Le contraire-dit

Dans le lit, mais comme il est grand, elle s'est éveillée, petite fille, perdue. Pas tout de suite, traînant encore un rêve à demi éteint, des paroles enlisées. C'est extraordinaire, un grand lit, comme ça, lentement, à bouger, chaud, tendre et pourtant comme si on était dehors, une prairie ou quoi, quelque part pour jouer, ou s'enfoncer dans l'herbe, quel moment de l'année, un mois d'été, lequel, un de ces étés comme il n'y en a plus, paraît-il. Tout le monde dit qu'il n'y a plus d'étés, plus de saisons. Un grand lit comme ça, doucement s'y étendre, s'y détendre, les draps tout fins fins fins fins, la joue y est chez elle, je ne comprends pas ce qui est arrivé à ce lit d'être devenu si doux, si grand, on y enfonce, on y est si bien qu'on se rendort. Pas tout à fait, parce que tant de douceur aussi ça réveille. Peu à peu. Le plaisir de tarder à. De s'enfoncer. Mais ce n'est pas le même que toujours, ce lit. Pourtant. Oh, quand on se réveille, c'est comme après un voyage. Les écharpes qu'on a sur le bras, le voile autour de la tête, le petit mouchoir, sur le coussin du train, cette grosse broderie qui vous écrit le visage. La nuit est encore profonde, on n'entend plus la rue, où est-ce que j'ai été hier ? Drôle. Peut-être que je dors encore. Je ne me souviens plus, à cause du rêve. Et le rêve pour tant, je l'ai oublié, à part une couleur rose sau mon. Tout était dessiné noir ou gris, mais il y avait cette couleur rose saumon, je ne sais pas la fenêtre, ou la chambre, ou n'importe, un bout de couleur tombé, en dehors des choses. Le grand fauteuil de cuir avait perdu ses reflets blonds : comme quelqu'un qui cherche l'air d'une chanson et ne le retrouve plus.

La petite fille est dans la nuit muette, un grand grand manteau de loutre. Ou peut-être simplement de velours. Elle étend son bras d'enfant comme si elle cherchait ses jouets, ses pensées, ses songes. Elle sait qu'elle a un très joli petit pli à son poignet, au dos du poignet. Comme les poupées. Quelqu'un lui a dit. Qui, – ça ! Elle aime ses cheveux blonds, bouclés. Une peur tout à coup : et s'ils avaient changé tandis qu'elle dormait, et qu'elle allait les trouver bleu corbeau quand Maman tirerait les rideaux ? Oh, pas noirs, tout de même : à la rigueur, châtains. Pas mal aussi, châtain. La nuit respire. C'est à une heure où la chambre a dans le miroir au-dessus de la cheminée un point d'or. Comme un grain de beauté. Dans le coin gauche, près du petit pot de fleurs. Ce point d'or qui est son secret à elle dans la glace. Personne ne l'a jamais vu. Qui l'aurait vu, d'ailleurs, puisqu'il ne s'allume là que vers... bon, elle n'est pas sûre de l'heure, mais quand, par la porte ouverte sur la pièce voisine, il vient un peu de jour, au petit matin, pendant quelques minutes le point d'or brille brille, puis s'éteint. Impossible, après, de savoir ce qui le fait, ce point-là. Elle a imaginé que c'était, dans la pièce voisine, la plaque de propreté en cuivre, sur le placard, parce qu'elle sait la porte ouverte, à gauche du lit, mais ce n'est pas sûr, et pour vérifier il faudrait se réveiller à temps, se lever, à une heure où les petites filles ne se lèvent pas. Qu'il est doux, ce drap, ou si c'est elle ? Qui se soulève pour mieux voir. Il doit être très tôt parce que, ce point, il n'a pas encore le plein éclat du matin. La nuit respire. D'une respiration calme et profonde, à peine perceptible. Pourtant proche. On pourrait la toucher, là où elle respire, la nuit. La petite fille étend la main. J'étends la main pour me soulever, mieux voir le point d'or. Je m'appuie sur la main, doucement, je n'ai pourtant pas peur de réveiller quelqu'un. Ça me fait rire tout bas. Tout bas ? Eh bien, oui, pour ne pas le réveiller. Le réveiller, qui ? Le quelqu'un. La nuit respire, on dirait qu'elle est couchée dans le lit, tout près, mais plus loin. La nuit dort. Elle a peut-être des grands cheveux noirs, défaits sur ses épaules. Elle respire un peu plus fort, puis ça s'efface. Et je m'aperçois que j'ai tout à fait oublié ce qui remplit la chambre, les meubles, le tapis, les jouets. Tout d'ailleurs n'est que jouets, il faudrait se souvenir, on ne sait plus lesquels on a sortis, quel livre est sur la table, quelle table, où, il n'y a plus pour meubler la pièce qu'un point d'or.

La petite fille s'est soulevée et roule un peu, son petit corps tendre et peureux, du côté gauche : les fenêtres ouvrent de ce côté-là. Deux fenêtres. Rien ne filtre encore à travers les volets. La nuit ne sera pas dérangée de sitôt. Elle dort, une grande fille aux cheveux noirs, dans une chemise sans manches, et un petit ruban qui passe dans le trou-trou en haut, bleu je suppose. Enfin c'est comme ça que la petite fille imagine la nuit, quand elle a fermé ses étoiles. La nuit dort. Elle respire doucement. Ça doit être mon oreille. La petite appuie sur son oreille, la ferme, l'ouvre. Oui, ça devait être ça. Elle n'entend plus le souffle de la nuit. Elle pose doucement sa tête sur son épaule, elle se caresse le bras de sa joue. Tiens ? Voilà que la nuit, profondément, a repris cette respiration comme en rêve. Je ne veux pas dormir. Je veux voir le point d'or.

La nuit respire. Elle rêve, probable. Ne pas bouger. Ne pas réveiller la nuit. Je me sens près d'elle comme une grande sœur qui évite de l'éveiller. Je lui dis des choses sans les dire. Les lèvres bien fermées. Parce que sans ça les mots pourraient m'échapper, faire leur bruit d'oiseau, réveiller la nuit. Je vais faire comme si elle était dans le lit, un peu plus loin, il est si grand, à côté, là, j'étends ma main pour toucher, légère, légèrement, la nuit qui dort, une petite caresse à la nuit, comme si on était dans le chemin de fer ou sur la plage en plein midi ou ou ou... La nuit respire, et j'étends la main vers mon rêve. Je sais bien que la nuit on ne peut pas la toucher. Mais on peut rêver qu'on la touche. J'aimerais lui mettre un petit baiser silencieux sur le front, à ma chère nuit, ma nuit imaginaire. J'étends la main. Qu'est-ce que c'est ? Rien. Les idées. La petite fille a pourtant un peu retiré sa main.

La nuit dort. Profonde. Profondément. Sans savoir qu'il y a dans la glace un point. Elle a son poids de nuit qui pèse dans l'obscurité, comme si le lit, là, plus à gauche, s'enfonçait sous ce poids. Elle respire, et même la respiration fait une plainte, enfin une plainte, un soupir. La nuit soupire... qu'est-ce que je dis ? Depuis quand la nuit respire-t-elle ? Ce sont les personnes qui. Soudain la nuit s'est retournée dans le lit, son grand corps pesant, et s'enfonce, et la petite fille ne sait plus ce qui se passe en elle-même, elle a eu peur, elle a eu peur de la nuit, c'est trop bête, elle étend la main vers la nuit... La nuit qui n'a jamais vu le point d'or.

*

Je dors. Je dors sans rien savoir d'autre. Je dors. Qu'est-ce qui est le rêve et qu'est-ce qui est le contraire du rêve ? On croit facile de répondre à cette question, quand on n'y a pas réfléchi. Par exemple, on dira : le rêve, c'est le contraire de la vie. Comme si les morts rêvaient ! Remarquez, ils rêvent peut-être, mais nous, quand nous rêvons, sommes-nous des morts ? Ou bien on pourrait le dire à l'envers, cela semblerait plus juste : la vie est le contraire du rêve. Ça ne serait pas plus juste, il y a des rêveurs éveillés d'une part, et puis, quand on rêve, est-ce qu'on ne vit pas ? D'ailleurs qu'est-ce que c'est qu'une chose qui serait le contraire d'une autre sans que l'autre soit son contraire ?

Quelque chose est le contraire du rêve dont le rêve est le contraire, mais quoi ? Il faudrait avoir le mot qui s'oppose ainsi au rêve. Peut-être y a-t-il des gens qui connaissent ce mot-là. Moi pas. Je n'ai pas de mot pour dire le contraire du rêve, qui en soit le contraire-dit. Je n'ai pas de mot en moi pour... J'en cherche un. Ceux qui paraissent d'abord convenir, il suffit de jouer un peu avec, ça ne colle plus. Je trouve d'autres mots : les uns qui ressemblent à quand ce n'est pas le rêve, mais on peut les rêver. D'autres comme des objets lourds ou des billes qui s'en vont rouler sur le plancher, sous l'armoire. Quand il y a une armoire, parce que, je m'en souviens, dans cette chambre-ci, où je dors, où enfin je m'étais endormi ! il n'y a pas, il n'y avait pas ombre d'armoire. Des mots légers, insaisissables. D'ailleurs, j'ai beau essayer, je ne peux pas lever ma main, attraper des mots sans poids ni les mots lourds, qui roulent Dieu sait où, sans bruit sans bruit : des moutons. Je suis roulé dans l'obscur, moi, et est-ce qu'un aveugle rêve tout le temps, parce qu'il ne voit pas la lumière et ce que la lumière fait de ce qu'il ne voit pas ? Je suis roulé dans l'obscur avec ma respiration qui ne trouve pas les mots pour dire ce qu'elle aurait à dire ou qu'elle voudrait à tout prix éviter de dire. J'ai le sentiment d'être prisonnier de ce que je dis si je n'en puis dire le contraire. Comment savoir ce qui se passe, sans avoir notion de ce qui ne se passe pas ? Par exemple aujourd'hui. Cette nuit enfin. Avant de m'endormir, j'ai su quelque chose. Quoi, par exemple !

Il s'est passé quelque chose de terrible. Et je ne sais plus quoi. Si je pouvais en dire le contraire, je retrouverais ce qui s'est passé. Quelque chose de terrible. Et je ne sais plus quoi. J'essaye de reconstituer la chose par le terrible. Je n'y parviens pas. Seulement à faire trembler mes lèvres. Je voudrais porter mes doigts à mes lèvres pour en faire cesser la sécheresse, et ce sentiment de la peur. Je n'y parviens pas. Il faudrait savoir à propos de quoi c'était terrible. Et puis quand j'en approche, voilà que je tremble, les lèvres. Il faudrait jeter mes bras à droite à gauche afin de retrouver le chemin de mes pensées. Tout se passe comme si mes bras étaient morts, que les ordres que je leur donne ne sont pas obéis, comme si l'homme qui dort était une masse confuse au fond du lit, où rien ne se distingue, les jambes, les épaules, et cela se passe comme dans ces dessins pour expliquer les mouvements de gymnastique, il y a la position de repos, à l'encre, le corps noir, puis ce qui se lève, les bras, les mouvements du cou, de la tête, tout enfin, marqué en pointillé, tous les gestes, des moulinets, l'extension, le repli...

Je dors. La masse. Il n'y a que le pointillé sans bruit qui fait des gestes. Transparents. Avec des flèches. Les positions successives. Un coude plié. Un genou. Où ça ? Une nuit qui ressemble au jour. Une étrange nuit claire où il n'y a personne entre les pointillés, et pourtant les pointillés seuls délimitent les mouvements de la pensée. Mais quand je ne dors pas, qu'est-ce qu'il se passe ? Qui suis-je ? De quoi ai-je l'air ? J'ai le sentiment d'être aveugle. Pas maintenant. Non, non. Je vois tout dans son détail gymnastique. Les mouvements. Les poses. Les numéros pour distinguer les exercices. Je vois tout avec une précision, une précision presque douloureuse. Le contour athlétique des muscles que me prêtent forcément les schémas. Mais quand je ne dors pas, qu'est-ce que je vois ? est-ce que je vois ? Ah, si ça pouvait être toujours la nuit, dormir, ne pas savoir, ne pas ouvrir les yeux, ne pas découvrir que je suis aveugle. M'en tenir au contraire-dit.

Je traverse un pays qui monte. Et qui descend. Qui monte et qui descend tout le temps, un pays aussi mal éclairé dans ses hauts que dans ses bas, un pays sans couleurs ou plus précisément sur toutes les choses une couleur terre ou ciment. On m'attend quelque part. Des gens. Je vais être en retard. Parce que parfois, je m'en aperçois ou je ne m'en aperçois pas, après avoir monté le pays descend en arrière alors ça fait deux fois le trajet. Ou plus. Il y a très peu de monde, c'est l'hiver, les passants ont dû tomber des arbres avec les feuilles. Pourtant de temps en temps quelqu'un me salue. Je réponds. Je ne sais qui c'est, mais je réponds. Ici, cela ne doit pas être poli de croiser quelqu'un sans le saluer. Comme un enterrement. J'ai oublié chez qui je vais, mais quelle importance ? L'essentiel est d'y aller. Cela sera seulement difficile quand je serai très près déjà et qu'il me faudra demander mon chemin, la maison de Mme X..., s'il vous plaît ? Sans son nom comment arriver chez la dame ? Je ne suis même pas très sûr que ce soit une dame, une institution peut-être, un musée, cela vraiment je n'ai pas de mémoire ! En traversant cette contrée vide, avec si peu, si peu de piétons, jamais une automobile (cela c'est drôle, je ne l'avais pas remarqué, jamais une automobile ? peut-être qu'elles ne sont pas encore inventées...), voilà qu'un homme m'a bousculé, que me veut-il ? Rien, il n'a pas l'air d'avoir remarqué. Je suis son absence d'automobile. Alors moi, je devrais lui courir après, lui demander ce que ça veut dire : mais puisqu'il ne l'a pas remarqué, c'est inutile de chercher une histoire. Surtout qu'il a l'air d'un gaillard, pas la peine d'aller au-devant des coups. En traversant un village, ou plutôt une grosse bourgade, je remarque le caractère pétrifié de tout. Comme si on avait eu très froid, il y a longtemps, qu'on ne s'en remette pas. Pourtant une silhouette bouge, qui a une robe, ça doit être une femme. Pas jeune, maigre et grise. En cheveux, une sorte de tablier lourd, plissant à la taille. Des mèches dans le visage. Ce n'est pas la coiffure, mais l'effet du travail. Elle les remet en place. Elle vient de laver, ça se devine. La brouette à côté d'elle avec du linge encore mouillé, elle en avait mis sur la ficelle tendue entre deux arbres, ce ne sont peut-être pas des arbres, des poteaux (en cette saison !), des chemises, des draps, que le vent a de la peine à balancer. Tout cela toujours du ciment. À gros plis. Cela coule encore. Une pauvre femme, qui a mal à ses mains, à ses chevilles gonflées. J'ai envie de lui parler. Alors, comme ça, Madame, vous êtes venue laver ? Elle ne s'étonne pas, elle répond : « Vous voyez... j'en ai les mains gercées, tout ce linge... » Je lui aurais bien dit une bonne parole, mais déjà elle me tournait le dos, toute à sa tâche. D'ailleurs, j'avais fait quelques pas, il aurait fallu revenir. Ça montait et ça descendait, aussi ce qu'on a dépassé, très vite, on ne le voit plus. L'idée me vient que c'est comme ça, la vie. Ah oui, c'est comme ça la vie. C'est en rêve qu'on le comprend.

*

La petite fille est si contente de son lit qu'elle ne peut se décider ni à se réveiller ni à se rendormir. Elle n'entend plus la respiration de la nuit. Comme quand le vent est tombé. Ne voulant pas trop bouger ni dans le lit par peur d'en choir, qu'il finisse, ni dans les rêves, parce qu'ils pourraient l'entraîner n'importe où, elle n'a de refuge que dans le passé. Ou l'avenir. Quand elle était toute petite. Ou quand elle sera grande. Mais elle ne se souvient que très vaguement de ce qui fut, et n'arrive pas à imaginer ce qui sera. D'ailleurs le présent demeure tiède et doux, on n'a pas envie de s'en écarter. Puis, peut-être, pourrait-on dormir sur place. Toutes les horloges arrêtées. Sans retomber en enfance, mais aussi sans vieillir. Elle frémit de ce dernier mot. Elle n'avait jamais songé qu'il en allait ainsi, qu'on vieillit tout le temps, sans cesse, on ne fait que vieillir. La bouche qu'on a sous les doigts vieillit. Les doigts aussi. La petite épaule. Vous voyez ça, qu'on dorme assez pour se réveiller déjà grande, ou pire, tout à fait vieille. Elle rit tout de même un peu, silencieusement, à cause de l'invraisemblance : se réveiller dans la chemise de nuit, toute vieille. La chemise serait toute courte, trop étroite, et moi, grosse ou maigre ? En revenant un peu en arrière, elle serait encore ma petite jolie, comme on lui dit, son père, pour un peu plus longtemps. Par exemple en retournant en Suisse, au-dessus de ce lac capricieux qui faisait toute sorte de détours, de grandes poches, pour monter la rampe des bois, à l'hôtel, aux hôtels qui forment une rue soudain au milieu des champs dans un haut creux des montagnes, les sapins dessinés un à un, les troupeaux qu'on voit dodeliner sur les pentes... et là-bas très loin, on ne me permettra jamais d'y aller, les noirs rochers coiffés de neige où le soleil s'assied parfois pour souffler. Quand il ne pleut pas... Ou bien cette grande ville où je ne vais plus jouer dans le haut de l'avenue, sur cette place avec la statue d'un général... on a changé de maison, et je vais prendre des leçons de piano dans une école de musique, sur une autre place, plus petite, et plus fermée, qui s'appelle la Place aux Chiens. Je ne m'étais jamais demandé pourquoi. Elle s'appelait comme ça, et puis une fois j'ai vu un petit chien, qui avait dû s'échapper, qui ne retrouvait pas sa route, et qui courait, s'arrêtait, s'étonnait, revenait sur ses pas... Alors j'ai remarqué que c'était la première fois depuis que je faisais les exercices de Czerny, la première fois qu'il y avait un chien sur la Place aux Chiens. Cela me faisait bizarrement désordre.

Tout d'un coup je me suis dit : mais comme ça fait longtemps depuis la Place aux Chiens ! Qu'est-ce qu'il s'est passé depuis, je ne pouvais pas le savoir puisque c'était l'avenir, mais maintenant que c'est le passé... Quand je rêve, c'est le passé ou l'avenir ? Ça dépend dans quel sens je penche la tête. Maintenant il me semble que le chemin de la maison à la Place aux Chiens est devenu immense, interminable, parce que, quand j'allais à l'école de la Place aux Chiens, j'y allais vers l'avenir, c'est comme l'eau qui coule vers la mer. Allez lui faire remonter le courant ! Maintenant quand je rêve de la Place aux Chiens, c'est un de ces voyages ! Avant d'y arriver. Je ne peux pas toutes les fois. Pourtant j'aurais aimé y retourner toutes les nuits. Peut-être à cause de ce petit roquet qui s'était perdu.

Je vais essayer de rêver que je suis une grande fille. Enfin, une pas trop grande. Je ne trouve pas ça joli, les filles qui ont la taille des hommes. C'est bon pour eux. Rêver que je suis une grande fille, ça permettrait un tas de choses agréables, tout ce qui est défendu aux petites. Voilà qui est bizarre, je ne puis plus retrouver ce qui m'est défendu. Tant pis, d'abord devenir grande, et puis ça se présentera. Comme ça doit être différent, un monde où les choses ne sont pas partagées en deux, ce qui n'est pas défendu, ce qui l'est ! C'est-à-dire qu'il y a toujours des choses défendues. Ce serait trop beau. Mais quand on est grande, on ne fait pas les choses qui étaient défendues et qui ne le sont plus, on en fait aussi d'autres qui sont défendues même alors, peut-être pas toutes, mais. Les choses défendues, c'est bon. Ce serait dommage s'il n'y en avait plus quand on est grande. Il y en a sûrement, et qu'on fait. Faire les choses défendues, c'est rêver. Ou même dormir. Parce que dormir n'est pas défendu, mais quand on dort qui vous défendrait ceci ou cela... Quand je serai grande, il y aura encore des gens pour me dire ma petite jolie, mais ce ne sera pas mon père. Je n'irai plus Place aux Chiens, parce qu'au fond ça me fatigue les doigts, le piano. J'aime bien la musique. Mais j'aimerais surtout qu'on me la joue. Pas seulement au concert. Il y aurait un grand garçon qui viendrait me voir et qui s'assiérait au piano. Ou bien j'irais chez lui. Il jouerait des choses si belles que j'aurais envie de lui baiser les mains. Peut-être c'est lui qui baiserait les miennes, et moi je toucherais ses cheveux, il aurait des tas de cheveux : naturellement, un pianiste. Je ne sais pas quand ce sera, au moins dans deux ou trois ans. Tout ce qui peut se passer d'ici là, le lit est si grand, les draps sont si doux, je suis si petite, on m'a raconté tant d'histoires tristes. Dans deux ou trois ans, tout aura changé, les yeux, les couleurs, il y aura tant de gens dans la rue qu'on ne pourra plus s'asseoir nulle part, on dira des mots différents des mots, on aura perdu son temps, puisque rien ne ressemblera plus aux choses apprises, tout sera comme une bouteille éventée, la musique et la géographie. Je me demande ce que je fais dans ce lit comme une forêt. Penser à l'avenir, c'est bête. Il faudrait d'abord savoir pourquoi je suis dans ce lit, et si c'est un lit, comment on en sort ou si c'est pour toujours, le présent pour toujours. On m'a donné une montre il y a quelque temps, et puis elle s'est arrêtée. Peut-être que tout est comme ça, que moi aussi je suis arrêtée, aussi c'est pourquoi le lit me paraît si démesurément grand, je n'y avance pas, c'est toujours aujourd'hui... Mon Dieu ! qu'est-ce qui respire ainsi ? Est-ce le temps qui s'est remis à battre ? Il faudrait retrouver mon chemin. Je ne retrouve pas mon chemin. Je ne sais pas si je ne tourne pas le dos à où je vais, ou si ce n'est pas où je vais qui me tourne le dos. Qu'est-ce qui respire comme ça dans la forêt ? Une bête, un troupeau peut-être, une source, un chien qui cherche son maître, quelqu'un qui attend depuis vraiment trop longtemps quelque chose qui ne se produit pas, ou j'ai manqué mon rendez-vous, ou je me suis trompée de route, ou j'ai laissé passer l'heure, ou j'ai oublié ma leçon, je n'ai plus ma tête, on m'avait bien dit de me souvenir, mais de quoi ? mais de quoi ? je ne me souviens pas même de moi, d'elle, celle qui me souriait parfois dans les miroirs, elle ne se souvient plus d'elle, elle ne se reconnaît plus, elle se sent comme un air perdu, une chanson qu'on croyait savoir et puis, elle retourne sur ses pas pour se retrouver, et puis ce ne sont pas les siens, le monde est tout brouillé par les traces des autres, des grands pieds marqués sur la terre, entre lesquels comment savoir marcher, courir, où seulement poser ses pieds nus. Par moments, on a les épaules qui chavirent dans de la plume. Tout se brouille, jusqu'à savoir si c'est de plaisir ou de peur.

*

Je dors. Je dors sans rien me demander ni comprendre. Je dors. J'ai seulement conscience de tenir une place disproportionnée. Je ne peux en demander pardon à personne. Je dois être à plat, la tête renversée en arrière, ou de côté, les narines ouvertes sur le ciel. Je suis énorme. Non pas énorme, ça se dit autrement. Si je bougeais, cela ferait trembler le monde. C'est une chose inexplicable qu'une telle force qui dort. J'ai le sentiment indistinct de mes jambes, elles bougent là-bas, sans moi, d'elles-mêmes, comme dans une eau très bleue, faisant la planche, on se sent peu à peu envahi de sommeil. Les membres en dernier s'assoupissent. Ou peut-être les cheveux portés par le mouvement d'écume des vagues, l'enfance des cheveux. Légères herbes des pensées. Déjà le corps appartient à l'immobilité des songes, qui le fait pareil à des dieux comme il y en a dans des parcs abandonnés, tombés de leurs socles et mangés par la mousse du temps. J'imagine les passantes. À quoi pensent-elles, devant ces brutes de pierre aux yeux blancs ? Les unes... mais d'autres, la solitude, ou du moins le croient-elles, leur donne champ libre, et distraitement leurs mains caressent, la tête ailleurs, ces Hercules et ces Narcisses déchus. Toutes les passantes de ma vie, peu à peu semblables devenues, qui se confondent avec le déroulement machinal des saisons. Leur souvenir à peine m'effleure. D'une main ou l'autre. Longue histoire de l'homme, et il n'en finit plus de s'effriter. Les passantes, si mal maintenant l'une de l'autre distinguées. Quelque chose pourtant s'est produit dans cette poitrine où cela souffle et s'éteint. Souffle et s'éteint. Toute ma vie au moins celle d'avant. Celle d'en arrière flottant comme les cheveux. D'avant e. rencontrée, ma petite e., et rien n'est plus que souvenir qui n'est cette lettre minuscule, sur toute chose écrite.

Voici que je suis étendu sur ce dos, ce vaste dos pareil au passé, dans les fines toiles d'araignée du sommeil, fines fines et pourtant fortes assez que toute la violence de mon corps me suffise à les briser, Gulliver assourdi par la forge de son cœur. Je voudrais me lever, me nettoyer de ces fils transparents, verre ou larmes, retrouver le ciel de mon front, traverser les nuages, et voir la lumière en ce domaine où les regards sont purs. Je voudrais retrouver l'aisance d'être et bouger, se mouvoir, la puissance des reins, la marche, hier encore qui n'était pas une question. J'irais par les campagnes, les faubourgs, les avenues aux grands yeux de vitre et de tulle, mais comment me mouvoir ainsi, nu, parmi les foules et les lieux dépeuplés, même en allant trop vite pour laisser le temps du scandale ? Où d'ailleurs me rendre, et soudain de ce mot je me sens comme une place assiégée, une armée vaincue... où chercher celle qui était là tantôt, mais que les vents, les gens, l'usure des jours ont sans doute trouvée en des parages sans adresse... et le doute surprend la gorge, de ce qu'il est advenu d'e., l'a-t-on, comme une feuille, entraînée parmi les pailles, les poussières, les venelles, sans nom, les granges de la mémoire, les haltes d'autobus à l'aube, les chemins de fer dans la nuit ? Comment la rejoindre, le décor à tous les pas change, tourne sur lui-même, ouvre d'autres perspectives, comme un jeu de cartes postales noires qu'on laisse tomber, ramassé, et dont les vues prennent toujours un sens inattendu ? Je monte des rues qui ressemblent à la fois à Lyon et à Versailles, mais c'est autre part, les tournants me ramènent sur mes traces, j'évite, aux croisements, d'emprunter les voies déjà parcourues, il y a des dénivellations soudaines, des pans de murs écroulés, des terrains vagues, des palissades où les affiches déchirées pleurent on ne sait quel départ, un montreur d'ours qui s'est trompé de siècle, les petits ramoneurs dans un film d'avant le cinéma, la course en sacs au Musée du Louvre, le Satyre du Métropolitain... Il est à remarquer que les paroles ne sortent pas des bouches qu'on voit s'ouvrir un peu partout, sur le parcours, dans le visage des comparses aussitôt oubliés : les paroles cette nuit sont comme le texte d'une pantomime, écrit peut-être il y a très longtemps, ou enregistré dans une boîte à musique, qui s'est remise en marche au fond d'un tas de ferraille emporté à la décharge, le bord d'une route de banlieue, où l'on a découvert une femme coupée en morceaux, il y a de ça combien, douze treize ans, je ne sais plus compter, mes doigts ont perdu la tête.

Mais si je tourne par ici, jamais jamais je ne retrouverai la petite e., mon amour, et je perds en vain mon temps et ma course, personne n'a vu passer ici, ni plus loin, ni plus près, ma petite e., personne ne comprend de quoi je parle, on me rit au nez, on ne me répond pas, c'est un haussement général des épaules : que vais-je devenir si je ne la retrouve pas, si je me trompe de direction, si elle était dans cette voiture fermée à deux chevaux, qui m'a croisé sans que je la remarque, mais il y avait des rideaux vert sombre derrière les vitres, une main les a soulevés, j'ai cru reconnaître la bague d'améthyste au petit doigt, ce qui est tombé sur le pavé n'était que pelure d'orange et rien n'y était écrit, pas une plainte, pas un rendez-vous...

La dernière fois que nous étions ensemble, il devait être de très bonne heure, et rien n'indiquait que nous allions nous séparer. Évidemment, e. m'écoutait avec un peu d'impatience. Il fallait marcher très vite, et je tenais des propos que l'on ne peut guère entendre que dans une chambre où la lumière est tamisée, les fauteuils profonds et tendres, et sur le bord de la table une tasse dont on ne boira plus la tisane à jamais refroidie. Pourquoi donc étions-nous si pressés d'arriver sans savoir où ? Il y avait des bancs où l'on aurait pu s'asseoir, pour laisser les mots prendre sens dans la douce oreille transparente qu'ils traversaient sans laisser d'ombre. Ou bien je me serais tu pour mieux en moi sentir s'étendre le rayonnement que faisait dans ma paume et mes doigts le toucher du bras féminin si faible et si fort sur mon âme. Ce que je ne puis comprendre, c'est comment nous nous sommes séparés, ce qui nous a séparés, et me voilà qui traverse le monde, à tout instant en proie au mirage d'e., dans toutes les femmes dont le visage m'est caché, dans toutes les portes qui s'ouvrent, dans un cri soudain qui me glace, dans les bras insolents d'un amoureux, à des balcons, à travers les glaces d'un café, au fond d'un jardin public, sur l'escalier mobile d'un grand magasin, descendant à sens inverse, tandis que je monte et l'aperçois déjà qui disparaît à l'étage inférieur, et je lis devant moi : Prenez garde : cet escalier peut abîmer les pattes de votre chien. Ah, je suis épuisé d'erreurs, d'illusions trop vite déçues.

En réalité (... l'étrange mot !), depuis que je cours en tous sens à la recherche d'e., je ne fais que m'éloigner d'elle. Un instant, j'ai bien pensé qu'il suffirait de prendre toujours la direction opposée pour la rencontrer, la voir venir à moi, ou la surprendre, et puis l'insensé de ce raisonnement m'est apparu, bien que je ne puisse aucunement comprendre en quoi il pèche, en ressentir la fausseté logique. Alors je continue à cheminer n'importe comme, et je m' sens las, d'une lassitude amère, à parcourir des scènes de genre dans les tableaux dérisoires qui me sont offerts à chaque pas, hussards quittant une ville de garnison sous Napoléon Ier, dames des Halles offrant des fleurs au président Deschanel sur le perron de l'Élysée, enfants de chœur surpris par l'évêque à boire le vin de messe...

Ou bien je retrouve des images du passé qui n'étaient pas dans ma mémoire comme des cartes postales qu'on avait mises de côté pour l'album, vous savez l'album de toile brune avec une dame préraphaélite qui lit son livre d'heures au bord d'un parc, dans une robe cramoisie à fleurs jaunes... et jamais le temps de les ranger, de toute la vie, le jour où on s'y décide, on le prend, l'album, et il y a les pages vides, les fentes dans le carton, ce n'est pas tout à fait du carton, comment dire, avec les obliques aux quatre coins pour les coins des cartes postales, et puis où sont les cartes postales ? Elles se sont dispersées dans les tiroirs, il faudrait tout mettre sens dessus dessous, et les retrouverait-on même ? Des neuves qu'on avait, parce qu'elles étaient artistiques, et celles qu'on a reçues, le désordre des gens qu'on connaissait, qui c'est, Micheline ? Ou Joseph. Même celles qui étaient timbrées se sont égarées. On ne les a pas fait suivre, certaines. Que de Bons baisers se sont perdus à des adresses passagères ! Des paysages d'Italie. Une pêcheuse de crevettes. Et celles des farceurs, qui tirent la langue ou se déculottent. Il y avait toute la famille royale de Roumanie, on se demande pourquoi. Si on avait tout gardé, quelle compagnie on aurait ! Pas pour les sujets des cartes, mais pour les données que leur choix nous aurait laissées, des amis d'alors, de la famille, quelle compagnie les jours où l'on s'ennuie des gens en chair et en os ! Des voyages aussi, dans des pays qui n'existent plus.

– J'essaye d'entrer dans la vie des autres, puisque je ne trouve plus e. dans la mienne. Par la porte des cartes postales, par cette vulgarité révélée en eux, qui me met à l'aise, me permet d'imaginer d'eux n'importe quoi. Mais, ma petite e., qui sait dans quel logis aux confins du faux et du vrai, du tragique et de l'absurde, elle se dissimule quand elle croit m'apercevoir, car je me suis mis à penser qu'elle me fuit, que son chemin a tout le temps croisé le mien, mais à toute allure, profitant de mon attention détournée par un aiguiseur de couteaux, une automobile qui capote dans la devanture d'une bijouterie, un marchand de marrons. C'est ce qui peut-être explique ce bruit d'oiseaux à mes oreilles, comme si on jouait à ce jeu dont j'ai oublié le nom, si je l'ai jamais su, où il faut changer de place pendant que celui qui s'y colle a le dos tourné. Vous ne l'avez jamais joué avec un oiseau ? Moi non plus. Mon interlocuteur me considère d'un air hébété. C'est un homme gras et rose, avec très peu de poils partout, de ce qu'il montre enfin, un beau gilet brodé qui représente le sac du Palais d'Hiver à Pékin, et des façons à lui de se prendre pour une horloge, il sonne tous les quarts d'heure. Sans oiseau. Puis il met ses lunettes noires, ce qui indique chez lui de la perplexité. J'allais lui parler d'un écriteau que j'ai vu dans une boucherie, quand il me devance, me brûle c'est-à-dire, avec ce ton d'excuse des gens qui vous ont deviné : « Vous êtes à la recherche de Mme É. ? » dit-il. J'ai la présence d'esprit de lui répondre : « De Mme É., du tout ? C'est e. que je cherche, l'auriez-vous vue dans le quartier ? » Il s'explique précipitamment, il n'avait pas cru m'offenser, il lui semble que Mme É pourrait m'avoir parlé, histoire de me mettre à mon aise il disait Mme É, le degré d'intimité qu'il avait pu avoir avec elle ne l'autorisant guère à l'appeler e., tout petit, comme si... Je me fâche, appeler e., e., ne signifie pas qu'on ait avec elle dépassé les bornes de la familiarité. Tandis qu'afficher de lui mettre une majuscule, cela, c'est suspect. Il doit y avoir dans ma voix quelque chose de menaçant, parce que le quidam s'excuse avec une gomme qui l'efface mal, il reste des traces du gilet dans l'air, une chaussure à élastique, et puis la main droite, naturellement, qui ne peut se nettoyer elle-même.

Je ne le vois plus. Dans mes yeux, il n'y a qu'e. qui danse, e. qui sort de derrière un fauteuil, e. qui échappe et rit de ce rire à personne, e. qui change en feu tout ce sur quoi sa main se pose, tout ce qui porte un instant son parfum, e. e. e. e., qui se multiplie plus qu'e. Ile ne se répète, e.bleu e.jaune e.blanc e.noir... je la vois sans la voir, elle saute dans mon œil, elle descend la rampe de l'escalier, mais il n'y a pas d'escalier, elle se moque de moi, parce que je ne puis la rejoindre, il n'y a pas d'escalier, pas de rampe, ni pour monter ni pour descendre, il n'abîmera pas les pattes de mon chien.

*

La petite fille ne peut plus se rappeler qui elle a quitté tout à l'heure, il y a de cela un temps infini, juste celui de cligner de l'œil, elle l'a quitté Dieu sait comment : peut-être en se penchant pour voir un sou neuf tombé de la fenêtre, ou plutôt en se renversant dans le foin, c'était cette année ou l'autre, en tout cas dans la saison des foins, des fourches, des greniers, des échelles. Et qui que ce soit qu'elle ait quitté, elle l'a quitté comme un gant, et on sait plus où il est tombé, si c'était sur le plancher, brillant ça se verrait tout de suite, il a dû glisser sur le tapis, avec ses dessins compliqués ou rester dans un coin du fauteuil, imitant la malice des mouchoirs. Il disait qu'il ne pouvait pas lui lâcher la main, qu'il la retiendrait par sa robe, qu'il ne se passerait jamais de ses yeux pour dormir, ça elle ne comprenait pas comment il fallait l'entendre, de ses yeux à lui, de ses yeux à elle, tant pis, mais il disait cela comme on s'évanouit. De quoi avait-il l'air, était-il vieux, était-il jeune, et que lui demandait-il parfois si instamment, qu'elle aurait pu se prendre pour la Sainte Vierge à Lourdes, quand on suspend des béquilles autour d'elle. Le plus difficile était de se rappeler de quoi il avait l'air, presque aussi difficile que de savoir combien il y a de bleuets dans un champ de blé : toujours il s'en trouve un qui se cache. Frappe frappe dans tes mains, mon petit ami il est parti mon petit ami, parti parti je ne sais où, pêcher la truite ou chasser le loup, et je ne sais plus de quoi il a l'air, mais là plus du tout, il est parti, mon petit ami, peut-être à la guerre... ah tant pis pour lui ! s'il ne revient pas, et s'il revient même, il sera très vieux et je lui dirai : grand-père, grand-père, entrez vous asseoir... et lui me dira regarde-moi bien, mais moi j'aurais trop à faire déjà, de ces yeux que j'ai, pour voir tous les autres. Il sera jaloux, mais je lui dirai, pourquoi si longtemps avez-vous couru dans d'autres pays grand-père grand-père ? Ce nom le fera doucement pleurer, et qui sait s'il pleure il pourra me plaire... ah le lit est doux, et frais, comme sont sans les voir les fleurs.

La vie a été si longue et si courte ainsi que parfois un dimanche amer. Je n'en dirai rien à ceux qui m'entourent. Je n'en dirai rien tout bas qu'à moi-même. Et de ce qui fut autre qu'on le vit. Personne d'autrui ne sait rien vraiment ni ce qu'on devient ni ce qu'on rêva. Et n'importe qui prétend vous connaître. Ah, laissons qui veut s'imaginer qu'on l'aime ou ne l'aime pas ! Est-ce de cela vraiment qu'il s'agit d'une année à l'autre ? Si quelqu'un jamais on pouvait le suivre au fond du sommeil... On pouvait vous suivre.

C'est drôle combien dans si peu de temps, la durée à peine ou moins de l'enfance, on apprend souffrir, aimer et se taire. Il y a des jours où je me rappelle soudain tout ce que des autres j'oublie. Tout ce que j'ai surpris qu'on me cache. Et vous qui me regardez comme on joue à la poupée !

Moi j'ai ce visage lavé de la pluie et personne jamais n'y surprend les larmes.

Pourtant, si vous touchiez mon cœur parfois de vos doigts indiscrets, peut-être les retireriez-vous par peur d'avoir à partager mes secrets. Peut-être ne pourriez-vous plus dormir de l'avoir senti battre. Il y a des enfants qui meurent de ce qu'ils ont tu. Et, jeunes ou vieux, combien sans qu'on sache à quoi cela tient, pour qui vivre après tout n'est jamais que survivre. Cette nuit par exemple. Un peu plus noire mais. Une nuit on dirait comme une autre, et s'il me fallait vous expliquer pourquoi je ne saurais. Cette nuit d'août comme une autre douce. Comme une autre atroce. Et ni plus ni moins.

Je ne raconterai pas cette nuit où mes songes ne sont après tout pas très différents d'une autre nuit. Mes mains cacheront mieux que l'ombre mon visage. Il n'y a rien d'imaginaire dans les aventures du sommeil. Pour les uns seulement, comme elles sont venues, elles s'effacent. D'autres en gardent la plaie et le souvenir. D'autres comme moi, je le sais, entendent au loin la rumeur dont ils vont désormais se faire l'écho. Dites, si vous voulez, que ce sont là paroles vides. J'aimerais bien.

Tu ne reconnais pas ma voix, toi qui me cherches ? Tu ne sais pas ce que je sais, aussi tu bats inutilement pour m'atteindre les ténèbres de cette nuit. Et moi qui garde la douleur tant qu'elle n'a pas été nommée à voix haute. Tu me tiens toujours pour une enfant ? Mais serait donc la peine enfantine moins cruelle qu'une autre ? Ah, comme vous êtes tous enfantins !

(Je ne sais pas si la petite fille entend ses paroles muettes. Je ne sais pas si cette nuit à l'aube va lui donner impitoyablement raison. Je ne sais pas la millième partie de ce que ces mots tus signifient. Ou signifieraient. Nous sommes dans un pays tranquille où tout sommeille. Qu'est-ce après tout qu'un crime ou deux dans les parages ? De ceux-là qui font dans les journaux quelques lignes de sept. Il n'y a pas même eu d'incendie ou, si pourtant, on ne peut guère l'appeler qu'un feu... Les drames en cours même, pour la plupart, se sont éteints cette nuit, dans les âmes folles. Il n'y a pas de lune, à peine ici ou là quelques sanglots épars. Tout se passe comme si l'univers préparait pour demain quelque étrange et caressante symphonie. Comme si nous tous à la fois nous nous trouvions envahis d'une inspiration divine, et déjà montait une musique ébauchée à nos lèvres frémissantes... Déjà préludent les violons.)

*

J'ai cherché partout sans jamais trouver comme un poisson d'or l'e. de ma jeunesse. J'ai cherché partout, je n'ai rien trouvé que les longs malheurs dont le temps guérit. Pourtant nous étions tous les deux ensemble, hier ou tout à l'heure, et rien n'ai trouvé, rien que ce cœur lourd que je porte en moi qui me parle d'e., qui me parle d'elle. Ce cœur tout meurtri qui dort sans dormir et meurt sans mourir. Comment se peut-il qu'on survive à vivre ? Quand rien ne ressemble à ce qu'on songea, à l'amour qu'on a, à la douce espoir qu'on chantait dans l'ombre, et le vain soleil ne ressemble plus qu'à la cruauté des autres nous-mêmes.

J'ai si longtemps cru que le jour viendrait où tout serait fête. J'ai si longtemps cru qu'enfin tomberait le château des plaintes... Et m'était garant tout l'amour que j'ai du temps et des choses. J'attendais du seul destin physique alors la dégradation de mes yeux. Jamais je n'avais imaginé que pût m'être arraché ce cœur extérieur, dénoués mes doigts de ces doigts d'elle, effacé de ma route le bruit de son ombre, et chassée par le vent de la distance la chère voix égarée.

Qu'est-ce que je dis ? Quels mots chèvres me broutent, m'habitent l'oreille ? Il n'y a qu'à me réveiller, me lever nu sur ces pieds de ma puissance, écarter les rideaux, laisser entrer la lumière sur la géographie intérieure de notre vie. Si e. n'est pas là dans les replis du sommeil, c'est qu'elle se trouve n'importe où, dans une pièce ou l'autre de notre vie. Elle lave ses cheveux, elle compte les draps rangés dans l'armoire, est-ce pour choisir celui qui s'y colle ? elle a ses yeux de quand elle s'habille, elle hésite devant la couleur de ses robes, ou bien, comme je fais souvent, elle s'est réfugiée où elle peut sans m'éveiller tourner les pages d'un livre, et toute l'eau du ciel est dans ses regards bleus. Je n'ai qu'à surgir, à étendre le bras, elle va me dire oh tu m'as fait peur... fermer autour d'e. ces bras de parenthèse... mais où la chercher ? Il fait un temps gris qui rend tout à soi pareil, les gens, les paysages : je suis entré dans un grand magasin, de rayon en rayon, croyant la retrouver parmi les robes de chambre qui sont cette année si légères, ou dans la porcelaine, elle aime follement regarder les porcelaines, ou... Partout, je demandais aux vendeuses, aux inspecteurs : Vous n'avez pas vu e.? Ils me faisaient répéter, elles riaient ou s'effrayaient parce que je dois être d'un aspect assez effrayant, à cause de l'angoisse... Non, personne n'avait vu ma petite e., la plupart semblaient ne pas comprendre de quoi je parlais, de qui, quelques-uns hochaient la tête et me regardaient avec pitié.

Peut-être que je suis un fou. Elle me le disait, e., si souvent, avec ces yeux graves qu'elle prend : « Je t'assure, je ne plaisante pas, tu es un fou... » J'ai peut-être fini par le croire.

Et si je suis un fou quelle est donc ma folie ? Peut-être d'éviter ce qui m'a fait trop peur, ce que je savais un instant, tout à l'heure, et j'ai fui, oublié, oublié... Il avait dû quelque part se passer quelque chose et moi pourtant, de toutes mes épaules, de mes reins arc-boutés, mon dos qui fait voûte, et l'assise, l'écart de mes cuisses, mes genoux ployés, mes pieds crispés en terre physiquement, je retardais, j'écartais, je croyais retarder, écarter l'événement. Quel événement ? quel... ah, la sueur du ciel est sur moi, le vent claque les portes... Que s'est-il passé que je ne sais plus ? Sans doute, elle a raison, ma petite e., je suis fou, de cette terrible sorte de folie, celle qu'on n'enferme pas.

J'étais venu l'attendre dans une gare, une grande gare, encore toute noire depuis le Second Empire. À tout hasard, parce qu'enfin rien ne me prouvait qu'elle allait y venir ou qu'elle y était. Traverser le hall arrivée-départ. Qui sait, elle était venue pour prendre un train ou pour en attendre un autre, attendre quelqu'un d'autre, ou non, elle arrivait par l'express d'une ville étrangère... je n'étais sûr de rien. Toute sorte de voyageurs, des dames avec des bagages à main, des jeunes gens se précipitaient vers moi pour me demander les renseignements les plus divers, je n'avais pourtant pas la casquette de la compagnie, mais c'est comme ça partout toujours..., c'est vers moi qu'on se tourne, à moi qu'on demande son chemin, l'heure, où prendre les billets de quai. Il devait y avoir un très grand bruit, amplifié par une arrivée de train de banlieue, la course des usagers vers la sortie, le chahut des chariots, les cris des porteurs, mais je n'entends rien, c'était le cinéma muet, une jeune femme avec un boléro et un manchon que les photographes assaillaient, qui est-elle ? Une vedette ou l'he roïne d'un fait divers ? Tout d'un coup j'aperçois e., de dos, sa robe de taffetas, sa façon de marcher, je cours, je la dépasse, déjà je la prenais par l'épaule, et ce n'est pas elle, je murmure des excuses indistinctes. Ah ! la voilà ! Mais un militaire s'est interposé entre nous, qui l'embrasse. J'allais hurler. Pas un son ne sort. Et ce n'était pas ma petite e.! Seigneur Dieu merci, ce n'était pas e.! Ni une gare, d'ailleurs. Il fait un soleil fou, si bien que tout ne se définit plus que par ses ombres, sur la plage, avec les grands parasols rouge et blanc, les gens demi-nus dans le sable, je cours d'illusion en illusion, nulle part quand je m'approche, les femmes qui se retournent l'œil étonné, ou le sourire accueillant, aucune d'entre elles de près ne ressemble plus à e. J'aurais dû prendre mon panama, cela cuit le front, les yeux. Mon panama ? J'ai donc un panama ? Depuis belle lurette, personne ne porte plus de panama, voyons, je ne l'ai pas plutôt pensé que tous les baigneurs en costume rayé comme un seul homme portent la main à leur panama. Qui saluent-ils ? Je n'ai pas pu la voir, à cause du tourbillon que font autour d'elle ces messieurs en vacances... je n'ai pas pu la voir : était-ce e., cette fois, oui ou non ?

*

J'étais assise au milieu d'une grande salle bleue. Elle était bleue aujourd'hui parce que l'orage qui la faisait jusque-là noir et or avait chassé tous les nuages. C'était une école où l'on apprend à être heureux, tous les plafonds et tous les murs en sont de verre, il n'y règne que l'humeur du ciel. J'étais assise tout en bas, tout au milieu, comme une poupée abandonnée, et sur les gradins circulaires... non, cela ne suffit pas de dire circulaires, parce qu'il n'y avait pas un rang, puis un au-dessous, un au-dessus, les rangs étaient ininterrompus... ça ne suffit pas de dire ininterrompus, ils se déroulaient insensiblement de l'un dans l'autre, par une longue spirale continue... ça ne suffit pas de dire continue, parce que la spirale jouait sur elle-même, jouait, ça ne suffit pas de dire jouait, ce n'était pas un jeu, mais comme la respiration des juges, car tous ceux qui siégeaient dans cet énorme escargot, mais l'escargot ne respire pas, il s'enroule dans le silence, il disparaît en lui-même, ce n'était pas un escargot, plutôt un orgue, ou un accordéon gigantesque, tous ceux dont l'accordéon était la respiration étaient là pour me juger, il n'y avait pas de musique, il n'y avait que le fait que je passais en jugement. De quel droit me jugent-ils tous ? De quoi, pourquoi me jugent-ils ? Cela se déroule au-dessus de moi, les yeux, une chaîne d'yeux, qui me regardent, et cela tourne, et cela se tourne vers moi, comme une interminable interrogation, une question qui ne m'a pas été posée à quoi l'on veut que je réponde... Je ne comprends ni ce qu'on me veut ni ce que je me veux. De quoi s'agit-il ? Évidemment, il y a quelque chose que j'ai fait, que je n'aurais pas dû, mais tout le monde semble au courant, je suis seule à ne pas comprendre, et tout l'espace au-dessus de moi, un cornet renversé, bourdonne de murmures, de reproches. Il y a quelque chose qui s'est passé que tout le monde sait, excepté moi. Personne ne veut le croire, personne ne songe imaginer que je ne le sais pas, que je ne le sais pas quand tout le monde le sait, je ne passerai pas mon examen, honteusement, honteusement... J'ai fermé les yeux pour ne pas voir ma honte, mais ça ne sert à rien parce qu'elle est au-dedans. Il y a très longtemps que je la porte comme un enfant trop lourd pour moi, qui remue ses jambes, qui me bat de ses poings. Et quand je rouvre les yeux, je vois au-dessus de moi la grande coupole transparente, et le ciel bleu bleu bleu bleu comme une accusation. Comme le silence. Une mise en demeure. Mais de quoi se tait-on ? de quoi m'accuse-t-on sans mot dire ? que me reproche-t-on par signes, sans faire même de signes, rien que de l'immobilité des juges, qui ne sont pas vraiment des juges, qui ne sont pas vraiment immobiles, on dirait qu'ils se balancent insensiblement, ou ce n'est peut-être pas eux, c'est la salle, c'est le ciel, et moi aussi j'oscille, seulement moins, parce que je suis au centre, par terre, assise, les mains à terre des deux côtés, l'une appuie un peu plus, et puis c'est l'autre, et puis l'autre, l'une je veux dire, l'autre, je veux dire l'autre. Alternativement. Je n'apprendrai jamais ici à être heureuse, à cause de l'oscillation, pas seulement l'oscillation de mes épaules, ma tête, mes bras, non, l'oscillation intérieure, le doute qui est l'enfant que je porte, les petits pieds du doute, ses poings désespérés. Il a dû se passer quelque chose. On me le cache, ou je l'ai oublié, je ne sais pas. Ou peut-être que c'est maintenant seulement qu'il se passe quelque chose, et que je le comprendrai après, c'est trop tôt pour que cela prenne sens en moi, trop tôt ? Ou trop tard, qui sait. Peut-être que cela va seulement se passer, que cela se prépare, comme un orage, et tout à l'heure mes yeux vont se dessiller, tout sera noir et or en moi, tout sera déchiré, pantelant, compréhensible. Compréhensible ? Drôle de mot. Incompréhensible.

Incompréhensible.

Attendez, cela sourd en bégayant un peu comme une eau dans le sable, cela balbutie le langage des sources quelque part, on ne me l'a pas appris, à l'école on ne m'apprenait que l'anglais. Pourtant combien y a-t-il d'Anglais en ce monde, et combien de sources ? Je parierais pour les sources, il y a plus de sources dans le monde que d'Anglais pour y boire, et d'ailleurs ils préfèrent le stout, il n'y a pas à plaindre les Anglais. Mais moi, moi qui suis assise en bas, tout en bas du monde, où sont les choses secrètes, qui font des bulles juste le temps de faire des bulles, juste le temps qu'elles crèvent, comme quand on desserre les lèvres, et la bouche fait pa, pa, pa... j'écoute crever les bulles, j'essaye de comprendre le drame qu'elles expriment, avec leurs mots d'une seule syllabe toujours la même, mais dont peut-être le sens varie suivant la rapidité et le nombre des répétitions papapapapapapapa... ou pah-pah-pah-pah... j'écoute crever les bulles, j'essaye de deviner ce qu'elles disent, d'un événement qui s'est produit tout à l'heure, et personne encore n'en sait rien que leur épouvante po-po-po-po – pap-pap – apapap – papa-papapapapapa...

Mais comment pourrais-je avoir responsabilité d'une chose dont je ne sais rien, si ce n'est cette panique des paroles profondes, ce partage de peurs pépiées, ces pertes d'une pensée souterraine ? De quoi me faites-vous procès ? Soudain...

Soudain, d'ailleurs, je ne sais d'où, comme une porte cède, me vient pressentiment d'une présence proche, ou plus proche, d'une approche imprécise et pressante, d'une menace d'autant plus difficile à fuir que j'ignore d'où elle vient, que tout autour de moi s'est enténébré, et que je retrouve devant moi le souffle dont j'avais cru m'éloigner, cette palpitation d'un être inconnu à ma rencontre, et je tourne dans un passage étroit, j'emprunte Dieu sait quel couloir, quels paliers, quels étranglements sans parvenir dans la demi-lumière à deviner si mon seul effroi l'engendre, ce mouvement d'ombre dont je me crois poursuivie... Ce sont ces entrailles des maisons dégradées d'autrefois, où l'on a grignoté les hautes salles pour créer des loges, cloisonné des salons aux boiseries fendues pour ménager ces corridors qui tournent à tout bout de champ, et les murs suintent de soufre, comme si ces coulisses des commerces de gros préfiguraient les abords d'un enfer moderne. Et brusquement la silhouette amplifiée du poursuivant m'apparaît à un détour de ce chemin minable, où deux marches ont failli me faire tomber dans les bras d'une ombre gigantesque... j'ai couru dans le premier boyau de ténèbres qui s'est ouvert sur ma gauche, et je me suis trouvée dans un office sans jour où les murs étaient tous des placards entrouverts. Des deux côtés à la fois, les portes en ayant bougé avec la lenteur des miroirs, j'allais m'évanouir sans doute de terreur, quand une voix m'appela par mon nom, que je crus reconnaître...

J'ouvris les yeux dans un univers si obscur qu'à peine j'ai pu comprendre être dans ce grand lit dont je m'étais étonnée pour sa douceur et sa démesure, plus tôt, me semblait-il, dans cette nuit. C'est alors que je compris d'où venait ce souffle, ce halètement dont je m'étais cru poursuivie dans les corridors d'un songe. Et cette respiration réelle de quelqu'un dans mon lit même me glaça de frayeur.

Je ne pouvais plus bouger. J'étais comme un oiseau fasciné dans ces draps qui remuaient, me sembla-t-il, d'un corps sans hâte, bougeant vers moi. Dont je sentais s'aggraver la pesanteur. Le poursuivant du rêve venait au-devant de moi dans le monde mal éveillé où j'avais cru m'échapper de lui. Et comme je perdais à la fois et je reprenais le sens de tout ceci, j'eus tout à coup le sentiment étrange que je tombais dans le temps.

Je tombais, je tombais. Je tombais au travers de mon existence comme dans un puits, je m'étais défaite de mon enfance ainsi qu'on dénoue ses cheveux, je sentais les transformations étranges de mon corps et l'on eût dit que l'être obscur qui venait à ma rencontre traversait entre moi, vers moi les époques de sa vie. Comment est-ce que je devinais en lui ces mutations du corps et de l'âme, comment éprouvais-je en lui à la fois les battements du cœur et le halètement de l'âge, et par lui commençais-je ainsi à ressentir les changements de ma chair, et le désespoir de vieillir ? Je savais qu'il allait me toucher de sa main, je pressentais là-bas ses jambes, je ne pouvais pas même crier, j'étais sa proie. Je rejetai ma tête sur les oreillers, je pensai : c'est la mort, voilà, c'est la mort, et dérisoirement dans cette nuit épaissie j'écarquillai mes yeux sur la fin de ma vie.

C'est alors que je reconnus la voix qui disait tout bas comme toujours : « e. ma petite e., tu dors ou tu ne dors pas » et je vis qu'on avait tourné le bouton du transistor dont la lumière pâle et incertaine, à côté du lit, tombait sur moi. Mon Dieu, mon Dieu, c'est toi, c'est toi ? Il ne répondit pas, posa un baiser sur mon front, et relevant les cheveux de mon oreille, écoute, disait-il...

La voix prit un peu de temps à me parvenir, à se faire distincte, puis s'amplifia, envahit ma conscience et la chambre, une voix pâle, mettant entre les mots un espace de pas, une espèce de poussière, l'irrévocabilité de l'événement. Des paroles qui ne sont ni à l'heure ni à la place accoutumée. Une nouvelle pourtant déjà qui dut être annoncée. Qu'on répète comme si l'on avait peur qu'elle m'ait échappé. Qu'on ne peut faire autrement que reprendre, parce que tous ceux qui ne l'auraient pas entendue se réveilleraient sans plus jamais comprendre le monde où ils vont rouvrir les yeux. Je n'avais plus peur, ou plutôt j'avais peur d'autre chose. Pas de ce corps vivant qui partageait mon lit, dont maintenant m'était la présence naturelle, à cause de la voix, de ce qu'elle disait à l'un comme à l'autre de nous. Lui, l'homme, il me tenait le poignet dans ses doigts, et par eux je savais tout ce qu'il pensait, comme un écho de moi-même. J'avais peur, et lui comme moi, des mêmes choses, de comprendre. Nous étions à ce dernier instant où l'on peut encore souhaiter se tromper, être la victime d'un mirage de l'oreille, pas très sûr de ne pas inventer ce qu'on entend, croit entendre. On a manqué deux ou trois mots, le début de la phrase, et peut-être ce qui précédait... peut-être est-on le jouet d'une équivoque, d'une négation sautée, et ce serait le contraire-dit. Oui, oui, ce doit être le contraire-dit. Comme les rêves qui sont le contraire de ce qui n'est pas rêvé, ou l'inverse. Si on en avait la force, rien ne serait jamais ce qu'il va être, ce qu'il est, ce qu'il a déjà sans doute été..

Mais voilà que je sais par tes doigts serrés que ton angoisse est la mienne, que tu as entendu comme moi, que par là les chances de s'être trompé diminuent, que l'espoir se fait improbable. Tes doigts qui font sur mon poignet le compte, le calcul des improbabilités. Je me demande qui bat ainsi ton cœur ou le mien, ton cœur et le mien ? Ce souffle qui me dit entre le monde et l'oreille, ma petite e., et je me serre contre toi, comme une minuscule au bout de la ligne, à déborder du papier... voilà donc ce qui arrive, nous arrive, à nous deux, je me blottis le long de toi pour être sûre que tu es là, comme toutes les nuits, je t'aurais bien dit : prends-moi dans tes bras, mais déjà tu m'y as prise, tu me serres dans tes bras, on pourrait s'imaginer que tu me fais de tes bras, de tes épaules, un abri pour quand sur nous va s'écrouler le plafond. Une ombre passe devant mes yeux dans la pâleur des mots, ta main qui tourne à la recherche d'un autre poste, pour vérifier les phrases dites, répétées, reprises... passant par des miettes de musique, des chants dérisoires, écœurants soudain... puis l'indicatif des sinistres, deux fois, repris après un arrêt, comme si, le speaker doute-t-il de sa parole ? le silence brisé, les phrases, les mêmes :

C'est à 23 h 30, hier soir 20 août, d'après Radio-Prague, que les troupes soviétiques, est-allemandes, bulgares, polonaises et hongroises ont franchi sans avertissement les frontières tchécoslovaques. L'armée, les corps de sécurité n'ont pas reçu l'ordre de s'opposer à leur avance... Les chars soviétiques sont entrés dans Prague aux premières heures du 21 août...

Communiqué Tass du 21 août 1968.

Des hommes d'État et du parti communiste tchécoslovaque ont demandé à l'U.R.S.S. et aux autres États alliés de venir en aide au peuple tchécoslovaque frère en lui apportant une aide militaire...

Pravda du 22 août.

 

1970.