sert l'ambassadeur ? À peine j'ai un domestique qu'on le soudoie... une fille de chambre qu'on lui pose des questions sur les choses intimes... Je ne sais jamais à qui j'ai affaire. Peut-être déjà a-t-on porté au Régent un rapport sur la liaison coupable que j'ai évidemment pour eux avec un petit sculpteur français de Rome ! Cette lettre... »

Lotte avait dix-huit ans. Dix-huit ans, on l'avait tenue à l'écart de sa mère. Le moment était venu de la martyriser, de martyriser sa mère en elle. Cette mère qu'on avait au bout du compte laissée partir, voyager... cette année même... Cela semblait d'abord une générosité : c'était la raison d'État... écarter la mère pour marier la fille à son gré ! La raison d'État avait exigé qu'Élisabeth de Brunswick fût jetée aux vices du gros Georges, et sa dot aux tripots, à Mrs Fitz-Herbert. La raison d'État avait fait accuser Caroline d'adultère et de Dieu sait quelles autres saletés ! Aujourd'hui, la raison d'État exigeait que Lotte... Oui, Iphigénie aussi, la raison d'État exigeait qu'on la sacrifiât pour que se levât le vent dans les voiles d'Argos. Lotte, la raison d'État exigeait qu'elle épousât le prince d'Orange... l'héritier de Hollande... Elle ne l'aimait pas, Lotte. Mais ce prince était l'adjoint de Wellington dans l'armée de l'Europe... alors... Elle avait refusé, prié, supplié. Son père l'avait battue, pas brisée. Maintenant, la rebelle, il en avait fait une recluse, à Windsor. Oh, c'est beau, c'est grand, Windsor, une belle, une grande prison ! Alors, maintenant, elle avait pensé à sa mère... c'était, bien sûr, une lettre pleine de retenue, une lettre à une étrangère... mais enfin... Seulement le messager avait dit que désormais, de Windsor, impossible... elle était condamnée au secret. À dix-huit ans ! Lotte retrouvée et perdue.

Ils s'acheminaient vers la Piazza del Popolo. Élisabeth-Caroline de Brunswick remontait au plus profond de sa vie, son enfance : quand, dans le palais ducal, entre les armures, dans les chambres peintes, avec des devises gothiques aux fenêtres, le cuir doré sombre comme le fond d'un Dürer, elle attendait aux pieds de sa mère, avec ses poupées, le retour de ce soldat en coup de vent, son père, général du Grand Frédéric, dont le cheval faisait dans la cour ce bruit d'argent sur les pierres, entre deux victoires sur les Français, deux traités draconiens par quoi le Roi de Prusse imposait ses volontés à Versailles, à la corruption de Paris...

« Comme ce monde, aujourd'hui, semble étrange et lointain ! Il y a eu tant de tempêtes, je me demande parfois si j'ai rêvé alors, ou si je rêve aujourd'hui... »

Parce qu'enfin, ce roi de France, l'ennemi, c'était lui ensuite qu'il fallut défendre, et déjà l'on voyait arriver des familles entières, les hommes polis, parlant bien, des dames emportant leurs belles malles bourrées de robes... Une jeunesse de musique, et de vers lus en secret. Il se faisait alors les plus belles mélodies du monde dans cette Allemagne divisée entre les Princes... C'était une émulation d'oratorios et de lieder ; Mozart avait remis Bach à la mode, d'une cour à l'autre, où les vieilles gens semblaient des pièces montées. Les perruques, la poudre, l'engoncement, les face-à-main, avez-vous vu les gravures de Chodowiecki ? Tout cela qu'on allait défendre contre ces folies de Paris, où la corruption avait passé de la Cour à ce peuple insolent, des favorites royales aux idées de la populace... Le Duc de Brunswick vieillissait avec le crépuscule de ses armes, héritier de toute la gloire ancienne, grand stratège élevé à l'école du feu Roi, et il y avait un bruit énorme dans les salles de la vieille demeure, le va-et-vient des courriers, les consultations des Alliés, la Coalition... Il fallait à l'Europe coalisée une armée unie, disciplinée, un chef... pour lutter contre ce peuple aux mains sanglantes, les sans-culottes, la canaille armée de piques et de couteaux. Élisabeth-Caroline ne voulait point se marier. Comme Lotte aujourd'hui. Peut-être à cause d'un Français... oh, Dieu juste, il tournait les feuilles de sa musique, elle le regardait par la fenêtre, sur le pavé de la place, levant ses yeux chercheurs... Combien de fois s'étaient-ils parlé ? Le mariage anglais constituait une figure de la partie d'échecs : c'était pour le bonheur et l'unité de l'Europe... et Caroline arriva dans les brumes de la Tamise, avec ce cœur presque neuf, des robes comme une émigrée de Coblence, on ne comprenait plus rien à ce qui se passait en France, c'était si compliqué... Pour la corruption, la cour des deux Georges, le vieux roi, ce fou, et son fils, le mari de Caroline, le Prince de Galles, le débauché... Alors la tragédie personnelle avait pris le pas sur la tragédie de l'Europe, et des villes là-bas tous les jours tombaient aux mains de ce jeune général avec un nom italien... Toutes ces années de Blackheath, cette retraite forcée, cette solitude anglaise.

Ils remontaient vers le Pincio. Le ciel était presque bleu, et il y avait partout des prêtres. Caroline parlait de Dieu. Le Dieu de Johann-Sébastien Bach, pas celui des Indulgences. Ce Dieu dépaysé dans la Rome catholique, comme un paysan du Rhin, ou Goethe au premier jour... Des moines sales et mal rasés dévisageaient en riant ce couple bizarre, le jeune signor et la Madama... Il y en avait d'espagnols, il y en avait qui sortaient des couvents du Liban comme en pleine Croisade, il y avait les petits séminaristes hongrois habillés de rouge... Et Pierre-Jean pensait à sa mère et ses sœurs, dans le Maine-et-Loire, le fichu sur la tête, avec leurs robes noires, mendiant de ferme en ferme, pendant qu'à Brunswick un jeune chevalier tournait les pages de Bach pour Caroline, pour Élisabeth, fille de l'homme au Manifeste, de ce duc dont le père parlait avec horreur, à cause duquel on se battait à Nantes, et jusqu'aux murs d'Angers, entre Français... Où est le mal, où est le bien ?

Élisabeth-Caroline avait dit une fois, cela devait être quand il lui avait raconté le départ de Rome des Français : « La Piazza del Popolo... pour vous naturellement, c'est la Place du Peuple... vous aimez tant ce mot ! Popolo, c'est le peuplier, vous savez, pas le peuple... » Pourquoi repensait-il à cela, traversant les jardins, les cyprès, cette anormale verdure d'hiver, et l'on sentait les orangers dans le vent humide. Élisabeth-Caroline disait :

« Tout ce qui a été ma vie s'est dispersé, tout ce dont nous sommes sortis... je n'ai pas reconnu mon Allemagne, cette année, enfin, quand ils m'ont laissée partir seule, de Blackheath... Je l'ai vue, maintenant, cette Europe pour laquelle il fallait mourir. C'est comme un grand manteau déchiré, avec des pièces qui viennent de partout... mais quand on le soulève, dessous, il n'y a plus qu'un corps de mendiant, crasseux et sombre... »

Ils passèrent devant la Villa. La fontaine chantait à son habitude, sur la place, le jour tombait déjà. Il y avait des figures inquiétantes qui rôdaient. Tout à l'heure, ici, à nouveau, ce serait le règne des voleurs et des coupe-jarrets. Eh bien, naturellement, comme un imbécile, il n'avait pas compris, Pierre-Jean, qu'elle le menait par le bout du nez ! Leur promenade semblait si peu concertée. Cette grande femme aux yeux secs savait toujours ce qu'elle voulait. La mélancolie est une arme, un masque. Elle avait donné ordre à sa voiture de l'attendre au bas des escaliers de la place d'Espagne, elle l'y menait tout droit, et lui qui avait cru à de l'égarement ! Elle s'était fait cette vie-là, et pas une autre : « Mon père, disait-elle, celui qui m'avait vendue aux Anglais, pour l'Europe, une balle française l'a frappé entre les deux yeux à Auerstedt, en 1806... On dit qu'il a beaucoup, longtemps souffert... »

Eh, qu'est-ce que cela faisait à l'enfant qui suivit Kléber contre les Vendéens, la souffrance de Brunswick, que sa fille n'avait pas été voir mourir ? Pour elle, son père la ramenait tout naturellement à Lotte, arrachée d'elle comme son cœur.

Mais près de la voiture, il y avait un grand homme très brun, avec un peu d'argent dans cette nuit, des yeux de charbon, un peu comme ceux de Dominique... Il était d'une extraordinaire élégance, on ne savait pourquoi, bien que son maintien, et cet habit de velours noir, lui donnassent vaguement un air de domestique. Il s'avança vers le couple, ignorant David, et salua profondément Caroline, parlant très vite dans une langue qui n'était ni l'allemand, ni l'italien... C'était du grec moderne, et déjà Pierre-Jean ne savait que les rudiments de l'ancien. Caroline l'interrompit, avec une sorte de hauteur, tout en lui tendant sa main qu'il baisa, et répondit en français, avec un mouvement de tête impératif vers son compagnon de promenade : « Je vous présente M. David, un pensionnaire de l'Institut de France. M. David, le Comte de Francini... »

Le Comte avait eu très peur : ce matin, en quittant la maison, Son Altesse semblait si triste, peut-être était-elle malade... toujours quand elle avait eu des nouvelles de Londres... Il avait attendu tout le jour près de la voiture : « Vous n'avez pas mangé ? » dit-elle. Il ne devait pas avoir mangé. Il aurait paru tout à fait beau, n'était ce regard... À cause de ce regard, David pensa : non, ce n'est pas un modèle pour moi...

Quand ils partirent, le jeune sculpteur suivit la voiture des yeux. Son majordome, ou son amant ? Les deux peut-être. Il avait sur le bras une palatine de chinchilla, qu'il avait gardée comme cela des heures, attendant. Pour jeter sur les épaules de Son Altesse, à la tombée du jour. Le moment est traître, à cette époque de l'année, et Son Altesse...

Où est le mal ? où est le bien ? David monta jusqu'à la terrasse devant la Trinità dei Monti, et il se retourna, regarda la ville qui s'enfonçait dans les ombres, les torches qui s'allumaient, des fenêtres... La tragédie de Caroline ! Je vous demande un peu, pendant que toute l'Europe, et l'Afrique, et la proche Asie, retentissaient des chevaux de Bonaparte ! Et il songea encore une fois à Angers, aux petites réunions clandestines, dans une rue près de la cathédrale... Un jour, là-bas, dans la cathédrale, il y aura la statue de Cécile, et elle tiendra dans ses doigts, machinalement, la croix de son collier, comme cette nuit de septembre Via Quattro Fontane...

Où est le bien ? où est le mal ? Toute la grandeur de Napoléon a passé comme un drapeau qui a trop servi. Les marchands et les moines emplissent l'escalier de la place d'Espagne. Là-bas, dans le Vatican, Pie VII est gardé par ses Suisses. Les soldats de François II patrouillent. Que serait-il advenu de ses compagnons, si David les avait entraînés là-bas, pendant la campagne de France ? Ah, les nouvelles de Paris valent bien celles de Londres ! Il s'agit bien d'une petite princesse de plus ou de moins qu'on enferme dans sa prison dorée, parce qu'elle croit avoir un cœur ! On ne comprend plus rien à ce que les gens écrivent. On dirait que la Charte de Louis XVIII, c'est tout l'héritage de la Révolution... Et Murat ? Murat, lui qui en juin dernier disait à ses soldats : L'empereur ne veut que la guerre. Je trahirais les intérêts de mon ancienne patrie, ceux de mes États et les vôtres si je ne séparais sur-le-champ mes armes des siennes pour les joindre à celles des puissances alliées... Pourtant l'on disait qu'à Vienne Louis XVIII demandait au Congrès sa déchéance, et si l'on en croit les Italiens... ceux-là que David rencontre, comme à Angers les Égaux... Ô Italie, Italie ! si un jeune Français peut contribuer à ton indépendance, patrie d'Emilio et de Cecilia ! Cet automne, quand ils ont compris tous les deux qu'ils relevaient l'un comme l'autre du même serment, le Tendre Accueil d'Angers aussi était du rite écossais... C'était que le Pape venait d'interdire la Maçonnerie. David alors pouvait-il se dérober ? L'honneur ! Mais Murat ? Où est le bien, et où est le mal ? Ils disent que Murat est l'espoir de l'Italie... Certains d'entre eux, jadis, avaient bien cru en Napoléon...

David se sentait confusément jaloux du beau cavalier de velours, grand, avec ce feu qui plaît aux femmes... Je n'aime pas ses yeux. David était petit, lui, laid... Pas si petit que son ami Ingres, toutefois. Peut-être, pensa-t-il avec amertume, y avait-il là, pour lui, une raison des sentiments qu'il portait à son ami... allons, des sottises !

Un dernier regard sur Rome, et il tourna du côté de la Via Gregoriana. Les cloches sonnaient partout dans la ville. À cette heure-ci, Dominique était sûrement chez lui.


1 Ce fragment constitue le premier chapitre d'un roman en cours d'écriture et qui n'a pas encore de titre.

2 Abattez pour moi, pierres, votre jeu, ô parlez, vous palais élevés. Rues, dites une parole. Génie, ne te mets-tu point en mouvement ? – Oui, tout est animation dans tes murs sacrés,

Rome éternelle ; ce n'est qu'à moi que tout se tait d'un tel silence... (Goethe – Élégies romaines.)

3 Malheur à qui loin des parents et des frères et sœurs – Mène une vie solitaire ! Le chagrin lui consume – Le bonheur immédiat sur les lèvres...