Kate regarde John Wayne sur son cheval. Lorsqu’il était petit, il vivait sous un régime communiste. Il allait voir les poissons morts près de la mer d’Aral. Personne ne savait qu’il était la réincarnation d’un être qui avait vécu sur un autre continent. Déjà il savait parler aux chevaux mieux qu’aux femmes.
Kate se tient devant le Starbucks et attend John Wayne qui avance lentement sur sa monture. Il revient de loin. Il est poussiéreux et sa barbe n’est pas faite. Il a abandonné son passé. Il se soulève de sa selle. Ses jambes sont raides. Son corps est rigide. Derrière lui on voit l’affiche de Coca-Cola. C’est un instant publicitaire grandiose. Le héros a soif.
Le cheval piaffe. Le claquement des sabots résonne sur l’asphalte. Kate tient son portable dans ses mains, elle y écrit ses articles pour le L.A. Times et les magazines féminins et une revue littéraire de San Francisco. Elle a écrit dans son roman une scène qui ressemble à celle-ci, sauf que dans son roman, c’est plutôt son père qui avance dans son petit tracteur de pelouse. Il avait la même fierté et la même intransigeance morale que le Big Duke. Un esprit possessif et indécis, qui le faisait se retirer à la moindre contrariété.
Une caméra est braquée sur le visage de Kate, en gros plan, pour surveiller comment l’heure va se traduire, pour vérifier si une émotion va naître, si un trésor va se frayer un chemin en elle, un trésor de subtilité et d’humanité contrariée ou bafouée qui pourra communier avec l’éclat de cette fin d’après-midi et la poussière des vêtements de John Wayne et sa longue traversée de l’Amérique où il a fait ce qu’il sait faire : obéir à une seule loi et dégainer son revolver.
— J’ai eu quelques petits problèmes, en traversant le désert. J’espère que je ne suis pas en retard, dit John Wayne.
— Je ne t’attendais pas vraiment, répond Kate.
Pourquoi suis-je dans cette scène, se demande Kate. Son père n’apparaît pas à l’écran mais elle le regarde comme si c’était son père et ce regard est si convaincant que Gast est persuadé que plusieurs spectateurs vont comprendre. Certains d’entre eux vont ressentir un doute. D’autres vont trouver qu’il y a là quelque chose de saugrenu qui sera expliqué plus tard, et d’autres enfin ne seront que ravis de revoir une autre fois le cow-boy solitaire reprendre les choses là où il les a laissées, prêt pour la prochaine bagarre.
Son père s’appelle John Wayne et vient de l’Ouzbékistan. Les dimanches après-midi il tond le gazon sur son tracteur puis il va voir les Dodgers jouer à la télévision en buvant une bière. C’est un héros américain. Un vacarme s’est élevé. Des techniciens s’agitent dans tous les sens et essaient d’attraper quelque chose qui se faufile et bondit vers l’avant. Will Gast lève les bras au ciel.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demande John Wayne.
Une caméraman voit un chien apparaître et japper. Il est arrivé de nulle part et bondit vers le cheval. John Wayne tire avec un peu trop de vigueur sur les brides. Il a chassé le bison dans les plaines de la Virginie. Il a traversé le désert et tué des serpents avec son Winchester. Ce n’est pas ce sale cabot qui va le désarçonner ! La caméra filme John Wayne, qui serre les dents.
Son nom est Goya. Elle habite Los Angeles. Iris Goya. Au générique, son nom apparaît comme : Mali Goya. Je ne sais pas pourquoi. Elle a les cheveux noirs. C’est la première chose que vous remarquez en la rencontrant. Ses cheveux noirs et drus, légèrement frisés. Ils ne sont pas teints. Ils nimbent son visage de paysanne futée. Elle est caméraman pour une maison de production et a déjà fait, il y a longtemps, des séances photo avec Simon Twins.
Iris est née au bord de l’eau. Son grand-père était un vieux grippe-sou qui disait des choses épouvantables. Il était misogyne. Ne supportait pas les Noirs, les red-necks, les homosexuels. C’était un vieil homme exalté et acrimonieux. Il affirmait souffrir d’insomnies mais il dormait durant le jour, sans s’en rendre compte. Il tombait endormi sur sa chaise, les chairs affaissées et l’air d’un idiot. Un des premiers dessins que Goya a fait est celui de son grand-père qui sommeille, les dentiers de travers dans la bouche ouverte.
— À l’époque, j’étais une enfant et je croyais en tout. Je croyais que mon grand-père était formidable. Aujourd’hui, je suis caméraman et je peins des petits tableaux qui se vendent sur e-Bay.
Elle était une adolescente timorée qui écoutait les Sex Pistols. Elle faisait des sortes de sculptures décoratives en cire qui fondaient au soleil. Elle photographiait puis dessinait chacune des étapes où la sculpture perdait son modelé, son architecture et disparaissait dans une masse confuse. Iris pouvait rester là sans bouger en se sentant misérable jusqu’à ce qu’un éclat de lumière traverse la cire qui se gonflait, faisait des poches d’air et dégoulinait sous le soleil.
Durant sa première relation sexuelle, à seize ans, elle est restée étendue les mains derrière la nuque. Elle avait bu du champagne de Californie avec un cousin du Minnesota. Elle était à la fois à dix lieues et comme en retard sur les événements. Le soir elle s’était beaucoup amusée sur la plage autour d’un feu et avait l’impression de ne pas avoir touché le sol.
Elle ne croyait pas aux histoires. Tout autour il y avait l’immanence de la matière, les trous noirs, le vide, des atomes. Qu’elle pouvait prendre à pleines mains pour modeler. Il suffisait pour cela de trouver leur point de dissolution. Pendant longtemps elle est restée en extase devant tout ce qui est mou. Elle revenait vers le Pacifique où les vagues jaillissaient et allait s’y baigner avec son mari et leur enfant, qui souffrait d’une maladie rare. Il était allergique au monde. Comme un Extraterrestre. Elle avait divorcé et passait ses soirées à l’hôpital. Elle prenait du Xanax, des neuroleptiques et de jolies capsules bleues pour dormir le soir.
Lorsque John Wayne croit avoir retrouvé son équilibre, le cheval se met à galoper. L’homme sur la selle lui a fait mal en tirant sur les brides. Le cheval n’aime pas l’odeur de ce chien qui hurle. Il a le désir violent de foncer dans le décor. Il veut atteindre ce point critique où ses muscles, son organisme, s’oppose à ce qui lui est étranger.
Le cheval s’élance de toutes ses forces. John Wayne, en déséquilibre, a le réflexe un peu cocasse de retenir son chapeau et se retrouve presque à plat ventre sur l’animal. Il voit le stationnement du Starbucks grossir devant lui et une de ses jambes frôle le rétroviseur d’une Toyota Camry. Après s’être redressé tant bien que mal, John Wayne pense à l’homme des écuries qui avait amené le cheval, à une jolie fille dans l’équipe de production puis au menu du dîner où il avait choisi des paupiettes de veau et il se dit que si ça continue à ce rythme il va être malade.
Le cheval saute par-dessus un bac métallique, ses sabots s’enfoncent dans une boîte et il se retrouve dans la rue où des autos klaxonnent. Par chance il est dans la bonne direction. Une vannette de la maison de production le suit. Ce sont peut-être eux qui klaxonnent. Il regrette de ne pas avoir pris avec lui son cellulaire. Allô papa ! Ici John Wayne, ton fils ! Non ! Je rentre pas au pays. Je suis à la recherche des valeurs profondes de l’Amérique !
Il y a des piétons qui rigolent et d’autres qui le saluent de la main pour l’encourager. Une femme échappe ses sacs d’épicerie par terre. Des oranges roulent sur l’asphalte. John Wayne ressent une douleur entre les omoplates. Il a l’impression d’apprendre quelque chose : le cow-boy est un être solitaire. Alors, pour la forme, il reprend un sourire figé.
Sa monture a traversé un terrain de football où des élèves du secondaire ont un cours d’éducation physique. Pendant un temps, ils courent, remplis de joie, pour suivre le cheval. Les sabots s’enfoncent dans le gazon. Le cheval n’a pas l’intention de ralentir. Il aime ce vaste espace qui s’ouvre devant lui. Il adore ce coin de Beverly Hills.
John Wayne a les mains bleues, tellement il serre fort le pommeau de sa selle. Il n’a pas l’intention de s’apitoyer sur son sort. Il a dompté des chevaux plus rétifs que celui-ci. Wayne n’est pas optimiste. Il sait qu’après les coups durs, les choses vont se calmer. C’est comme cela que les gens font en Ouzbékistan. Certains peuvent attendre des années sur le pas de leur porte avant que les choses ne se calment. Les saisons défilent. Il vous arrive ici et là d’avoir des illuminations ou peut-être même de ressentir du plaisir ou de la douleur mais il ne faut surtout pas abandonner.
Le vent siffle à ses oreilles. Il rebondit de côté et ressent une douleur fulgurante au coccyx. Ces selles de cuir ne sont pas aussi confortables qu’elles devraient l’être. Lorsqu’il racontera cette histoire à ses petits-enfants, il dira qu’il avait le cul en compote. Il revolait jusqu’au ciel. La poussière tourbillonnait derrière lui. Wayne se dit que le cheval va bientôt s’épuiser. Au contraire, il semble toujours accélérer !
Des sirènes de voitures de police retentissent. Un hélicoptère d’une station de télévision s’est lancé à sa poursuite. On le voit peut-être en direct dans toute l’Amérique ! Ce sera sans doute une bonne publicité. John Wayne joue sans contredit le rôle le plus important de sa longue carrière. Il est revenu à l’écran pour vous montrer qu’il n’est pas un croulant !
Le cheval tourne vivement à droite et tout son être baigne dans une tranquillité nouvelle. John Wayne est dans une de ses scènes favorites de La Chevauchée fantastique. Geronimo désire lui jouer un petit air de musique. L’ennui avec les Apaches, c’est qu’ils ne connaissent que le tam-tam. Quelle extase de voir ces gens qui courent devant lui pour l’éviter, comme de gros animaux, et les couleurs se fondre dans ce qui ressemble déjà à un crépuscule.
Il dévale Sunset Boulevard en pente. Ce n’est pas la mer d’Aral qui est là devant lui et il ressent un parfait bonheur. Il est certain que personne ne va le rattraper. Il sent le parfum des grands espaces salins, des abysses, de ce qui est peut-être le dernier espace sauvage ouvert à l’être humain et il a bien l’intention de cavaler sur ce vaste territoire !
Pourquoi au juste est-il revenu sur Terre, si ce n’est pour affronter ce défi ? Il fera mieux que Moïse qui a fendu les eaux ! Son cœur palpite et il se sent soulevé par une force surnaturelle. À tous ceux qui ne croient pas qu’il a assommé un bison d’un seul coup de poing, à ces salauds, ces gens de peu de foi, il va montrer un tour de magie !
Le cow-boy solitaire s’élance sur le Pacifique. Les vagues tremblotent à peine sous les sabots. Cela ne va peut-être durer que quelques secondes. C’est après tout une question de perception. Le temps est une chose si curieuse lorsque l’eau gicle derrière vous et que votre seule ambition est de défier les lois de la gravité. John Wayne aurait seulement aimé boire un dernier whisky.