Gomme se tient dans une salle blanche où il n’y a pas de meubles. Je n’ai pas trouvé de meilleur nom que Gomme. Bon, d’accord, c’est le premier qui m’est venu à l’esprit.
Gomme a l’air d’un mime. Son visage est plein de neige. On ne peut pas dire qu’il est triste. Il se tient debout dans ce lieu. Il ne sait pas depuis combien de temps il est là. C’est comme s’il venait d’arriver. Vous voyez un peu.
Pas fameux comme nom. On cherche les subtilités ! Peut-être qu’il est très souple. Voilà. Il fait un pas et se penche. On dirait qu’il n’a pas d’os. Flexible, ce type. Mou comme de la purée. Une petite bedaine qui point sous son t-shirt. Vous pouvez lui donner l’âge que vous désirez. Moi, je dirais la trentaine.
Il est un retardataire dans un récit qui a débuté sans lui. C’est une hypothèse. Je pourrais me contenter de dire qu’il est en réclusion. J’ai bien essayé de me renseigner. Mais ce n’est pas comme si on était dans le bureau des objets perdus.
Ses yeux bougent d’abord. Ils roulent drôlement dans les orbites. Puis sa tête penche vers l’avant, comme s’il cherchait à regarder ses pieds. Il se retourne. Il fait un pivot complet. Il soulève le bras gauche. Il regarde son bras se soulever. Il hoche la tête. Il approuve. Il soulève le bras droit.
— J’ai un peu de mal à le croire, dit-il.
C’est là que les difficultés commencent. Est-ce qu’il a un rendez-vous ? Non, il n’attend personne, mais un peu de son ambivalence vient de s’effriter avec ces paroles. Cela crée une sorte de lien avec nous, qui le rend moins abject. Il y a presque un contexte qui nous est offert, par ces seules paroles. Vous comprenez, ce n’est pas comme s’il avait dit : bonjour, bonsoir !
Gomme fait quelques pas dans une direction. Il s’arrête, jette un regard circulaire, puis repart dans une autre direction. Ses pas ne font pas de bruit. Il regarde ses souliers. Il porte des espadrilles. Il n’y a pas grand-chose à changer dans cette représentation de l’homme.
Si vous étiez là, à sa place, qu’est-ce que vous feriez ? Voilà. Il fait comme vous. Il se met à quatre pattes et commence à frapper le sol. Il se demande de quoi il est fait. D’une matière plastique ? Le sol est lisse, sans joints, sans fissures. Gomme se relève et regarde vers le haut. Il s’agit peut-être d’un dôme blanc. Il est peut-être dans une sorte de labyrinthe où ne se trouve aucune paroi. Comme le désert de Borges.
— C’est fantastique, dit-il maintenant, d’un calme absolu.
À sa place vous seriez à la recherche de solutions. Je vous connais. Je vous ai croisée sur le trottoir l’autre jour. Gomme se remet à marcher. Il a une démarche orientale, ne me demandez pas ce que cela veut dire, ni ce qu’il a à l’intérieur de son crâne. C’est un type qui est capable de s’amuser de tout.
Il a un grand sourire. Il passe une main dans ses cheveux. Son visage est bronzé, presque rouge, comme s’il s’était endormi au soleil. Pour l’instant c’est tout ce que je vois et j’espère seulement qu’il va se remettre à parler.
— Quoi ? dit Gomme.
Personne ne lui répond, bien sûr. Il se gratte le menton. Il a une idée. Il crache par terre. Il s’agenouille pour regarder son crachat. Il regarde autour de lui, puis il touche le crachat. Il commence à transpirer. Je vous ai également vue un jour à l’épicerie, dans le rayon des viandes. Je vous ai suivie.
— Je suis Américain, dit-il. Quelle est la date, aujourd’hui ? Vous pourriez pas mettre un peu de musique d’ambiance ?
L’Amérique, ça ressemble à un grand supermarché. Ici, il se trouve plutôt dans une sorte de pôle Nord aseptisé. Quand je vous ai vue, votre visage m’a ému. J’ai été étreint par le désir de savoir quelle serait mon histoire avec vous. C’est puéril. Une seule vie ne suffit pas. Je crois que je vais devenir bouddhiste.
Gomme retient sa respiration. Il croit entendre de la musique. Cela doit venir de cette direction. Non, de là-bas. Il a les nerfs à vif et ne peut plus se contenter de marcher droit devant lui. Cela doit être l’espoir qui fait ça. À partir du moment où l’on se met à espérer, on se met à courir. On croit comprendre des choses. On se dit que l’on doit prendre de la vitesse.
Gomme court. C’est assez facile. Il se tient peut-être sur un plan incliné. Il accélère. Lorsque je vous ai vue près de l’étal du boucher, j’ai cru que vous étiez triste. Ou, non : marquée par la tristesse. Alors il devient difficile de vous satisfaire. Je veux dire la tristesse, cela polarise tout ce que vous regardez. Ne me demandez pas pourquoi j’ai choisi ce verbe. Il m’est venu à l’esprit comme ça.
Gomme s’arrête, à bout de souffle. Pendant un bout de temps, il a cru qu’il pourrait courir comme ça sans s’arrêter. Au moins, il y a là quelque chose qui est normal. Son corps réagit comme il se doit. Il contemple les lieux et, sans doute, il a avancé, mais il est toujours au même point. Toute cette blancheur a de quoi semer le doute. Je vous ai revue un autre jour. Vous n’étiez plus la même. Moi non plus.
— J’ai peut-être fait une overdose ? dit Gomme.
Il se met à rire. Son rire ne résonne pas. On dirait plutôt qu’il se perd dans le brouillard. Si ce n’était que cela, un brouillard dense qui va se dissiper ? Le rire ne s’arrête pas. Il devient plus lourd et plus épais, plus gras. Il secoue ses épaules comme une valse. Gomme sent son estomac sens dessus dessous. Il en a mal aux mâchoires. Il n’a pas besoin de souvenirs pour se marrer de la sorte ! Il arrête d’un coup. Il y a une poignée devant lui. Il saisit la poignée, la tourne et tire.
Il est dans un grand entrepôt. Il y a plein de gens autour de lui. Il aperçoit un petit robot qui se déplace dans la foule en compagnie d’un enfant. Une grue est en train de soulever une femme énorme. Elle est si grosse que cela provoque dans la foule un cri d’enthousiasme. Gomme enjambe des câbles qui courent sur le sol. Il est hypnotisé par cette apparition et le soulèvement de joie. Il entend la musique des Angry Fruit Salad.
Meet my day.