Mini mini mi

Je vais te manger, dit-il et tint parole. Un vrai cannibale. Elle, promit de revenir, enfin les restes, pour son petit déjeuner. Mais, quand elle se pointa sur les onze heures, onze heures dix, ça dépend des montres, il était sorti, crevant la faim, sans même laisser un mot à la porte de son studio, avec une punaise, comme ça se pratique dans le beau monde. Qui c'est alors que tu as dévoré, demanda-t-elle, repentante, quand il revint vers le soir. Et lui : j'y ai pas dmandé s'nom. Parce qu'il bouffait aussi les syllabes quand la nourriture se faisait attendre. Prétendant qu'il pratiquait la grammaire génératrice. Une expression comme ça qu'il avait entendue. Mais ça date l'affaire.

Comme il ne lui avait encore chipoté qu'une épaule, elle était toujours très appétissante, avec cet air de faiblesse que ça lui donnait, d'un côté. Mais, puisque tout de même elle lui faisait reproche de ne pas l'avoir attendue, il dit, tu vas pas être jalouse, des fois ? Cte fille, j'en ai p'même gardé l'goût. Toi, t'es hâ croquer.

Mais, ce jour-là, se contenta des restes de la veille.

Tout de même, quand il prétendit la téter, elle le repoussa sous le prétexte qu'il en avait passé l'âge, et ça lui fit un sale effet, à lui, comment on dit ? Ça lui coupa la chique. Il courut se regarder dans la glace en silence, puis, je suis encore très jeune pourtant, qu'il protesta. À vrai dire, pas si jeune que tout ça, il courait sur les trente ans.

Tout cela est naturellement très relatif. L'âge qu'on a. Ce qu'on aime. La fringale qu'on y met. Lui, il ne pouvait pas rester vingt-quatre heures sans manger. On s'amène, décidé à se tailler une bonne côtelette, en route seulement il y a eu des occasions qu'on n'a pas su se refuser. Et du bourratif.

Remarquez, les femmes, ça rêve toujours d'un ogre. Je sais bien qu'il y a un pas entre le rêve et la réalité. Puis si on en rencontre un. Après, ça se plaint. Pas nécessairement, mais... Faut pas trop les croire. Elles y reviennent, ou c'est l'ogre qui y. Enfin.

Ce n'est pas tant du dégoût qu'elles se plaignent, mais que ça se voie. Heureusement il y a les couturiers.

Ça, les couturiers, c'est des gens extraordinaires ! Mieux même que les coiffeurs du grand genre. Et je ne parle pas des médecins, de la chirurgie esthétique. Tout ça, c'est du moyen âge, des palliatifs, du provisoire. Mais les couturiers, maman ! Pas simplement dans nos petites histoires de cannibalisme, seulement ça nous entraînerait trop loin, et puis on leur ferait arriver des ennuis, parce que pour être clair il faudrait entrer dans les cas personnels, et ça, ça nous mènerait loin, je vous assure. Eux aussi. Enfin, certains...

Leur art, à ces gens-là, c'est qu'on ne s'aperçoive pas de la dissymétrie, d'un dos un peu rond, d'une jambe plus courte, ça te vous les rend indispensables. Dans les derniers temps, ils ont même lancé des modes qui font que si une femme n'a plus de seins, personne ne dit son amant il est rien gourmand, non mais, je me demande comment font les femmes, par exemple. Demain, on le leur dirait, elles se crèveraient les yeux.

Il paraît que c'est délicieux, les yeux de femme. Il y a même des restaurants pour ça, qu'on prétend. Je n'en ai jamais tâté, moi. Je vous en parle par ouï-dire. J'ai un ami, un amateur, un homme très raffiné dans toute sorte de domaines, bibliophile, spéléologue, champion de go, n'en jetez plus, pour lui, de tous les plaisirs, les yeux de femme, c'est hors concours. Il dit que, bien sûr, si on n'a pas mieux, l'œil masculin n'est pas mauvais, à condition de savoir l'accommoder, il prétend qu'il a tâté du globe de jeune garçon, mais ça, je crois qu'il se vante... Enfin, tout de même, il dit que ça ne se compare pas avec l'œil d'une fille de vingt ans, ou même un peu plus. Il faut tout de même savoir l'assaisonner. Lui, il y met du citron pour le voir se rétracter. Mais un jour, il m'a avoué qu'à son goût, seize ans, c'est le meilleur : mais c'est difficile à se procurer, la paire surtout. À seize ans, ça n'a pas trop vu, vous comprenez, c'est encore tout rêveur. Enfin, chacun a ses goûts. Les miens, je ne les raconte pas à n'importe qui. Ça se répéterait, et me ferait du tort. Et puis ces dames préfèrent n'être pas prévenues d'avance, découvrir, pas tout de suite, avoir peur sans trop savoir de quoi, d'où. Je les laisse chiffrer. Elles cherchent à deviner. Je ne me presse pas. Je leur confie même certaines limites de mes goûts : par exemple, que je n'aime pas du tout percer les seins de mes compagnes avec des épingles, comme encore au début du siècle on faisait avec celles dont les nourrices assuraient l'équilibre de leurs bonnets. Enfin, je tiens des propos plutôt rassurants, quitte à ce qu'elles me prennent pour un benêt, un type sans grande expérience, quoi. Je ne déteste pas les laisser se méprendre, d'abord, me mépriser, même, un bon moment. Et puis, han !

Une, une fois, j'ai gardé comme ça le souvenir de la chambre, le sofa, les tentures... il y avait au mur une estampe, La cruche cassée de Greuze, je crois bien... une belle personne, vous savez, qui avait l'air intacte à première vue... Elle m'a fait, comme ça, je croyais déjà que vous n'en aviez pas. De dents, elle voulait dire. Et puis, tout de suite, me tutoyant, j'étais déjà furieuse, tu sais. Tu la veux, mon oreille ?

Moi, je ne saute pas nécessairement sur ce qu'on me propose. J'aime les approches. D'abord un petit sein, et puis... Savoir dire, ce sera pour un autre jour. Faut pas s'envoyer tous les petits-fours d'un coup. D'ailleurs, c'est mal élevé. On les écouterait, parfois, ensuite on les entendrait. . ah, prudence, prudence. Une que j'ai connue, il y a déjà quelques années, elle se faisait grignoter les pieds, sous prétexte que ses souliers étaient trop petits. Elle n'avait déjà plus beaucoup d'orteils lorsque je l'ai rencontrée, mais ce qu'il me restait, un vrai régal ! Quand j'y pense, toutes les nourritures me paraissent fades. J'ai pourtant goûté à des morceaux de roi. Ce qu'il y a, avec les gourmands dans mon genre, c'est qu'ils ne savent pas se borner. L'art, c'est de s'arrêter à temps, qu'ensuite si on le rencontre dans le monde, ce petit souper fin qu'on s'est envoyé, ça reste comme un secret entre nous, et même les regards qu'on échange, tu ne m'en veux pas ça signifie, et elle, tu es fou, tu sais bien qu'il y a quelque chose que je ne peux plus voir sans penser à toi, comment tu avais l'air, la faisant...

Ah, les inconnues qu'on ne reverra plus jamais. Pas possible de leur poser certaines questions. Comment elles auront expliqué la chose à leurs hommes, leurs maris le plus souvent, hein ? Si elles avaient dit, j'ai rencontré un ogre, tu comprends... personne ne les croirait, ou alors quelqu'un qui en est, quoi ! J'en ai eu une, d'amie, elle m'a avoué, mais longtemps après, très longtemps, qu'avec moi elle avait d'abord cru que je ne savais pas, qu'elle était la première, alors elle me provoquait, et puis à comme j'avais fait ça, tout à coup elle a compris que ce n'était diable pas un pucelage, alors elle avait été pleurer à la cuisine, elle avait même pensé que je m'étais moqué d'elle. Nous nous rencontrons de temps en temps, ça finit par être des anniversaires bien qu'elle ni moi ne sachions si c'était en décembre ou en août. On se dit : tu es libre samedi ? Ah, ne dis pas que non : parce que cette fois, tu te souviens tout de même, c'était l'épaule... En tout cas, ce dont je me souviens, c'est qu'elle était juste à point, même pour moi qui les aime bleues.

C'est drôle, il n'y a pas du tout de littérature pour ce genre de goût. Cela tient sans doute à ce que, dans la partie, on considère le secret comme une affaire d'honneur. Et ça crée des liens, de se taire, pas vrai ! Il m'arrive de deviner, voyant un monsieur et une dame qui se rencontrent n'importe où, un quai de métro, un self-service, ou à une messe de bout de l'an... Cette façon de se reconnaître sans s'être jamais vu, la nature du regard, du sourire, un intérêt tout particulier de part et d'autre, c'est comme une danse immobile, une fascination réciproque, sans un mot, mais cette palpitation des lèvres de l'homme, et puis tout de suite... mais motus ! Enfin c'est le cinéma muet, vous savez ce bouquet des doigts devant la bouche pour dire comme vous êtes jolie, mais en même temps le genre fasciné qu'elle prend, des airs de ramener un châle d'abord, une absence de châle, puis par exemple la main qui semble offrir un sein ou l'autre, et lui qui semble choisir entre l'autre ou l'un, même une façon discrète d'allumer une cigarette pour la jeter tout de suite à terre, l'écraser. On comprend bien à certains gestes. Je n'ai pas oublié, pourrait-elle dire, ou lui, c'était rien bon, vous savez. Des gens qui ont déjà... oui ? Mais non, non, non. Pourtant je ne m'y trompe pas. La bouche de l'homme. Comme il se souvient, touche ses lèvres furtivement, pour y retrouver la trace d'une autre fois, et cet air de férocité qu'elles adorent. On dirait, à l'entrouvrir des dents, l'apparaître furtif de la langue, assister à je ne sais quelle cérémonie votive. Tout le visage qui se rappelle, et un certain balancement de lenteur peu à peu qui gagne tout le corps, à peine perceptible, mais qui s'amplifie lentement, et le désir qui ressemble diablement à l'angoisse. Comme si l'être profond, chez l'un et chez l'autre alors retrouvait ce qui fut, avec des narines de fumée. Dans les sciences modernes, on dit de je ne sais pas trop quoi, des fils embrouillés, un jeu de traces, que c'est une mémoire. Mais alors, les lèvres, regardez-les frémir, avec leurs petits sillons, c'est ça qui en est une, de mémoire.

Cette fois, il dit, je vais te manger tout entière, tout ce qu'ils m'ont laissé de toi, ces cochons. Je dis il dit. Il ne dit rien. Mais, moi, j'imagine, sans paroles c'est pis encore. Et puis, elle qui le connaît, elle sait que ce n'est pas de la frime, je vais te.

Il a tenu parole. Ou presque. Pour ce qu'il en reste. Avec les jupes qu'on fait maintenant. Les femmes d'aujourd'hui c'est un déjeuner de soleil. Laisse-z-en, disait-elle, ne mange pas tout. Montre comme tu as les dents blanches. Ça, je le connais, le truc des dents blanches. Toutes les petites rusées qui essayent comme ça d'en garder pour le lit conjugal. Mais, cette fois, je n'ai rien laissé du tout. Pas une miette. Tu me fais mourir, elle gémissait. Parfaitement vrai. Je l'ai fait mourir. J'avais dû mettre les bouchées doubles. Quand je me suis retrouvé dans la rue, je m'ai senti pas satisfait, comme un repas trop vite avalé, l'estomac qui crie encore, on ne lui a pas servi tout le programme... On se dit, j'aurais dû prendre du saumon sur toast... Dans la rue, il n'y avait que des mochetés. Faut pas se montrer trop difficile, et puis voilà, ventre affamé... Mademoiselle, vous n'auriez pas un petit moment pour moi... Elle m'a tiré la langue, une mal-élevée, mais elle ne savait pas ce qu'elle faisait là. J'en avais une envie folle. La langue d'une fille qui ne vous a même pas dit pour qui vous me prenez, Monsieur... Tout de suite, à peine on touchait cette bouche fraîche et brûlante, crac. Elle ne parlera plus jamais à personne. Elle se souviendra toujours de moi.

J'en étais là de cette description d'un vice imaginaire, inventé de toutes pièces, quand il me prit de relire ces pages, et d'y être frappé des manques d'observance à la syntaxe courante, du peu de souci de la vraisemblance, du passage incessant de la première à la troisième personne et vice versa. Et de la substitution répétée du je à l'on, ou l'inverse. Il n'y avait là de ma part le fruit d'aucune décision, l'invraisemblance tenant d'une forme singulière de la faute de français. Et de ses conséquences. L'esprit m'errant en vint à sauter les articulations de la phrase, la logique de l'écrire comme du parler, si bien que je ressentis l'inutilité de poursuivre la « nouvelle » entreprise qui me semblait devoir désormais se borner à des fragments de vitrail où la vie d'une sainte, à moins que ce ne soit le martyrologe d'un apôtre, ne pouvait plus se lire dans sa cohérence, mais seulement flamber ici et là des couleurs d'un mythe incohérent. L'auteur...

Voyez avec quelle aisance on passe ici de la narration réaliste à son contraire, si le lecteur peut y comprendre goutte. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit, car, à corriger ce qui précède et çà et là plutôt y renoncer, je s'est trouvé verser dans des réflexions sur la littérature érotique.

Où commence dans l'écriture, c'est-à-dire non dans la pratique mais dans le discours, le genre érotique ? Je souligne le mot genre pour qu'au lieu de persister à s'en servir pour désigner une manière d'écrire, on l'entende à proprement parler au sens du genre féminin ou du genre masculin, comme une manière d'être, laquelle se caractérise par ses attributs sexuels (son orthographe) et leur emploi. Toute la confusion établie entre l'érotisme comme conduite et l'érotisme de description tient à une prétention policière de régenter la vie privée, c'est-à-dire par définition d'annexer un domaine qu'aucune loi ne peut donner à l'état, ou l'État, ainsi qu'on en est arrivé à s'ennoblir d'une lettre capitale (tenant sans doute sa dignité de rappeler fort à propos la peine capitale, comme on désigne la forme d'assassinat dont ledit état prétend s'arroger le monopole). Mais il faut perpétuellement revenir sur les pas de ses mots, voyez-vous.

Ce que je me proposais de définir, c'était ou, plus précisément, c'est la limite entre ce qu'une sorte abusive de critiques, lesquels opèrent non sur la qualité de l'écriture mais sur la prétention qui est la leur de régenter tout discours au nom de ce qu'ils considèrent comme relevant non plus de la création romanesque ou toute autre forme de poésie, mais d'un délit, voire d'un crime, qualité du nom d'obscénité... Ce que je me proposais au début de cette phrase de définir, c'est la limite entre le pouvoir de dire et le pouvoir d'interdire, par l'invention purement abstraite du concept d'obscénités pour abréger les choses et sortir du labyrinthe où nous nous croyons enfermés en tête à tête avec ce qui est la forme moderne du Minotaure. Mais le cheminement de la pensée suit des ruelles obscures, ou soudain détournées par une lumière aveuglante et l'on se heurte le front aux murs comme on tombe dans un trou masqué de feuilles... ah, je n'en sortirai pas, ni vous. Je cherche le chemin d'un langage simple, linéaire, et tout m'en détourne dans cet empire obscur où j'entends ricaner des gens à me voir battre mes ténèbres ! Il faut répondre pas à pas ce que j'entendais dire, à reculons de ce que j'écris.

L'érotisme au sens policier du mot... bon, c'est précisément cet usage du terme que je refuse, et voilà que je suis forcé par une étrange main de fer, à considérer cet emploi du mot, à me débattre de la langue contre son acception répressive, en l'employant pourtant comme on a fini par faire que le plus grand nombre l'entende... Non, je n'achèverai pas plus cette phrase que toutes celles que j'ai entreprises depuis que, quittant la narration à personnage, j'ai commencé de me proposer d'abattre une certaine citadelle verbale où se cache le pouvoir abusif du Bœuf qui prétend ériger en loi suprême la castration de ce qui lui fait, à lui, défaut.

L'érotisme donc, dans son acception de noblesse humaine, se caractérise, non par de tels ou tels mots, plus ou moins déformés dans leur emploi comme, dans les jurons, le nom de Dieu déguisé en bleu, mais par sa liberté d'appeler les choses par leur nom. Cela n'est pas sa seule caractéristique. Il est une forme du lyrisme et ne se contente pas de donner image de ce que les gens de nos jours comme toutes les espèces animales font à leur gré dans la mesure où ils n'ont pas entièrement perdu ce sens d'innocence qui caractérise les temps d'avant le péché. Non. Ils peuvent, nous devons regarder en face, sans en ressentir de honte, et l'image de ce que nous faisons, et les possibilités de ce corps nôtre dont nous avons disposition dans un temps inégalement limité pour chacun, certes... mais est-ce bien cela seul qui relève de l'érotisme ? Où commence-t-il ? Voilà la question qu'on recule à se poser, confondant la pure et simple constatation d'une activité sans laquelle on serait réduit à la vie des castrats, avec cette vue lyrique, qui ne se contente pas, dans ce domaine moins qu'ailleurs, de l'énumération de ce qui est, mais invente, et doit être considérée comme une modalité profanatrice du regard que le génie scientifique porte sur la nature pour la violer dans sa marche, ouvrir à la rêverie le chemin de la réalité.

Je voudrais dire qu'à mon sens il n'y a d'érotisme... que l'érotisme vrai, dans sa nature grandiose, ne commence qu'au-delà de l'imitation, qu'il ne mérite son nom magnifique qu'à partir du moment où il dépasse ce qui est déjà, pour ouvrir à l'imagination des domaines qui ne sauraient connaître de limites, introduire dans les esprits le sens de l'illimité, jusqu'à donner le vertige de l'impossible. Plus encore : que l'impossible est son royaume, et qu'il n'y a d'érotisme véritable qu'où toute mesure est outre passée, dans la force et la chute, le plaisir et la douleur, ce que peut aussi bien supporter l'âme que le corps, ou pour même exprimer une pensée secrète, que l'érotisme a pour but de reculer exemplairement par les champs de l'impossible, l'accès des possibilités futures, dont en chacun de nous dort l'indéfinissable défi.

Ô mes semblables, vous, par millions, qui, sans le savoir, êtes les Jules Verne en puissance des aventures extraordinaires de l'Homme ! Je ne parviendrai jamais à vous dire la diximillionième partie du savoir interdit que nous portons, vous et moi, sur ce chemin de la mort qu'on appelle du nom inextinguible de la vie... ô vous qui détournez les yeux de ce que vous savez pourtant !