La valse des adieux

« Depuis des mois et des mois, je savais à quoi m'en tenir, je connaissais le fond de l'abîme... »

Qui parle ? Mais qui vous voudrez. J'ai l'habitude de parler à la première personne. Pas vous ? De toute façon, dire je, dire moi, est le plus simple : le lecteur, ensuite, en dispose.

Laissons là les guillemets : depuis des mois, je connaissais... Une amie à moi me disait ces jours-ci au téléphone : Ah quelle invention que la solitude... Oui. Mais encore on peut la tenir pour un progrès sur ce silence qu'on promène avec soi parmi les gens bruyants et bavards. Ou pire : dans leur compagnie, la nécessité des propos comme de feuillages à cacher le fond noir du puits. Il y a diverses façons de se taire. Il y a diverses façons d'être seul.

Ces dernières semaines, j'étais isolé du monde. Par le mal qui se niche ici ou là dans l'homme, et en devient la grande affaire, si bien que le temps n'a plus de poids, que les jours passent, et les nuits. Tout prend le caractère équivoque des rêves. Des rêves ? Il n'est même pas si sûr qu'il s'agisse des rêves. Cela ressemble à la vie. Une longue histoire. Et puis pas seulement : à la vie en général. À la mienne. À ma vie, cette vie dont je sais si bien le goût amer qu'elle m'a laissé, cette vie à la fin des fins qu'on ne m'en casse plus les oreilles, qu'on ne me raconte plus combien elle a été magnifique, qu'on ne me bassine plus de ma légende. Cette vie comme un jeu terrible où j'ai perdu. Que j'ai gâchée de fond en comble.

Quoi ? Voilà les protestations qui recommencent. À la fin, je sais de quoi je parle. Je le sais mieux que vous, je ne suis pas le personnage que vous prétendez m'imposer d'être ou d'avoir été. J'ai gâché ma vie et c'est tout.

*

Cette espèce de douleur que j'ai, que je promène au plus profond de moi, parfois s'éteint, s'endort : on dirait que je ne sais quelle chanson la berce, la vainc, la surmonte, une chanson pourtant oubliée, mais qui se réveille, une chanson de mon enfance, et j'essaye d'en retrouver les mots, la musique... D'où vient-elle ? À quels souvenirs accrochée ? Je l'entends dans ce décor ancien, où dort la caisse noire d'un piètre piano droit, à quoi ma grand'mère, parfois, aimait s'asseoir, montrer qu'elle en avait su jouer, et elle avait retenu deux ou trois rengaines de son temps à elle, qu'elle avait gardées dans ses doigts. On aurait cru vraiment..

Plus tard, quand je fus d'âge à lire Nerval, c'est machinalement à l'une de ces chansons toujours que je pensais, tombant sur, vous savez, ces vers :

 

Il est un air pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Wèbre,

Un air très vieux, languissant et funèbre,

Qui pour moi seul a des charmes, secrets !

 

Et pourtant, lorsque le piano m'en revient, cela ne ressemble aucunement à l'air dont il est ainsi parlé. J'entends se reformer en moi une mélodie comme des demoiselles en jouaient ou chantaient sans doute aux années soixante de l'autre siècle, quand Gérard s'était pendu déjà depuis une dizaine d'années. Je revois sur le pupitre du piano la chanson imprimée, avec sa couverture, où une gravure montre deux jeunes filles, jouant l'une, et l'autre derrière elle chantant, des demoiselles du monde de Mme de Ségur :

 

Il est un air à la fois doux et tendre,

Qu'on nous jouait avant de s'endormir.

Et nous aimions chaque soir à l'entendre :

J'en ai gardé le lointain souvenir.

 

Je n'en sais plus les paroles qu'on chante

Et nous chantions jusqu'à fermer les yeux.

C'est une valse à l'allure entraînante :

Nous l'appelions « La Valse des Adieux ».

 

Ça doit être à peu près comme ça, ou est-ce que je reconstitue les mots à ma manière ? Qu'importe ! Le dernier vers, au moins, je ne l'invente pas : Nous l'appelions la Valse des Adieux...

*

Pourquoi, ce soir-là, l'air, mais l'air vraiment de cette valse m'était-il revenu, me possédait-il comme j'allais à force de le répéter m'endormir en ce lieu si peu fait pour le sommeil, où je me trouvais par hasard, amené là je ne sais comment, avec toute l'inconséquence des rêves, l'égarement des mots, une sorte de sentiment de me perdre, et ce n'était point une forêt, j'étais en plein Paris, en plein cœur, en plein ventre de Paris. On ne peut pas mieux dire, puisque j'étais dans un bistro, non loin de la pointe Saint-Eustache, ou du moins me semblait-il, je ne sais trop quand, accoudé au zinc, en raison de l'aspect des gens que j'y voisinais, et qui semblaient le carnaval d'un autre temps. À commencer par ce grand gaillard blond dans sa blouse à mille raies bleu et blanc, son casque à mèche, et le fouet qu'il tenait comme s'il y avait encore des chevaux dans le quartier des Halles. Voilà, voilà pourquoi j'avais tout à l'heure Nerval en tête : c'est ici, plus ou moins, qu'il a dû venir dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855, Paris était sous la neige comme un décor du Châtelet, cela gelait ferme et Gérard ne pouvait pas toujours rester dans ce cabaret où il avait dîné... où était-il allé errer par cette nuit de dix-huit degrés au-dessous de zéro, à en croire ceux qui avaient consulté le thermoscope ? Cela devait avoir longtemps duré avant d'arriver à la rue de la Vieille-Lanterne, on ne se tue pas si facilement que cela. Même si on a profondément ancré en soi le sentiment d'avoir gâché sa vie...

D'ailleurs, ce soir, nous sommes en septembre, par un bel automne doux, où l'on a l'envie de marcher sa nuit, de laisser ce peuple du cabaret se manger des gratinées ou des moules, avec des airs de masques, qui tiennent peut-être autant de la mode nouvelle des hommes, ces derniers temps, leur façon de porter le poil, les cheveux plus ou moins longs, tombant parfois jusqu'aux épaules et souvent sous des chapeaux baroques, les favoris, enfin tout ce romantisme qui n'est peut-être qu'une idée que je me fais des choses... Tout Rossini, tout Mozart et tout Wèbre... Qu'est-ce que c'est que ces obsessions ? Une fois dehors, le Paris que je vais retrouver sera bien celui de cette année 72... le Paris éventré des Halles, dans le massacre de Baltard, ses palissades couvertes de peinture, comme une exposition d'enfants, de peintres conventionnels, de contestataires (ainsi qu'on dit ces jours-ci), et une traîne du pavé qui ne ressemble à rien d'avant... les restes, les vestiges d'un quartier abandonné, avec ses maisons aux fenêtres murées, de brusques coins éclairés, ses longues rues d'ombre... J'ai beau savoir : en quelle année sommes-nous ? S'il ne faisait pas si beau, si doux, si tendre...

« Où tu t'en vas comme ça, grand-père ? » me dit une voix jeune, mais forte, et je lève le nez sur ce gaillard déjà si familier. C'est le type de tout à l'heure, dans le bistro, le garçon au casque à mèche avec son fouet. Nous avions échangé quelques mots à propos des moules, on n'est pas des inconnus. Je réfléchis : où est-ce que je vais ? Voilà une question à laquelle il est bien difficile de répondre. Je ne vais pas rue de la Vieille-Lanterne, d'ailleurs elle n'existe plus, cette rue-là... quelle drôle d'idée ! Il dit encore, le gaillard, et j'ai l'impression quand il parle qu'il va faire craquer ses vêtements. « ... peut-être, mon camarade, que je pourrais te donner un coup de lift... si tu vas un peu loin, et pas trop hors de mon chemin... »

L'idée me vient qu'il a dû attacher son cheval quelque part et qu'il veut me prendre en croupe, et tout d'un coup, je sens en moi monter le fou rire, je dis : « Ça, mon garçon, je ne voudrais pas te détourner de ta route, et puis... » Remarquez que je ne sais pas et puis quoi... L'autre a, je le vois bien, l'impression que je me fais prier, qu'en réalité... alors il fait claquer son fouet et en rattrape la mèche dans sa main, puis demande : « Peut-être que je suis indiscret, et d'ailleurs si tu rentres chez toi, tu habites peut-être le quartier... » Là où nous sommes, l'idée d'y habiter me fait franchement rire. Qu'est-ce que je vais inventer ? Parce que, d'ailleurs, ça m'amuserait, le cheval. « Non – je dis –, je n'habite pas du tout par ici, et puis je vais ailleurs... c'est peut-être ton chemin, après tout ? Je vais à Rungis... » Qu'est-ce qui m'a pris d'inventer Rungis ? Comme si tout naturellement des Halles, pas... Là, le voilà tout joyeux, Rungis... c'est précisément à Rungis qu'il doit aller, viens, mon camarade, je vais détacher mon canasson, et puis je t'emmène dans mon petit deux-places...

En fait de canasson, on a été de l'autre côté du pavillon qui subsiste, et mon compagnon m'a fait monter dans un énorme camion bleu ciel (autant que j'en ai pu juger avec la lune), il a crié hue, cocotte ! et nous avons démarré.

Je manque d'expérience pour ce genre de locomotion, il faut dire, mais il m'a semblé, dans une ville absolument vide, être le roi de la création. Avec ça que mon compagnon s'était lancé, sur la vie des camionneurs, sur les dangers de la route, les incidents nocturnes, les particularités syndicales du métier, dans un flux de propos tel que je me croyais en train de faire un reportage dont je sentais bien, hélas ! que je n'allais retenir que trop peu... jamais je ne pourrais faire mon papier, d'autant que mon chauffeur mêlait à tout cela des détails personnels sur sa vie privée, les aléas du voyage, les rencontres, les rapports avec ses collègues, les dangers de la nuit... Il y ajoutait d'étranges anecdotes sur des meetings de camionneurs dans des lieux de rencontre, des clairières de forêts : tout cela avait une lumière bizarre que l'éclairage variable de la route rendait irréelle, d'autant que dans ce désert qui avait commencé par être bleu tout s'était mis en approchant de Rungis à prendre une couleur orange, je ne sais pour quel jeu de rime où commencèrent à se croiser quelques monstres de la taille du nôtre, allant en sens inverse et qui semblaient au passage nous faire des signes de complicité.

*

Je m'attendais à trouver dans les nouvelles halles une sorte de survie de ce que j'avais bien connu à Paris dans les années trente, quand j'étais journaliste et remontais chaque nuit de la rue Montmartre vers Plaisance, dans un de ces taxis collectifs où nous étions des habitués qu'un chauffeur ramassait tous les soirs près du Châtelet. En réalité, il n'y avait là rien de pareil, dans cette énorme lumière où se faisaient les échanges et les achats, et tout semblait de ce fait même, plongé dans un silence surnaturel, qui n'était peut-être pas du tout du silence, mais une sorte de stupéfaction du bruit, comme l'orangé de la lumière n'était qu'un aveuglement de violence.

Mon conducteur m'avait montré une singulière discrétion, touchant mes raisons d'aller à Rungis ; ce que j'y venais diable faire et nous nous étions séparés, je l'avais bien vu, avec quelque hésitation de sa part : qu'est-ce que je pouvais bien être venu trafiquer ici, semblait-il, n'ayant aucune raison de me mêler à la vie des halles, m'engageant sur la route au-delà de l'agglomération de Rungis, et il devait être largement plus de deux heures du matin. Je me le demandais aussi, et dans quelle aventure je me jetais, où j'allais terminer ma nuit, cesser de marcher, dormir, ou quoi ? J'ai toujours été un noctambule, mais ceci passait vraiment la mesure, sans pourtant que je prisse une décision ou l'autre d'y mettre fin. Je n'avais même pas eu garde à ce fait que, débarqué du camion bleu, je m'étais tout naturellement dirigé à l'inverse de la raison, m'éloignant encore de Paris, sans pour autant avoir un but conscient dans ma tête où tournaient mille et une fantasmagories. Car j'avais été repris par la solitude à une rêverie indistincte et triste où murmurait par moments comme un bruit de source l'air confus, et parfois faussé, de La Valse des Adieux.

Je ne sentais aucune fatigue. Ce qui était au moins singulier si l'on songe à l'état de mal où j'avais été confiné pendant les deux semaines précédentes. Aucune fatigue du corps, et même un sentiment extraordinaire de disponibilité physique. Je savais bien que cela viendrait plus tard, mais ne voulais pas y songer, gardant toute ma capacité de souffrir pour autre chose, pour cette affaire qui me tracassait et dont je ne parlais pas depuis des mois et des mois. Allons, bon, je ne vais pas recommencer mon histoire de ses premiers mots. J'essayais même d'effacer en moi ce sentiment de l'abîme, dont j'ai parlé, à l'aide d'un plaisir que m'avait fait dans la fin de l'après-midi une amie qui m'avait téléphoné de la foire de Francfort. Un plaisir de vanité sans doute, mais un plaisir. J'ai écrit, enfin commencé d'écrire, il y a cinquante-quatre ans de cela, au Chemin des Dames, une manière de roman qui depuis ce temps-là n'a guère eu de succès. Voilà qu'à Francfort, paraît-il, la traduction allemande de ce livre semble être reçue comme jamais nulle part le texte original ne l'a été. Il paraît que les jeunes gens, les étudiants dans le champ de vente croyant me trouver, venaient au stand de mon éditeur et me réclamaient constamment. Je songeais au temps où j'écrivais ce bouquin de malheur, dans la petite sape où mon colonel m'accusait de m'être fourré pour éviter qu'il vînt faire avec moi sa partie d'échecs, en raison du danger du lieu. Je songeais aussi à ce livre de chansons que j'avais un peu plus tard trouvé sur un jeune Allemand mort, dont les yeux grands ouverts, depuis, m'ont toujours poursuivi dans mes rêves, des yeux comme une protestation de ce qu'ils voyaient sans doute en lui à la dernière minute. Et moi qui n'avais pu que continuer d'écrire ce livre, après tout inutile, puisque personne ne s'y intéressait... toute la vie ainsi passe, et un beau jour en Allemagne, imaginez-vous, en Allemagne... J'y repensai marchant dans la nuit en direction de Fontainebleau. Pourquoi Fontainebleau ? Je pourrais aussi bien dire Avignon... Et voilà que j'avais perdu l'air à la fois doux et tendre, que je n'arrivais plus même à murmurer juste La Valse des Adieux.

« Voyons, grand-père, qu'est-ce que tu fais là sur cette route ? D'abord elle est interdite aux piétons, et s'il y avait des types de la police, hein ! Tu n'es vraiment pas raisonnable : où vas-tu ? C'est à Paris que tu as ton dodo, non ? »

Le camion bleu s'était arrêté presque sur moi, avec un dérapage encore, et de la porte ouverte, mon gaillard me parlait. Allons, monte. De toute façon, je m'en vais dans ta direction, puisque tu ne t'en retournes pas vers Paris. Regarde, un peu de plus et je t'écrasais ! Où tu vas, tu peux bien me le dire, je ne le raconterai pas. Puis il s'est arrêté parce que je riais, je riais comme un fou : « Et de quoi tu ris ? C'est sérieux comme un pape ce que je te dis. Un peu de plus et je t'écrasais ! »

Il ne pouvait pas comprendre, évidemment, que c'était de ça que je riais, de ça précisément. Eh bien, je lui dis, gamin, je suis un pas de chance : un peu de plus et tu m'écrasais... Et lui : « Non, mais tu es pas cinglé ? Ça te fait rire ? – Il frissonne – Tu vois l'effet que ça me fait à moi, j'en ai des trucs dans le dos, tiens, que ça frise. Allez, grimpe ! »

Pas de raison de ne pas grimper, je me retrouvai sur mon siège, le coussin y avait gardé la forme de mes fesses. On rentre à la maison, pour ainsi dire. Quand, pour en avoir la paix, je lui eus dit que j'allais à Fontainebleau, ce qui vous avait un air d'évidence, bien que je n'allasse nulle part, jeune homme, nulle part que devant moi... mais ça, pour le lui faire comprendre ! Alors, Fontainebleau, et puis encore Fontainebleau, pour le faire avaler, il fallait trouver un prétexte, une invention. Tu n'auras pas besoin d'entrer dans la ville, tu me laisses à l'obélisque, c'est à trois pas.

« Qu'est-ce qui est à trois pas ? » il dit, le casque à mèche, « tu me racontes encore des histoires ! »

Bien non, c'est-à-dire que si, pour t'expliquer maintenant, mon petit... à Fontainebleau, il y a une dame, une jeune dame, qui est très gentille avec moi, elle ne me laissera pas à la rue. « Tu crois ? – dit l'autre, et il se gratte le casque à mèche, parce que à cette heure-ci, on ne lui ouvrira pas, au grand-père, même une jeune dame ! Elle dort, et puis tu dis que sa maison, c'est immense (Moi, je n'ai rien dit, je vous fais remarquer !), alors elle ne t'entendra même pas venir. Comment tu vas faire pour entrer ? » On roulait, et moi je dis : « Eh bien, j'amènerai mon cheval à la porte, et quand elle verra que son fer est détaché. » Mais, lui, il n'y comprenait rien. Ton cheval ? Mais oui, gamin, chez cette dame-là, un cheval, c'est un passeport. Elle est plutôt petite, je veux bien, mais c'est une grande écuyère... les chevaux, elle... Tu m'en racontes, il disait, et d'abord, où il est, ton cheval ? Il devait avoir oublié comment un peu plus tôt il parlait du sien. Tout d'un coup, il arrête sa bagnole. Tu permets ? J'ai une de ces envies de pisser, ça va être le déluge ! Il a sauté à bas, et avec une espèce de pudeur couru un peu en avant dans le fossé. Moi, je descends de mon côté, histoire de me dégourdir les jambes. Et puis, tout d'un coup je m'enfonce dans le fourré, je m'y terre, j'ai l'envie de la solitude. J'entends l'autre revenu à son camion qui s'étonne, et m'appelle, où tu es, grand-père ? ne fais pas l'idiot ! Il bat les alentours quelque temps. Il a passé pas très loin de moi, j'entendais sa respiration, puis ça lui a pris comme une rage. Après tout, si ça te chante ! J'en ai jamais vu, des vieux comme ça ! Et il est remonté sur son siège, il a crié encore une fois quelque chose, puis claqué sa portière, le monstre a bondi comme si d'un coup il voulait être à Lyon, à Marseille, est-ce que je sais ? Le silence, la splendeur du silence...

*

C'est une maison merveilleuse, tout de suite dans Fontainebleau, une maison comme il n'y en a pas. Je ne vais pas la décrire dans la nuit, dans son parc. Tout le monde s'était réveillé pour nous accueillir, mon cheval et moi... Isidore, en attendant d'avoir un maréchal-ferrant pour son pied, on lui avait jeté dessus une couverture à grands carreaux jaunes qui lui donnait l'air d'un vieux gentleman, dans son fauteuil, en train de lire le Times, les lunettes qui glissent, et de temps en temps un de ces ouimphs ! qui vous font, quand on est cheval, de brusques nuages aux naseaux, comme sur les bandes dessinées. Isidore, tiens-toi bien, tu es dans le monde.

Nous étions dans la salle à manger qui a plein de tableaux de maîtres sur ses hauts murs, mais je n'avais d'yeux que pour le portrait de la mère de notre hôtesse, par Balthus, un portrait tout simple, dans une pièce nue. C'était une femme extraordinaire, je l'avais bien connue, elle était très généreuse, et en 1939 elle nous avait aidés, ma femme et moi, quand nous avions voulu aller à New York par le Normandie. Sa fille ne lui ressemble pas du tout, elle est comme un poisson d'argent, d'une vivacité surprenante. Sa folie des chevaux lui va, comme on le dit d'un tailleur. Elle avait fait apporter un picotin à Isidore, et elle s'assurait tout le temps qu'il était bien au chaud, tout à fait comme s'il se fût agi d'un vieil ami de la maison qui s'était perdu dans les bois. J'étais un peu confus, à une heure pareille, d'avoir réveillé tant de personnes, mais je n'avais pas eu le choix. Tout cela, avec Isidore dans son rocking-chair, fumant un gros cigare, avait l'air d'une image tirée de Grandville. Pourtant tout le monde semblait trouver nos péripéties naturelles, et c'était moi qui devais expliquer à chacun ce qu'il y avait de bizarrerie dans notre aventure, on m'écoutait gentiment, bien que le récit de ma nuit, les Halles, Gérard de Nerval et le reste... mais moi, j'étais saisi d'un sentiment : cette maison, encore qu'elle fût d'un siècle au moins plus ancienne, c'était la maison de La Valse des Adieux, pas comme la jouait ma pauvre grand-mère, mais sans doute comme elle l'imaginait, enfin la maison des grandes petites filles qu'on voyait sur la musique-papier, et par une rencontre étrange je m'apercevais pour la première fois de la parenté qui régnait entre ce monde pervers des enfants dans la peinture de Balthus et celui des Petites filles modèles.

Tout de même, j'avais le sentiment d'avoir introduit le désordre dans cette demeure Louis XV, toute chargée d'objets merveilleux sur les rebords des bibliothèques, les tables, partout, comme s'ils incarnaient le silence qu'Isidore rompait de son parler cheval. Il fallait que j'explique à tout le monde que tout ceci n'était qu'un rêve, comme en général la vie, l'absurde vie des nuits et des jours, mais personne n'attachait d'attention à ce que je pouvais dire, et j'entendis même quelqu'un demander à Isidore s'il ne voulait pas une tasse de thé, léger léger, ou au contraire foncé, presque noir...

*

Ah, Dieu des enfers ! je perds ma belle vieillesse à vouloir expliquer quoi que ce soit aux gens. Tour à tour leur disant que rien n'est qu'un rêve, ou soudain, tout au contraire que les rêves mêmes sont le monde où nous vivons, la vie, en un mot, cette chienne de vie. À qui est-ce que j'essaye ainsi de donner le change ? Aux autres ou à moi-même ? Ni à eux, ni à moi. Mais à ce qui est devant nous tous, à l'inévitable. J'essaye de détourner mes regards, les vôtres, de ce qu'au bout du compte j'ai lu jadis aux yeux d'injustice de ce grand enfant mort dans les fossés autour du fort de la Malmaison. Mais lui, il n'avait vu la chose qu'à la dernière minute, celle dont on meurt. Ce dont j'essaye de me, de vous détourner, n'est pas l'affaire d'un instant. Cela ressemble à ces longues maladies qui tout au contraire font appeler la fin à ceux qui en sont frappés. Rien n'est plus normal au bout du compte que la douleur. L'étrange est parfois qu'on l'oublie. D'avoir goût à cet état d'inconscience donne à la plupart des gens le sentiment qu'il est naturel, et que la conscience du mal qu'on porte en soi tout au contraire est une maladie qu'il faut chasser. D'où ces cris, ces protestations que je rencontre quand je parle suivant mon triste cœur, cette prétention qu'on a de m'imposer comme un devoir un perpétuel optimisme. Je ne connais rien de plus cruel en ce bas monde, que les optimistes de décision. Ce sont des êtres d'une méchanceté tapageuse, et dont on jurerait qu'ils se sont donné pour mission d'imposer le règne aveugle de la sottise. On me dit le plus souvent que l'optimisme est un devoir, parce que si nous voulons changer le monde, il faut croire d'abord que c'est possible. Il me semble que ce raisonnement rentre dans l'une des catégories de fausseté depuis longtemps dénoncées par Aristote. Je ne vais pas me donner la peine de chercher à quel faux syllogisme ici j'ai affaire. Je sais cependant que si vous voulez changer le monde, vous ne le ferez pas sans l'aide puissante de ceux qui ne se sont pas fait pour règle de conduite la pratique d'avance décidée de l'aveuglement. Je crois au pouvoir de la douleur, de la blessure et du désespoir. Laissez, laissez aux pédagogues du tout va bien cette philosophie que tout dément dans la pratique de la vie. Il y a, croyez-moi, dans les défaites plus de force pour l'avenir que dans bien des victoires qui ne se résument le plus souvent qu'à de stupides claironnements. C'est de leur malheur que peut fleurir l'avenir des hommes, et non pas de ce contentement de soi dont nous sommes perpétuellement assourdis.

Quelle cohérence, ne manquera-t-on pas de me dire, y a-t-il entre ce que j'avance là, et ce qui l'a précédé ? Si vous ne le voyez pas, cherchez pourtant à le comprendre. Ce qui me reste à vivre est trop court, j'en suis sûr, pour vous persuader de l'atroce nocivité qu'il y a dans l'esprit de contentement de soi et des autres. Comment vous détournerais-je de cette illusion d'aller de victoire en victoire ? Pourtant rien n'est plus nécessaire que d'en voir la fausseté. Si je n'ai ni le temps ni la force indispensables pour vous en persuader, pardonnez-le-moi mais songez que ma faiblesse peut servir à dénoncer les apparences mensongères de la force, du vertige qui vous prend au moindre succès. Pour ma part, j'ai regardé en moi et j'ai vu le fond de l'abîme. Je ne vous dis rien d'autre dans ces jours où la beauté de l'automne risque de nous faire croire au printemps. Je ne vous dis rien d'autre qu'il faut savoir regarder en face le malheur, et ne pas le déguiser en son contraire. Je vous le dis à vous qui avez encore le temps de profiter de cette leçon de ma vie et de mes rêves. Je vous le dis, mêlant les rêves et la vie, pour mieux apprendre à les séparer ensuite. Parce que, dans la vie, il y a certes un dangereux quotient de rêves, mais dans les rêves aussi il faut savoir lire sa vie, voir plus loin qu'elle. Voir plus loin que soi.

Je sais d'expérience que c'est difficile, et que souvent cela fait mal. Mais si vous voulez qu'au moins en une chose je me vante, je vous dirai que, de cette vie gâchée qui fut la mienne, je garde pourtant un sujet d'orgueil : j'ai appris quand j'ai mal à ne pas crier.

 

Cela m'a beaucoup servi ces jours-ci.