Par où commence l'histoire. C'est comme la casserole : la poignée ou le truc où ça cuit ? C'est-à-dire l'homme ou le feu ?
À propos du feu. Trois ans qu'on cherchait à se débarrasser d'un contrat d'assurance contre l'incendie. Pour la maison de campagne. Parce qu'on en avait passé un autre, de contrat, lui tous risques avec une autre compagnie. Les Pare-feux réunis, la première.
D'abord on oubliait d'écrire. Puis on ne savait plus. Laquelle garder. Où on l'avait mis, le contrat... Le temps passait, les feuilles pleuvaient. Finalement, et d'ailleurs pas si finalement que ça... Je veux dire qu'on payait encore une fois, puis. Alors. On est passé chez le notaire. Un notaire de là-bas. Par qui on l'avait achetée, la maison. Je vais vous arranger ça. Encore une note, on se dit il faut ce qu'il faut, de temps s'entend. Les trimestres. Les feuilles. On est retourné chez le notaire. Il a consulté ses papiers. Je vais vous arranger ça. Arrange, mon bonhomme. De fil en aiguille... ça n'a pas fait deux ans, mais trois.
Et puis voilà la lettre. Police « Incendie » no 9 427 452 : Nous avons l'honneur de vous informer que sur la demande de Me INFANTICIDE, Notaire, et en accord avec votre Assureur Conseil... etc... nous acceptons de résilier la police en cause à compter du... Par la présente lettre, TENANT LIEU D'AVENANT, nous venons vous en donner acte. Néanmoins vous restez redevable du solde de la prime du 6 janvier 1965 au 6 janvier 1966, de F. 3,41. Nous vous prions donc de nous adresser cette somme sous quinzaine AU PLUS TARD...
Bon. En tout cas l'histoire commence par là.
Je suppose un Personnage, de quel âge ? roux, poivre et sel ? En tout cas qui a une police d'incendie et voulait s'en débarrasser. Deux ans qu'il n'y parvient pas. Non, trois. Ne croit plus à l'efficacité de Me Infanticide. Commence à se demander si ce n'est pas un système pour le faire continuer à payer les feuilles trimestrielles.
Mais F. 3,41, ça le révolte. Ce sont les F. 3,41 de trop. Depuis trois ans qu'il ne veut plus payer. Et dans les quinze jours encore, sous quinzaine (tu parles de véranda !). Avec ça, au mois d'août. Les vacances. On aurait le droit d'être en Engadine, ou beaucoup plus loin, un de ces pays où les lettres ne parviennent pas quand on les fait suivre. Une île, et il n'y a que le courrier par avion qui arrive.
Le Personnage, il n'a pas envie d'écrire un chèque de F. 3,41. Il demande par téléphone l'envoi d'un encaisseur qui toucherait sur place cette somme.
Les Pare-feux réunis s'étonnent, mais ne réagissent pas. On ne va pas déplacer un encaisseur pour F. 3,41... des fois ! Ils les attendent, leurs francs trois virgule quarante et un (probablement centimes). Ne les reçoivent pas. Sous quinzaine considèrent alors que leur lettre ne tient plus lieu d'avenant. Réclament leurs F. 3,41. Signifient qu'à leur défaut la résolution n'a pas lieu. Trois mois se passent. Un avis pour la prime suivante parvient au Personnage. Il se fâche. En étouffe. Téléphone : son interlocuteur n'y comprend rien, je veux dire goutte, lui passe quelqu'un d'autre qui n'est pas au courant, ne comprend pas plus, je veux dire que goutte, enfin pas moins, et le transmet à une Haute Personnalité de la Compagnie. Celle-ci, la Haute, avec une grande politesse, mais une certaine fermeté, résume la situation, la position juridique des Pare-feux réunis : ou nos F. 3,41 ou vous restez assuré chez nous. Et d'ailleurs il ne s'agit plus seulement de F. 3,41, vous nous devez la prime suivante plus F. 3,41.
Alors le Personnage explose. Il dit n'importe quoi, et par exemple : « À la fin, j'en ai assez, je n'ai pas été condamné à cotiser chez vous. Et supposez simplement, j'en ai bien le droit, que j'aie l'envie de foutre le feu à ma cabane, hein ? Je ne veux pas être traîné devant les tribunaux comme ayant cherché à toucher les indemnités de l'assurance... »
Ce sur quoi, la Haute Personnalité raccroche.
Une série de phénomènes anormaux. Le téléphone qui se détraque. Des gens qui appellent un faux numéro en quantité peu vraisemblable. Le passage chez la concierge de deux gaillards inquiétants, qui posent des questions sur l'éventualité de visite chez le Personnage de ressortissants marocains ou tchécoslovaques, je ne sais plus trop. Un réparateur qu'on n'avait pas convoqué, un plombier qui te vous roule des hanches, envoyé, paraît-il, par le gérant pour vérifier les conduites d'eau. Il s'attardait. Sentait le patchouli ou autre chose. Le Personnage n'ayant plus le temps sort pour des affaires à lui, comme on en a à son âge. Quand il revient, il voit, dans sa chambre, une paire de pieds qui s'agitent dépassant sous le lit, le pantalon remontant, si bien que ça montre les mollets. Rasés. Probablement un cycliste. Non, c'est le plombier. « Qu'est-ce que vous foutez là, mon garçon ? » Lui s'indigne : « Monsieur, je ne fous rien du tout, ce n'est pas mon genre... » Ah, bon, mais encore ?
Il prétendait déboucher la canalisation. Sous le lit ? Vous vous payez ma gueule ? Allez, allez, déguerpissez ! Il a déguerpi en maugréant. Le Personnage d'abord, n'a pas songé à regarder sous le lit. Il était fatigué, il s'est jeté sur le pieu, à peine ayant laissé tomber son veston, les manches à demi retournées... C'est au réveil qu'il s'est dit, et alors, il s'est mis à plat ventre, a regardé sous le sommier : pas eu de mal à dénicher le micro. Nom de Dieu, quel intérêt a ce plombier à savoir ce que je pense dans mes draps ?
Les représentants de commerce se multipliaient. On n'avait jamais tant offert à notre homme d'appareils à crédit ou de collections reliées des œuvres du Cardinal de Retz ou de Casanova de Seingalt. Des occasions mirifiques. Des trucs électroniques. Des objets dont l'attrait résidait dans leur inutilité parfaite. Des albums illustrés avec de charmantes personnes qu'on pouvait ouvrir pour voir les organes. C'est éducatif, vous n'avez pas d'enfants ? Si ça ne vous plaît pas j'ai aussi des modèles masculins ! Non ? Tant pis. Dites donc, ça va. Mais si vous préférez, j'ai aussi des trucs en caoutchouc, très commodes en voyage. Mon petit, je vous conseille paternellement de remballer votre marchandise, et puis vous la voyez, la porte ? Ah bien, bien, si vous êtes si susceptible, Monsieur, je m'excuse.
La porte claquée.
Tout de même quand ce mal rasé s'est amené, poussant le Personnage, pour regarder dans les coins, on ne sait pas ce qu'il cherchait, et qu'il a montré sa carte de police, les choses sont devenues un peu plus claires. Dites donc, à la fin des fins, qu'est-ce que vous voulez tous ?
Lui furetait. Tous, il dit, je ne sais pas... il y en a eu d'autres ? Ah, c'est toujours la même chose, on me coupe mes effets. Et là-dessus, voilà qu'il s'exclame : « Ah, je la tiens ! » Qui ça, l'autre demande. Le quidam avait poussé son pouce et son index, je ne vous dis que ça comme spatule, dans un petit pot de cloisonné bleu, cadeau d'une dame assez brune, avec des dents irrégulières. Le détail importe peu. Mais l'intrus avait retiré de là une simple boîte de suédoises, et il l'élevait en l'air : « Ah, je la tiens ! » Il la tenait, oui, et puis après ? Ce sont des allumettes. Il triomphait : « Des allumettes ! parfaitement, eh bien, mon gaillard ! »
Le Personnage n'arrivait pas à comprendre, mais quand l'homme a prétendu s'en aller avec la boîte, tout d'un coup ça l'a flanqué en rogne. Le sens de la propriété, pas. Dites donc, vous, posez-les sur la cheminée, MES allumettes ! L'autre ne voulait rien entendre, il a écarté le maître de maison d'un revers puissant de son bras droit, les allumettes dans la main gauche, et ne s'est retourné qu'une fois sur le palier, gouailleur : « Je la tiens ! » La, qu'est-ce qu'il voulait dire ? Il descendait déjà l'escalier. Le Personnage s'est penché sur la rampe, la quoi ? qu'il gueulait. Et le bonhomme déjà un étage plus bas se retourne, brandit la boîte entre le pouce et l'index : « La pièce à conviction, mon gaillard, la pièce à conviction ! »
Le développement de l'histoire veut que le Personnage soit appelé d'abord au commissariat du quartier. Où le type qui l'a fait longuement attendre, s'étant fait les ongles, les ayant taillés, derrière sa balustrade, se tourne vers lui, et lui montre quelque chose qui traînait sur son bureau : « Vous reconnaissez ça ? » Les suédoises. Mais qui prouve que ce sont les mêmes ? Des suédoises, on en trouve dans tous les tabacs. Le fonctionnaire plisse un nez soupçonneux : « Vous fréquentez les bureaux de tabac ? – Ça dépend ce qu'on appelle fréquenter, parce que... – Dites donc, vous, pas de cochonneries, hein ? Quand je dis fréquenter, je dis fréquenter, il ne s'agit pas des poules... »
Pourquoi, des poules ? Ça se dit plutôt d'une jeune fille, ou enfin presque.
« Je vous demande si vous reconnaissez ça ? Répondez par oui ou par non ! »
Alors, c'est comme un plébiscite ? Il aurait fallu savoir ce qu'il appelait reconnaître. La nature de l'objet, son usage, ou tout simplement une boîte d'allumettes précise, celle-là et pas une autre, précisément celle que l'autre jour, l'autre... Mieux valait avouer. Et si je la reconnais, cette boîte, alors...
« À partir de ce moment, chaque mot que vous direz pourra être utilisé contre vous, prenez garde à ce que vous... À moins, c'est votre droit que vous exigiez la présence d'un avocat ! » Puisque c'était son droit, il l'a exigée.
Quand il eut été mené au Palais, avec les menottes, et rien ne servait de protester, le Personnage comprit peu à peu qu'une plainte avait été déposée contre lui, par qui ? Rien ne permettait de le dire, mais enfin ça devait avoir affaire (à faire ?) avec le plombier. Ou avec le placier en coupe-cigares. Ou le mal rasé. Ah mais, j'y suis. Cependant il ne peut avoir aucun éclaircissement avant de se trouver dans le cabinet du juge ; avec son avocat. L'avocat lui disait, vous feriez mieux d'avouer, et comme lui n'arrivait pas à comprendre, il soupirait : « Des clients comme ça, quelle misère ! Parce qu'enfin, qu'on ait trouvé chez vous une boîte d'allumettes, ce n'est pas très grave. Il y a un tas de gens dans ce cas-là. On dit des suédoises, mais c'est de la régie française... alors ! Vaut mieux reconnaître tout de suite. » Le Personnage, ça lui paraissait drôle. Au vrai, il n'était pas sûr que c'était la même boîte, mais puisque ça leur faisait plaisir. Une boîte neuve d'ailleurs. Quand on la lui tendit, elle était bien légère. Il l'ouvrit. Il ne restait plus que deux ou trois allumettes. La mienne était pleine, dit-il.
« Il faudrait le prouver, dit l'enquêteur, et puis quand vous l'auriez prouvé, qu'est-ce que ça prouverait ? »
C'était vrai, qu'est-ce que ça prouverait : « Le hic est là, dit le grand inquisiteur, dans notre métier, il ne suffit pas de trouver des preuves, faut encore savoir ce qu'elles prouvent, ces preuves. Si vous croyez que c'est facile. Par exemple, si la boîte était pleine, on pourrait se dire ou bien, c'est qu'elle n'a pas encore servi, ou bien qu'on l'a remplie, après, pour empêcher qu'on sache combien d'allumettes ont été employées ? Vous voyez ce que je veux dire. Remarquez, j'ai très bien connu M. votre Père, quand vous étiez tout, tout petit, ça m'incline à l'indulgence, mais. »
Là, le Personnage a fait une gaffe. Il a dit : « Vous avez connu mon père ? Dans ce cas, vous seriez gentil de me le présenter, parce que ma pauvre mère n'a fait que l'entrevoir... » Alors l'enquêteur se fâche. Si ce n'est pas une honte dans votre situation d'aggraver ainsi votre cas par des propos indécents concernant Mme votre Mère qui a pu avoir une erreur de jeunesse, mais qui, à l'heure qu'il est, pleure dans son petit village du Morvan sur le déshonneur de son fils.
« Un petit village du Morvan ? » dit le Personnage. Mais on ne lui laissera pas prétendre que sa mère dort depuis dix ans au cimetière de Thiais. Cela dépasserait la mesure !
Si je comprends bien ce qui s'est passé, le Personnage après une période de surveillance a été arrêté et inculpé d'incendie volontaire. Mais qu'a-t-il donc incendié ? Quand il le demande, on lui rit au nez, il a vraiment du toupet ! Ce n'est que très longtemps après le début de l'instruction qu'il finira par apprendre que c'est à sa propre maison qu'il a mis le feu, dans les Yvelines. D'abord sa maison est dans l'Essonne, mais là n'est pas la question. Si sa maison a brûlé, il faut qu'il y aille voir les dégâts... d'ailleurs il est assuré.
« Nous y voilà, dit le juge d'instruction, vous voulez estimer vous-même ce que vous doit l'assurance... »
Ce magistrat est plein d'arrière-pensées. En quoi nous y voilà-t-il ? Il ne dit pas. Cela va de soi pour lui, tiens. Et si le Personnage a l'air de ne pas comprendre... Je n'entrerai pas dans le détail.
En gros, la police a été saisie d'une plainte de la Cie d'Assurances Les Pare-feux réunis, touchant l'aveu inconscient qu'un de ses clients lui avait fait d'incendier sa propre maison de campagne dans l'Essonne... mais non, dans les Yvelines... afin de toucher la prime. On avait surveillé le suspect, mais il faut croire, pas assez sérieusement, puisqu'une nuit la bicoque avait flambé. Aussi le Personnage avait-il été arrêté au saut du lit. Ah, ah, on vous tient. Mais pourquoi ? disait-il.
S'il avait lu les journaux du soir, il aurait appris qu'il était un pyromane. Mais voilà : on ne lui avait pas donné les journaux du soir.
Ici, l'affaire va s'envisager tout autrement.
Parce que, si le Personnage ignore qu'il a mis le feu à sa maison de campagne, il y a quelque chose qui ne colle plus.
Or on a mis le feu à sa m... et alors qui ? Cherchez à qui le crime profite. Il est évident qu'en dehors de lui cet incendie n'est de l'intérêt que des Pare-feux réunis. Comment ?
Comme ça.
Le juge est à cent lieues de songer que le coupable pourrait être l'indicateur qui l'a mis sur la piste du Personnage. C'est-à-dire la Haute Personnalité de la Compagnie. Ou sinon ladite, du moins quelqu'un de son entourage, de sa maison, agent, comparse, téléguidé ou jouet de sa propre imagination : parce que, si l'on y réfléchit, l'Assurance-Incendie pourrait bien faire naître dans ceux de qui elle a envahi les préoccupations, la vie quotidienne, une certaine obsession du feu – mais une perversion criminelle. On sait déjà qu'un grand nombre de pyromanes ont été découverts parmi les pompiers : comme des généraux qui pour un rien déclencheraient bien une guerre, ces braves gens brûlent de se distinguer, de se dévouer, d'être héroïques et les incendies ne sont pas assez nombreux pour meubler tout leur temps d'une réalité, aussi rêvent-ils à des exploits, qui peu à peu les envahissent au point d'en provoquer la chance.
Mais qui pourrait donner corps au soupçon, faire naître l'hypothèse dans l'esprit un peu ingénu d'un magistrat ? Il y a plusieurs possibilités. Un pompier par exemple, raisonnant par analogie avec les troubles dispositions qu'il découvre en lui-même, et peut-être pour se détourner, alors qu'il en est encore temps, de la tentation qu'il sent croître. Ou n'importe qui. Un romancier, un pourquoi pas ? Un philosophe. Une dame qui avant l'âge a passé l'âge d'aimer... un professeur de grec dans une petite ville de province qui voit venir l'époque où ses connaissances ne seront plus sollicitées par l'État... que sais-je ? Le désœuvrement moral peut faire fleurir dans des têtes diverses les solutions hypothétiques de problèmes disparates. Il y a des bricoleurs de l'esprit, qui n'ont pas besoin du dimanche pour tomber dans l'étude, et la pratique, des monstruosités.
L'idée que la maison du Personnage dans les Yvelines, non dans l'Essonne à moins que ce soit le contraire a été réduite en cendres par quelqu'un d'autre que son propriétaire n'est-elle pas, d'ailleurs, toute naturelle ? Et, comme le génie, elle peut pousser où elle veut. Souffler, on dit.
Cependant, ce qui réduit le nombre des pyromanes à cet attentat contre la propriété rurale, c'est qu'il faut encore, premièrement, qu'ils aient eu connaissance des faits, je veux dire de l'incendie, de l'arrestation et de l'inculpation du Personnage, de l'origine de la dénonciation, de toute évidence la Haute Personnalité des Pare-feux réunis, laquelle a seule entendu le propos imprudent du client irrité au téléphone... mais encore ! S'il a fallu que la Haute Personnalité ne garde pas ce propos pour elle seule, elle ne s'en est pas nécessairement empressée de le transmettre au juge d'instruction ou à la police : elle a pu s'en soulager auprès de n'importe qui. Et ce n'importe qui-là, aussi bien que quelqu'un de la Compagnie, peut être un ami, sa femme, une vague connaissance, un voisin de table au café, enfin le champ des incendiaires s'élargit...
Il s'agit donc de faire un choix.
Une autre donnée ici s'impose.
Le suspect a dû se déplacer dans la nuit de l'incendie pour se rendre dans l'Essonne ou les Yvelines, et déjà le doute qui existe dans notre esprit sur l'exacte situation de la maison incendiée, rend difficile aussi de situer le pyromane. Si c'en est un. Parce qu'après tout si les probabilités plaident pour un maniaque qui n'en est pas à son coup d'essai, il faut tout de même reconnaître que le boutefeu pourrait avoir, à cette occasion, cédé pour la première fois à un penchant auquel il avait jusque-là résisté, ou même qu'il ne pourra être considéré comme un pyromane qu'après son éclatant début, par la répétition de l'acte, tout à fait de hasard, qu'il aurait initialement commis dans les Yvelonnes, je veux dire dans l'Essine. Toute chose a un commencement. Un jour notre mystérieux criminel sera peut-être appelé à reconnaître sa culpabilité, à l'occasion d'un bureau de tabac en flammes, ou d'un théâtre, ou d'une bâtisse quelconque, et ceux qui auront reçu sa confession auront beau faire hâte, ils n'arriveront pas à temps pour innocenter le Personnage, qui se sera la veille ou le jour même pendu dans la cellule où l'auront confiné un jugement rendu sur les apparences, et une accusation un peu forcée dans ses termes à partir d'une simple boutade téléphonique.
Ce qui nous ferait pencher pour attribuer la responsabilité de cette horrible tragédie à la Haute Personnalité et ainsi de suite, c'est que cela réduit les possibilités d'erreur. Primo, la H.P. a entendu directement la phrase imprudente. Secundo, elle possède toutes les données du problème ou peut se les procurer sans éveiller l'attention : le dossier de l'assuré, les correspondances qu'on lui a adressées, et par conséquent sa ou ses adresses, à Paris et à la campagne. Tertio, une H.P. ne peut pas ne pas avoir une voiture automobile. Sans doute, cela pourrait supposer la complicité du chauffeur. Mais n'arrive-t-il pas que, pour des raisons diverses, l'adultère par exemple, ladite H.P. préfère conduire elle-même sa voiture ? En tout cas, rien ne s'y oppose.
Cela devient de plus en plus vraisemblable. D'abord parce que l'impunité assurée constitue une tentation comme irrésistible aux infractions de la morale et de la légalité. La situation de P.-D.G. d'une compagnie d'Assurance-Incendie donne au pyromane, débutant ou invétéré, le maximum de chances de n'être pas soupçonné. Je sais bien que si par système on se met à soupçonner tous les gens insoupçonnables, on n'en a pas fini. Il faudrait commencer par le Président de la République. Mais permettez-moi de me faire l'avocat de celui-ci : il a sans doute tous les moyens de connaître les dessous d'une affaire qui est entre les mains de la police ou à l'instruction, et le personnel nécessaire à débrouiller l'adresse, même compliquée par le découpage récent des départements, de la maison incendiée. Mais, outre qu'il peut s'amuser à des feux plus spectaculaires, il y a une difficulté sérieuse : ses déplacements ne passent pas inaperçus, et pour une fois qu'il a réussi à s'esquiver sans qu'on sache où il était allé jouer aux billes avec d'autres petits garçons, sa disparition avait amené quelques réactions dans le pays, on ne peut pas croire qu'il recommencerait si facilement que tout ça. Évidemment le Grand Chancelier de la Légion d'Honneur, l'Archevêque de Paris, plusieurs académiciens de ma connaissance sont si parfaitement au-dessus de tous soupçons qu'on pourrait les soupçonner. Il y en a qui feraient de si jolis pyromanes qu'il me faut bien de la vertu pour ne pas jeter leur nom dans la conversation. Enfin ! (soupir).
Nous nous en tiendrons donc à M. le Président-Directeur Général des Pare-feux réunis qui représente à la fois toutes les caractéristiques nécessaires pour être soupçonné, et un caractère non officiel à la fois et anonyme ou presque, qui enlève, tout en lui laissant peut-être un vague soupçon d'anticapitalisme, l'aspect politique désagréable que prendrait ce récit s'il se mettait à faire, par exemple, du Chef de l'État ou d'un prélat guetté par la pourpre cardinalice, l'auteur d'un petit incendie de rien du tout dans la grande banlieue parisienne.
Nous restons ainsi dans les limites du vraisemblable qui est, on ne le répétera jamais assez, le domaine et la matière même du roman.
Policier ou pas.
Mais précisément parce que nous nous en tenons au domaine du vraisemblable, il va sans dire que, si tentant que cela soit, le dénouement heureux de cette histoire, c'est-à-dire l'innocence du Personnage reconnue, la pyromanie de M. le P.-D.G. des P.F.R. établie, son arrestation ou son suicide préalable, relèveraient dans la société où nous vivons du pur et simple fantastique. Genre dont nous faisons tout notre possible pour demeurer à l'écart. Il faut donc y renoncer. Que la Haute Personnalité dorme en paix !
Dans ces conditions, l'auteur devra accepter sans chicanerie l'issue seule acceptable de son histoire : l'erreur judiciaire, laquelle depuis un siècle et plus a ses lettres de noblesse dans la littérature. Il est évident que c'est là une conclusion bien pessimiste, et contraire aux bonnes mœurs des romanciers. Qu'y peut l'individu nommé l'auteur ? Il est tenu dans les strictes limites du « nouveau réalisme », cette école d'aujourd'hui si prospère, si peu « contestée ». La mode de cette nouveauté-là veut que le roman finisse mal, ce qui est d'une nouveauté, j'en conviens, toute relative ; mais nous repose, au moins pour l'instant, de l'optimisme régnant d'hier, qui ne pourrait d'ailleurs aujourd'hui se terminer par ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants, ou, de nos jours, ce serait la catastrophe.
Dans le domaine du vraisemblable... (Ici on frappe à la porte, qui s'ouvre sans attendre la réponse, et c'est Maria, l'air inquiète, Monsieur... c'est la police ils disent ils viennent arrêter l'auteur... Un instant, j'arrive.)
Dans le domaine du vraisemblable, je disais, une solution aurait l'avantage de ne pas comporter d'implications sociales et politiques : ce serait que le pyromane soit l'inventeur de toute cette histoire, de la maison à brûler, de l'incertitude même de son adresse, des considérations destinées à détourner de lui les soupçons, à les égarer sur divers individus infiniment, je vous prie de remarquer l'adverbe, infiniment respectables, ou non.
Après tout, comme cela n'a pas de raison plausible de finir, autant, pendant qu'on y est, autant vaut arrêter l'auteur.
18 novembre 1968