LE CRITIQUE

 Dans votre roman Conséquences lyriques, qui vient d’être publié chez *** et qui est en lice pour le prix que l’on sait, nous sommes dans la position, comme lecteurs, où l’on se pose cette question : qui est la fiction de qui ? Est-ce Kate Pratt, qui écrit un roman où l’auteur est poursuivi par une organisation, ou est-ce l’auteur qui écrit sur Kate Pratt qui est tuée par un de ses personnages ?

L’AUTEUR

 La fiction est d’abord et avant tout un jeu de l’esprit. Ce qui m’amuse, bien sûr, comme beaucoup d’auteurs, c’est de pousser ce jeu le plus loin possible. Dans la vie de tous les jours, nous sommes un objet de fiction dans la vie de quelqu’un d’autre… Vous êtes un objet de la fiction de votre voisin qui vous croise dans la rue lorsque vous quittez votre logement pour vous rendre au travail…

LE CRITIQUE

 Je comprends. Mais où est la vérité dans tout ça ?

L’AUTEUR

 Qu’est-ce que vous voulez dire ?

LE CRITIQUE

 Je veux dire que les grands romans sont une recherche d’une vérité, de quelque chose qui nous reste lorsqu’on a refermé le livre, quand on se dit : ah ! c’est ça…

L’AUTEUR

 (Rires)… Oui ! Je vois ! Comme les mécanismes de la mémoire involontaire chez Proust, ou le déterminisme historique dans Guerre et Paix… Je pourrais dire, par exemple, que c’est la conception de l’histoire comme un fait divers, ou les représentations de l’être régies par des conséquences lyriques… et non plus par la vérité.

LE CRITIQUE

 La fin de l’histoire est à la mode…

L’AUTEUR

 Si vous voulez. Notre économie et notre politique, notre époque, reposent sur la capacité de représentation de ce que nous nommons encore la réalité… La ligne de partage entre la fiction et la politique s’amenuise quand le gouverneur de l’État de la Californie s’appelle Arnold Schwarzenegger ! Les fictions deviennent significatives lorsqu’elles sont ancrées dans leur époque et qu’elles utilisent le même mode de gestion du savoir… C’est ce que j’essaie de faire… Rien de plus…

LE CRITIQUE

 Prenons par exemple cette scène un peu délirante où John Wayne se met à galoper sur le Pacifique !

L’AUTEUR

 Excusez-moi. Cette scène ne fait pas partie du livre…

LE CRITIQUE

 Justement ! Cet épisode me semble bien illustrer votre… comment dire ? Technique ?

L’AUTEUR

 … Je n’aime pas beaucoup ce mot.

LE CRITIQUE

 Bon. Disons votre modus operandi, si vous le voulez bien. D’une part, il y a cet acteur qui vient de l’Ouzbékistan et qui interprète John Wayne, qui lui-même, est-il suggéré, est comme un souvenir du père sur son tracteur à gazon, mais au fur et à mesure que l’action se poursuit, nous n’avons plus de référence à l’acteur, il s’agit plutôt de John Wayne…

L’AUTEUR

 C’est ce que verraient des témoins, par exemple. Ils ne verraient qu’un type sur son cheval, un type qui serait John Wayne…

LE CRITIQUE

 Ou qui lui ressemble…

L’AUTEUR

 Voilà. Et je suis pris dans un récit. Chaque récit a sa logique. Un cheval s’emballe. Dans ce roman, j’essaie le plus souvent possible de pousser la logique du récit jusqu’au bout. C’est ce que j’appelle une conséquence lyrique…

LE CRITIQUE

 Oui. Vous avez fait cela dans certains de vos livres antérieurs… Il s’agit donc d’une réflexion sur le romanesque ?

L’AUTEUR

 Sur la vie ! Nous devenons tous les prisonniers de la logique d’un récit que nous avons mis en branle !

LE CRITIQUE

 Mais dans le roman, dans ce que j’appellerais l’espace romanesque où vous nous conviez par votre style si…

L’AUTEUR

 Disons par exemple que je porte sur moi un pistolet. J’ai un permis de port d’armes. J’ai un revolver sur moi et je suis poursuivi…

LE CRITIQUE

 Heureusement, nous ne sommes pas ici dans l’espace de votre roman !

L’AUTEUR

 Et si je sors ce revolver maintenant. Que va-t-il se passer ? C’est une bonne question. C’est la question que l’on devrait tous se poser à ce moment…

LE CRITIQUE

 Excusez-moi, mais je…

L’AUTEUR

 J’insiste. Une fiction n’est rien si elle ne pose pas ce genre de questions. Il n’y aurait au fond rien de pire que d’échapper aux conséquences lyriques… Cela voudrait dire que l’on n’a pas d’histoire, que l’on n’a pas fait de choix, que John Wayne ne s’est pas noyé dans le Pacifique au bout de Sunset Boulevard…