Pendant le festival d'Avignon, à l'heure où le spectacle va commencer aux Cordeliers, pendant Télé-Soir, un message personnel est transmis, priant M. Hector Pellegrini, 47 ans, voyageant sur une Opel verte, immatriculée j'ai oublié, de revenir d'urgence à son domicile du Petit-Musc, Paris 4e. Le message est répété en fin d'émission. Un jeune homme qui s'exerce à retenir les choses les plus absurdes pour se préparer aux jeux radiophoniques remarque cette répétition, et tout d'un coup se souvient d'avoir vu ce numéro écrit sur la plaque d'une voiture effectivement verte, garée dans l'avenue, sur le terre-plein, non loin du théâtre. Quittant le bar où il écoutait les nouvelles, il se précipite, constate qu'il ne s'est point trompé, que l'Opel grenouille est bien au pied d'un platane, en conclut que M. Hector Pellegrini doit se trouver au théâtre, obtient non sans peine qu'à l'entracte le message entendu soit répercuté avec un haut-parleur, et constate qu'un spectateur se précipite vers la sortie, dans la direction de l'Opel verte et met son moteur en marche.
Comme le jeune homme s'approche et informe l'automobiliste du rôle qu'il vient de jouer, comptant sur une récompense, l'autre démarre brutalement, et bondissant de telle façon que le serviable informateur n'a qu'à se jeter de côté, et à le regarder s'éloigner avec stupeur, criant après le quadragénaire une paire d'injures du genre fils de pute ou enfant de cocu, sans que cela trouble le personnage.
Tout ceci est accompagné d'une description d'Avignon par une nuit chaude, dans l'atmosphère des soirées théâtrales d'août, et entremêlée d'une histoire destinée à égarer totalement le lecteur, par le moyen d'une conversation entre des gangsters préparant un hold-up dans une banque à Bordeaux. Sans compter diverses digressions théâtrales, où se mêlent l'idéologie hippie et la dramatique japonaise.
Nous retrouvons M. Pellegrini sur la route en train de chiffrer sur ce qui a bien pu se passer rue du Petit-Musc, où sa femme habite avec deux enfants en bas âge. Il ramasse un auto-stoppeur anglais, histoire de faire la conversation à quelqu'un. Mais ce personnage ne parle pas le français. Hector le dépose à Orange. Il conduit son Opel à une allure pour laquelle à vrai dire elle n'est pas faite. À plusieurs reprises, il rate de peu un camion, une Jaguar, un platane. Et traverse au milieu des coups de sifflet vers Montélimar un accident où trois voitures embouties et des blessés sur des brancards ne ralentissent pas son train. Si je savais seulement ce qu'Élisabeth a pu foutre ? dit-il en appuyant sur l'accélérateur.
Bon. Je ne décrirai pas la route de Montélimar à Paris.
Il y a tout ce qui peut passer dans la tête d'un homme, lequel, pour des raisons qui m'échappent, se trouvait au Festival d'Avignon, pendant que sa femme dont il est follement épris est restée avec ses jeunes enfants rue du Petit-Musc, et doit, vraisemblablement, être la personne qui a donné à la télé le message dont il a été atteint de façon inattendue. Une conversation à ce sujet avec le garçon d'un poste d'essence lui met en tête qu'il a dû y avoir un incendie à son domicile.
Il arrive à l'aube à la Porte d'Orléans, descend droit jusqu'au boulevard Saint-Germain, y tourne à droite, passe le pont Sully, écrase un clochard dans le Square Henri-Galli, et, ni vu ni connu, s'amène rue du Petit-Musc. Ceci n'est pas un film. On pourrait y adjoindre un couplet sur le lever du jour rive gauche, mais non, somme toute : puisque nous voilà déjà rue du Petit-Musc, c'est-à-dire sur la rive droite. Mieux vaut s'en tenir aux faits. Seulement les faits ne sont pas très solides. La concierge a vu passer M. Pellegrini qui lui a demandé : « Qu'est-il arrivé ? », n'a pas attendu la réponse et a grimpé l'escalier à une vitesse grand V. Elle en était encore toute étourdie, quand le locataire est redescendu, et lui a crié : « Vous ne pouviez pas me dire que ma femme était absente ? » Elle lui aurait bien dit qu'elle ne le pouvait pas, parce qu'elle l'ignorait. Mais il court déjà en direction de... Au fait, en direction de quoi ? Il faut croire qu'il avait quelques données sur ce qui avait bien pu se passer, puisqu'il n'avait pas repris sa voiture, s'était cassé le nez au bureau de poste, encore fermé à cette heure matinale, et s'était précipité au commissariat de police où on l'avait très mal reçu, à cause du caractère incohérent des propos qu'il tenait. Impossible de savoir de lui si les deux enfants sont toujours bien rue du Petit-Musc, ni s'il a trouvé à son domicile un message de Mme Pellegrini. Dans ces conditions, comment faire un rapport ? Sur quoi ? D'autant que la journée s'annonce chaude et les émissions météorologiques ne nous laissent aucun doute à ce sujet. Les propos que M. Pellegrini tient sur sa femme sont plutôt incohérents, mais ne permettent aucune déduction sur l'emploi du temps de cette dame. Le sergent de ville de garde qui est attendu chez lui, et n'a pas encore bien décidé s'il allait faire des jumelles à sa femme, marque quelque impatience à l'égard de ce particulier de qui on ne peut même pas tirer le nom de ses père et mère, non plus que leur lieu respectif de naissance. Il semble qu'il suspecte son épouse d'être parti pour Mers-sur-mer avec un individu doué, semble-t-il, d'un certain tempérament. Mais même cela n'est pas très clair, et surtout n'explique pas qui a envoyé le message-radio, à la suite duquel M. Pellegrini a quitté son fauteuil d'orchestre et s'est livré à des excès de vitesse. Ce ne peut pas être la concierge, les enfants ne sont pas encore d'âge pour une telle initiative, et ni l'un ni l'autre des compagnons d'escapade n'ont raisonnablement pu éprouver l'envie de mettre le mari au courant. Celui-ci d'ailleurs, saisi d'on ne sait quelle idée, s'est tout d'un coup jeté dans la rue avec une telle violence que l'agent de police en est persuadé que ce M. Pellegrini va commettre un meurtre. N'écoutant que son courage, il se lance sur ses talons...
On le retrouvera baignant dans son sang, à une faible distance du commissariat, sur la chaussée, mais il ne s'agit pas d'un accident d'automobile : un examen superficiel suffira à prouver qu'il a été tué par plusieurs balles de revolver tirées à bout portant sur la région cardiaque. Or, personne ne connaît l'identité du personnage qui vient de faire une brève apparition au commissariat, dont personne n'a entendu la conversation avec la victime, et dont on ne sait même pas où naquirent les parents. On aurait encore la donnée que tout ceci est consécutif à la transmission d'un message à la fin du journal parlé sur France-Inter, on pourrait remonter la piste, si pas tout de suite, du moins quand la presse locale du Vaucluse, arrivée à Paris, quelqu'un aurait pu y dénicher le fait qu'en Avignon la veille au soir quelqu'un ayant repéré la voiture décrite à la radio avait fait prévenir au micro du théâtre, un certain M. Pellegrini qu'il devait rentrer d'urgence à son domicile parisien, rue du Petit-Musc. Mais même alors toutes les questions se seraient à nouveau posées, y compris l'absurde supposition suivant laquelle l'agent de police tombé victime de son devoir était l'amant de Mme Pellegrini, partie pour Mers avec quelqu'un d'autre... Il est évident que le malheureux agent, à la dernière minute de service, avait dû être plongé dans une perplexité d'autant plus grande, que surmené par une nuit sans sommeil il ne songeait guère qu'à l'accueil conjugal auquel il pouvait s'attendre. Quelle idée avait alors pu le traverser ? L'inspecteur appelé sur les lieux essaye de se représenter les dernières pensées du défunt : celui-ci n'avait sans aucun doute rien compris à toute cette affaire, et donné sa langue aux chats...
SA LANGUE AUX CHATS ! L'inspecteur, ne voulant négliger aucune supposition, écarte les lèvres du mort, lequel a les dents serrées. Mais notre homme est doué d'une force herculéenne. Il les desserre, parvient à écarter les mâchoires, attire à lui la langue morte. Ah mais, ah mais ! Quelque chose, comme une inscription semble avoir marqué le muscle lingual dont il est de fait que les chats n'ont pas voulu. Qu'on me donne une loupe ! Cela prend un petit temps pour en trouver une : l'inspecteur alors, qui s'est montré perspicace, déchiffre une sorte de tatouage en creux sur l'organe considéré. Mais il tirait trop fort le muscle, ce qui déformait les lettres. Il se rend compte de son erreur, relâche légèrement sa prise, et voit dans le verre grossissant se reformer peu à peu les caractères, les mots, la phrase : En cas de décès suspect, arrêter aussitôt pour meurtre M. Georges Simenon, l'écrivain bien connu.
Ce qui est fait au saut du lit. Reste à prouver la culpabilité de l'homme de lettres. Il aura du mal à s'en tirer, car on ne peut pas oublier que l'accusateur était assermenté.
Tout s'est encore compliqué avec l'enquête, quand il a été établi que le message personnel transmis au Festival d'Avignon ne parlait pas d'une Opel verte, mais d'une Alpine bleue, dont le propriétaire habitait, non pas à Paris, rue du Petit-Musc, mais à Enghien, rue du Général-de-Gaulle, s'appelant d'ailleurs Levillain et non Pellegrini, confusion qu'il fallait d'abord s'expliquer, avant de remettre en liberté provisoire le coupable présumé. On n'a pas retrouvé la voiture, et on ne pouvait plus mêler à cette affaire le nommé Hector Pellegrini, qui était reparti, semble-t-il, en Italie. Le seul élément irrécusable était le cadavre, dont il eût fallu s'expliquer pourquoi et comment il s'était taillé cicatriciellement dans la langue une accusation qui ne semblait pas du tout fondée, l'écrivain ayant fourni trois alibis indiscutables, d'après lesquels il se trouvait simultanément à l'heure du meurtre à Biarritz, Montreux et Bourges. De toute façon, on ne pouvait guère s'en tirer qu'en classant l'affaire, et en considérant l'assassinat lui-même comme une erreur judiciaire, la victime comme un mystificateur ayant poussé un peu loin la plaisanterie.
Mais l'affaire prit soudain un tour politique, où était mis en question un haut fonctionnaire d'une puissance africaine. Dans ces conditions, on n'avait qu'à rapidement l'oublier. Ce qui se produisit, le temps de fatiguer les journalistes.
Malheureusement, sur la tombe de l'agent, dans un cimetière sururbain, voilà qu'un beau matin on découvre que pendant la nuit, une main inconnue a gravé, diront les spécialistes, au moyen du même instrument qui servit à inciser la langue du défunt, une inscription mystérieuse, susceptible de faire tomber le gouvernement : Tuer n'est pas jouer, si celui-ci n'en avait pris les devants dans un escalier de service. Et vous pensez, si l'on en fit des gorges chaudes !