« Quand j'étais enfant je me lavais les dents avec un bout d'os tout droit, des crins drus et durs comme un champ, jusqu'à ce que ma mère, ayant passé le doigt dessus, me dise avec reproche : “Damien, c'est dégoûtant, tu pouvais bien le dire que ta brosse était devenue toute molle !'' et la lançait dans un tiroir du bahut peint. Puis, à l'époque où je portais encore des caleçons longs rayés, on a eu des ustensiles légèrement arqués, le manche, les poils en bouquets espacés, une plantation, au dos ça avait des petits trous dans des rigoles et des traits de couleur minces comme aux caleçons... Ça pelait très vite, maman me reprochait maintenant d'en changer tout le temps. Je ne sais pas pourquoi on ne jetait pas les brosses, chez nous. Il y en avait plein le tiroir des hors d'usage, un cimetière. En général, le bahut peint par la Tante Cécile était un camposanto d'objets : on y mettait tout ce qui était cassé, hors d'usage... Alors ont commencé les métalliques. C'était après mon retour du régiment. Elles étaient tristes. Les autres, l'os, ça jaunissait, maintenant on avait beau dire que c'était de l'inoxydable, ça vieillissait mal...
– On peut vieillir bien ? » dit étourdiment Caroline, et elle se mordit la lèvre en tournant vite vers son oncle un regard d'innocence. Il lui sourit, à cause de cette pureté du visage, il ne l'avait pas entendue, tout à ses brosses à dents.
« J'ai connu, poursuivit-il, une... personne qui en avait de Louis XV. Comme de l'argenterie... Mais c'était en fait du ruolz, ça a fini par jaunir... »
Caroline ne savait pas ce que c'était que le ruolz. Il le lui expliqua. Elle était vraiment ravissante, cambrée comme un garçon, avec ces tout petits seins, et une longue, longue robe de chambre en pain de sucre. Lui, il avait devant les yeux les taches jaunes que cela fait à la longue sur le manche des brosses, même si ce n'est pas du ruolz, et autour de la brosse proprement dite, ce cercle fendu en haut, qu'on écarte pour mettre le rechange...
« Parce que tu comprends, le grand bouleversement dans la vie, c'est quand on a eu l'idée des rechanges... C'était la fin des cimetières, tu saisis... Les petites têtes de brosses quand elles perdaient leur poil... eh, c'est un moment désagréable, tous les jours tu t'en sens dans les gencives, comme si tu avais mangé du poisson... alors on les lançait tout naturellement dans la corbeille à papier... c'était comme une brosse neuve, et toujours le même manche, des années et des années ! D'un côté, c'était un peu triste, toujours le même, tu comprends... il avait perdu son éclat, on en aurait bien acheté un autre, mais pourquoi ? c'était prévu pour resservir, il y a des choses, ce n'est pas la dépense... mais comme une idée du gaspillage. Jusqu'à ce qu'au lieu de longues et rectangulaires, on se mît à les faire rondes et courtes, les brosses. C'était juste à la veille de la guerre. Je m'en suis payé une, il faut bien se moderniser. Ça coïncidait avec l'emploi du poil de sanglier. Dans ce temps-là, leur idée, aux dentistes, c'était de vous faire saigner les gencives pour les renforcer. Brosser fort... Cette brosse-là, je l'ai perdue à Dunkerque... Celle que j'ai rachetée en Angleterre, en débarquant... qu'est-ce que tu as à te marrer doucement, comme ça ? »
Caroline s'était jetée sur lui et l'embrassait. « Mon petit oncle, mon petit oncle ! Je t'aime bien, va, raconte-les-moi, tes brosses à dents ! » Il la regarda, légèrement désorienté. Se moquait-elle de lui ? Il remit sa cravate en place, regarda la tache de tabac sur son index gauche, et pensa un tas de choses d'un coup comme quand on tombe du sixième étage. Il se raccrocha avant la chute à sa brosse d'après-guerre. Elle était en oxydé bleu électrique. C'était le retour du sanglier, on en avait manqué pendant l'occupation. Soit que les Ardennes dévastées... ou peut-être les Allemands qui envoyaient tout à leurs épouses... « Enfin, bref, je me souviens : ma première sanglier extra-dur, c'était juste pour le retour des déportés. Et puis on s'est mis à les refaire, presque comme avant 1914, plus longues, seulement pas en os cette fois, l'introduction des matières plastiques, naturellement ! Avec le développement de ce genre de production, il fallait bien que les objets usuels se missent au pas... C'est joli, la mienne est d'un violet clair, enfin, mauve, zinzolin... c'est transparent, et il y a une fossette au milieu du manche où tu appuies le doigt quand tu te frottes les dents, ça s'incurve un peu... Non, maintenant, on a abandonné le système de rechange, toute la mode est dans le manche, et on recommence à les jeter, les brosses, il faut dire que c'est meilleur marché que les en métal... Quand tu auras fini de glousser ? On a pris l'habitude de jeter le manche avec la cognée. Tu comprends, c'est le caractère de l'industrie contemporaine... rien n'est fait pour durer... Le bon marché des objets n'est qu'une prime au changement. On a tout de suite l'air d'un vieux monsieur parce qu'on a un pantalon avec un pli, mais enfin, les costumes, c'est plus une affaire. Les brosses à dents...
– Tout cela ne m'explique pas, – dit Caroline, – pourquoi tu ne t'es jamais marié ?... »
Il tourna la tête, bougea un peu dans le fauteuil dont le bras craqua doucement, regarda vaguement ce que sa belle-sœur appelait stupidement la salle de séjour, dont il ne put s'empêcher de penser que les meubles en tubes dataient comme une brosse à dents de 1950, son œil passa d'un haut-parleur à l'autre de la Hi-Fi, et se porta vers la fenêtre qui ne pouvait pas s'ouvrir comme une honnête fenêtre, mais qu'on levait avec un tourniquet, pour se perdre dans le jour d'hiver où déjà, d'en dessous, montait le reflet de l'enseigne lumineuse du chemisier.
« Et comment crois-tu, ma Caro, qu'on va les faire, les suivantes ? Parce qu'il faudra bien inventer quelque chose... à la fois pour faire marcher le commerce, et puis pour amuser un peu les gens... Écoute, Mademoiselle, quand je te parle, tu pourrais bien ne pas te coller le transistor à l'oreille ! »
Mon Dieu, qu'elle est jolie, cette petite ! Elle s'est levée dans les coussins qu'elle avait jetés par terre et c'est sur le ton de l'indignation qu'elle s'est écriée : « Tu es un monstre, Monsieur, si tu veux savoir, un monstre ! » Il vit une fois de plus comme elle avait ce drôle de petit espace entre les incisives médianes d'en haut. Juste comme la fente sur les brosses à rechange, dans le cercle qu'on écarte... Il pensa aux garçons avec lesquels elle sortait. Et justement elle dit : « Mon oncle, quand tu étais jeune homme... c'est vrai qu'on portait des bretelles, comme tout le monde maintenant ? »
Alors ils parlèrent bretelles et Damien fronça le nez, disant que la jeunesse d'aujourd'hui était réactionnaire : la suppression de cet ustensile ridicule, il la tenait pour un progrès, avec l'emphase sur ce mot, mais Caro disait que pas du tout, d'abord il y a bretelles et bretelles, et quand c'est sobre, ça fait homme, avec l'emphase en réponse sur ce mot. « Et ça te plaît, toi, que ça fasse homme, comme tu dis ? » Il croyait peut-être la faire rougir, elle répliqua : « Cette idée ! » Elle n'était tout de même pas pour les fixe-chaussettes ? Ça non, mais elle eut un regard vers les pieds de l'oncle, dont les « Derby » s'affaissaient toujours mollement vers le soulier, et commenta : « Du moment qu'il y a le lastex ! Bien que tu sais, ça manque dans le strip-tease messieurs... » Pure provocation de sa part : l'oncle se rassurait de l'idée que la petite parlait de ces choses-là par ouï-dire. Il prit un ton sarcastique, et légèrement protecteur : « Justement, mon petit, si tu fréquentais les boîtes de Pigalle, tu saurais que ces instruments du fétichisme fin-de-siècle y retrouvent un regain d'actualité... – Oh ! s'exclama Caro, tu ne vas pas me faire croire que c'est là que tu finis tes soirées, Damien ! Je ne t'y ai jamais vu... » La petite garce. Elle le rassura : « Oh, tu sais, on fait plutôt ça en famille... je veux dire avec les copains... d'abord les vêtements d'homme, c'est trompeur, il n'y a pas que nous qui trichons sur les seins... alors, ce jeu-là, ça permet mieux de choisir... »
Cette conversation, il n'y avait pas l'avantage. D'une part, il ne marchait pas, et de l'autre il ne voulait pas avoir l'air scandalisé. On se coupe si facilement de la jeunesse. À son âge, les jeunes filles, si on avait l'air de trop s'y intéresser, pour quoi est-ce qu'on passerait ? Aussi tenait-il à ses rapports avec sa nièce, sans pourtant y trouver la désinvolture qu'il aurait eue avec une fille qu'on n'a pas connue enfant. C'est tout de même une curiosité naturelle : le temps passe, mais on garde en soi le goût de la fraîcheur. Alors, il ne faut pas trop se regarder dans les glaces. Je suis plus à l'aise dans les brosses à dents... Il y revint.
« Tu sais... les brosses à dents... j'ai peut-être tort de tout expliquer par la production, la concurrence des marchandises... Il y a aussi là-dessous les théories qui se combattent... la stomatologie...
– Bien sûr, – dit Caro sur le ton le plus sérieux, – il vaut mieux ne pas mêler le marxisme à tout... »