Une histoire, une histoire, tout finit en histoire !
Henry Bataille
C'était un pauvre petit sans épaules, sans menton qui, faute de plaire, inventa de s'acheter une motocyclette afin de faire du bruit.
C'était une fille qui n'était ni belle ni laide, alors personne de longtemps ne la remarqua dans la poussière des jours entre son domicile et son bureau jusqu'à ce qu'elle eût passé l'âge pour lequel il se rencontre parfois des brutes !
C'était une ville où tout ressemblait à de la quincaillerie avec des étiquettes rouges. Un quartier sans cinéma ni putains, comme un vieux filet à provisions abandonné sur une chaise.
C'était une époque où l'algèbre avait fait des progrès fous, mais les mœurs en restaient à la preuve par neuf. Une époque de piétinements à attendre l'autobus, d'affiches pour des savons qu'on n'achètera jamais, de petites inventions ménagères à vous faire pleurer d'attendrissement dans des mouchoirs en papier, une époque où l'épingle était pour quelque temps encore à donation, quand déjà les sentiments dépassaient nos moyens. Et depuis longtemps les spécialités pharmaceutiques ne pouvaient plus être remboursées par la Sécurité sociale.
C'était un monde où rien ne vous isolait du vacarme extérieur, rien ne résistait aux clous enfoncés, rien ne supportait plus le lavage ou la reprise, et le cérémonial de mourir était si coûteux qu'on préférait tout de même vivre. Fût-ce comme une pince à linge sur un fil de fer.
Vivre à petits pas, avec l'ascenseur en réparation, le toit qui coule, tout qui tient par des bouts de ficelle, et des gens dans la rue à croire que les hôpitaux sont pleins. Des paquets partout, des paquets qu'on porte.
Les matins toujours en retard, le temps ouvrable à crier de longueur, les soirs hors de prix, pas le plus petit hasard la chance, et pour se dégourdir les yeux on aurait bien repeint les volets à la peinture abstraite, mais voilà, fallait l'autorisation du propriétaire.
Ô XXe siècle sur le retour, où les mots changent de sens comme de chemise, et pourtant n'arrivent pas à rattraper les faits, ô soixante centimes d'avant le millénaire, menue monnaie d'une existence qui ne ferait pas de quoi t'envoyer un schnaps à supposer que tu en aies l'envie ! Ô XXe siècle ébréché, chère soupière qui survit aux assiettes creuses ! Un jour on le mettra dans les musées comme un ticket de métro, un jour il sera plus incompréhensible aux nouveau-nés qu'un fixe-chaussette à la patte d'éléphant, et son vide-ordures sera le Scamandre d'une Iliade à fermeture Éclair. Ô XXe siècle... Une histoire ! Mon cheval pour une histoire !
Après quoi, ce gamin crut remédier à la misère du menton par le collier de barbe, mais bernique : et le poil s'en allait avec le maxillaire. Il se frottait tout justement la désillusion des mâchoires, lorsqu'il aperçut la demoiselle sur le point de se laisser couler vers la cinquantaine, et la trouva touchante, et se mit à espérer qu'elle ne chicanerait pas sur l'épaule, n'ayant elle-même rien, la cuisse ni le sein, qui pût valablement retenir le regard.
Mais comment eût-elle compris que ce gamin, dont il serait indécent de dire qu'il eût pu être son fils, parce que pour être le fils de quelqu'un il faut que celui-ci pendant un petit quart d'heure ait été deux... comment eût-elle compris que ce gamin pouvait brusquement réduire à sa pointure ses prétentions d'escarpin ? Elle n'entendit que la moto, et rien de ce divin vacarme d'un instant dans l'œil au bout du compte désespéré qui se posait sur elle, rien de ce calcul sans données, de ce banco du malheur, de ce quitte ou double de la solitude, rien de ce poker aux mains vides, de cette enchère au laissé-pour-compte, qui faisait d'elle un déchirant prêt-à-porter, rien de cette résignation de l'homme qui change en rêve l'abandon de son rêve, rien de leur tragédie à eux deux, pas même sa petite lueur d'obscénité passagère ne pouvait l'atteindre, elle... et lui déjà tournait la tête, habitué, mon Dieu, habitué comme on s'écorche à cette sensation d'éclipse, une fois de plus, d'avoir regardé une femme pour rien. Vous demandiez, je crois, qu'on vous dise une histoire ?
Puisqu'il avait acheté, longuement payé des miettes de sa vie, ce triste moineau, après avoir bien hésité sur la marque et le prix, les modalités d'échéances, et la phrase imitant ce qu'elle décrit rejette au bout d'elle-même le complément direct et dérisoire, sa moto... puisqu'il s'était comme on dit sans l'entendre fendu, verbe atroce et pareil à la bouche sans dents, fendu de cet engin, qu'on m'en passe l'argot pathétique, il serait, n'est-ce pas, naturel que cet objet puant ici, dont j'ai de longue main dans ces phrases de désordre, au bord d'un trottoir, à l'arrêt d'un tram, ou peut-être, ô destinée, entre les clous, combiné la rentrée, fît, l'objet, sur cette chair inutile au rabais habillée à l'Uniprix symbolique des économies quotidiennes, le bond de bête carnassière qui mord la carcasse ou la fesse à défaut de baiser la colombe, et réduisît à l'involontaire assassinat ce vague souhait indistinct qui soulève la mendicité déçue, et tout de suite résignée à l'échec, de notre jeune mal-barbu dont le désir fout le camp comme le menton ?
Ou, pour me résumer, ne faudrait-il pas, afin que ceci soit une histoire, à défaut d'écraser Madame, que notre héros, comme dit de Julien Sorel Stendhal, la renversât dans le ruisseau, et qu'elle en eût au moins du péroné fêlure ? Et ce n'est peut-être ici que l'entracte où, dans votre innocence anthropophage, vous allez demander à la vendeuse un eskimo-framboise afin de donner air de fête à cette un tantinet languissante soirée, où qui sait le grand film en seconde partie...
Mais non, vous qui passez cette ligne dantesque, ici perdez, lecteurs, toute espérance ! La moto de ce garçon mesquin d'épaule et peu prognathe a fait la nécessaire et stupide embardée réflexe, évitant sa proie, qui en est quitte pour la peur. Il est passé, le jeune homme sans charme, et si tapageusement que la logique y perd son latin, ces pages leur sens, et même cela, pauvre fille, lui aura donc été refusé. Elle n'aura même pas été bousculée par ce vieux mioche pâle et peureux qu'elle n'a pas vu. Si j'apprêtais déjà la plaie et la boue, et la panique dans ce ventre de puceau d'avoir jeté la passante à terre, si je faisais converger toute cette banlieue des choses, et ce calendrier de nos douleurs, et la mesquinerie énorme des bibelots et marchandises, si... ah ! si...
Or, vous n'en avez pas plus que moi plein la tronche de l'automatique déclenchement des propositions circonstancielles, ni du balancement obligatoire des compléments dito, dans le vide bavard de la bouche, ah vous n'en avez pas plus que moi la moustache irritée et la gencive torve, enfants qui m'écoutez et subissez ma prose !... Une histoire, une histoire !... Vous ne demandiez rien que cet enfilement de gestes, de pensées, par quoi se déroule entre d'imaginaires personnages le film des événements imaginés. Et s'il n'en reste qu'une à la fin, que ce soit cette histoire, ainsi que des prémisses découle à la satisfaction de l'esprit un raisonnement et un seul, et que ce garçon de peu de menton à cette demoiselle défraîchie au moins casse la cheville, à défaut de plus viril exploit ! Non pas que vous n'eussiez préféré un hold-up, un crime parfait, ou la musique sérielle de quelque aventure où soit réinventé de fond en comble le plaisir de l'homme et de la femme, non, certes, et lassés que vous soyez pourtant des récits de surhomme, vous auriez peut-être, à la rigueur, accepté de moi dans quelque terrain vague que je tinsse la chandelle à six ou huit gaillards s'envoyant l'ingénue...
Mais que je vous aie en ce lieu fait venir de la banalité contemporaine, y disposant au coin des propositions principales, au creux poplité des parenthèses, à la charnière des diversions, le bric-à-brac d'un couple anonyme et des ustensiles que met l'industrie à la portée variable des bourses, là, je vous vois venir, ainsi qu'à la fin d'un spectacle au-delà des forces humaines supporté par un public qui garde malgré tout respect des acteurs, disant de leur mieux le rôle insane qu'on leur assigna, des musiciens qui jouent en mesure la cacophonie du compositeur, des danseurs dont la jambe innocente ne saurait répondre de la chorégraphie démentielle... et vous allez me tuer de clameurs, de noms de protozoaires, de trousseaux de clefs et de transistors si je n'invente pas sur-le-champ la justification de ce qui précède, si je ne fais pas feu d'artifice de la moto, des rêves déçus et de l'absence de menton, si je n'en lie pas avec le fil de fer de l'anecdote les tiges hypothétiques en un bouquet classique au trou du souffleur qui vient saluer et mourir. Mais qu'importe ! J'aime les hurlements d'une salle indignée, et le pompier s'élance et l'ouvreuse frémit. Une histoire, une histoire, n'en fût-il plus au monde !
Je me suis laissé dire qu'au Maroc les enfants faits à pleine lune sont cuits à point, rubis sur l'ongle et bien ourlés. N'avez-vous pas remarqué par la fenêtre ouverte la lumière de cette nuit qui règne ? Tout a pris la beauté parfaite du macadam, le poli du plexiglas, un air de youggourth à minuit. Nous sommes passés par la porte suburbaine du rêve en plein slalom de l'imagination. Impossible de reconnaître, entre les mots évités, ce jeune homme aux épaules vastes comme la connerie, dont le menton péninsulaire prend un tour scandinave aux sports d'hiver et l'effronterie enfin ne se pourrait comparer qu'aux Grandes Invasions. s'il n'était monté sur une motocyclette dont le bruit est si doux que je m'en retrouve à Charabotte au pied de la cascade, s'il ne chantait pas un air d'ukelele qu'un dimanche d'antan j'avais déjà rencontré sur un terrain de football, s'il ne s'était pas mis à la boutonnière la ravissante fleur de la timidité, je n'aurais jamais en lui deviné le Don Juan mental dont la fille qu'il n'a point écrasée attend sous l'organdi bleu pâle de l'alcôve chaque nuit que Dieu défait l'hypothétique visite. Vous voyez bien, Seigneur, que rien n'est comme il paraît, les pieds vont nus, tout leur est mousse, les lits ne sont faits que d'aimer, les mains qui cherchaient se rejoignent. Il n'y a plus nulle part de stylo dont soit le capot tombé sous la table. Il n'y a plus de gants impairs, plus d'écriteau complet à la caisse de la vie. Tous les miroirs sont mûrs pour le portrait d'un autre, tous les cheveux sont pleins d'oiseaux, les bras chantant d'une eau de Seltz, les baisers ininterrompus. Voici l'heure où toute chose s'ouvre en fruit partagé... Le commissionnaire aussi redégringole quatre à quatre l'escalier de service une fois le carton déposé.
Comment ? On ne s'entend plus. Vous dites ? Vous disiez ? « Une histoire, une histoire ! » Il n'est d'histoire qu'à se perdre et si c'est ainsi, bon, je brise la lampe pigeon d'Aladin, je troue le tapis volant, je mets le feu à la guitare. Allez-vous-en, allez-vous-en, vérificateurs des poids et mesures qui sous la dent craquez mes paroles pour en découvrir le noyau : l'histoire, je me la raconte, et tous je vous renvoie chez vous, oreilles de singes ! perceurs de songes ! mireurs d'œufs ! Que pourriez-vous obtenir de moi, sauf que je me taise, et quand je me tais, je vous trompe encore, je mens comme jamais dans ce que j'entends seul. Et tes ratés couvrent leurs cris, mon beau vacarme, ô ma moto, mon âme ! Il n'y a pas besoin de fées pour qu'il y ait des fées. Il n'y a pas besoin de forêts qu'en moi le rossignol chante. Il n'y a pas de marteau qui plus que mon sang cogne fort. Et toute histoire est mon histoire, où mon cœur se mange à belles dents.