Le jour où est mort John Wayne

 

Le père de Kate Pratt avait préparé ses funérailles. Ce projet secret du veuf lui avait dévoilé l’étendue de son ignorance relativement à cet homme discret, qui avait passé les dernières années de sa vie seul dans son pavillon de Sherman Oaks avant de se rendre dans une résidence, puis d’être hospitalisé dans une unité de soins prolongés de la banlieue.

Lorsqu’il était plus jeune, son père ressemblait à John Wayne. Le jeu des ressemblances était souvent trompeur, mais Kate croyait que certains types de visages se répétaient au fil des siècles avec de subtiles variantes. Un peu comme les faits divers qui avaient tendance à se regrouper sous certains archétypes. Les visages étaient un masque protecteur et, en même temps, ils offraient une description cryptée de la personnalité, une sorte de devinette où les autres projetaient leur propre discours.

Lorsque Kate Pratt rencontrerait Simon Twins à l’enterrement de son père, elle ne pourrait s’empêcher d’établir un lien entre eux. Tous les deux étaient prisonniers de leur propre image. Alors que Simon avait fait de son corps un objet de commerce pour mener une carrière internationale de mannequin, le père de Kate l’avait utilisé comme une carte de visite. Il était le prototype même de l’Américain, à la fois fort et un peu balourd. Sa voix était rassurante. Même s’il ne disait habituellement que des banalités, il les prononçait d’un ton implacable, comme une de ces vérités qui sont du domaine public, mais dont il devait être le propriétaire.

Cette capacité de ne rien dire avec le sourire était un des aspects les plus rassurants de son père. Les mêmes phrases revenaient dans le même ordre au petit-déjeuner et si parfois, le soir, les anecdotes semblaient différentes, elles n’étaient au fond que des variations d’une même trame narrative. La source de ses plaisirs était vécue comme la reprise d’un mécanisme immuable et, bien que ce processus sans fin provenait d’un déni, il était d’une effroyable efficacité.

Est-ce que John Wayne ne jouait pas toujours le même rôle, quel que soit le lieu ou le costume qu’il revêtait pour la situation ? Il y avait autour du personnage une aura de mélancolie, même lorsqu’il canardait les Indiens dans les prairies ou qu’il écoutait un prospecteur d’or jouer de la guitare près d’un feu. Cette aura était la seule menace qui pesait sur son destin. Une menace intérieure où le personnage entier risquait de s’engouffrer, alors il énonçait une autre banalité avec son sourire charmeur qui disait : « Il ne faut pas t’en faire. »

 

Ce qui avait troublé Kate Pratt, c’était de constater avec quel soin son père avait préparé sa succession, dès les premiers jours de sa retraite. Un préarrangement funéraire l’avait délestée des soucis qui suivent un décès, du transport mortuaire au choix du cercueil — en chêne massif, à l’intérieur satiné — et du terrain près de sa mère où un cerisier nain avait été transplanté à sa demande.

Cela lui ressemblait, bien sûr. Son père détestait les surprises, les événements inattendus, les effusions romantiques aussi bien que les émotions qu’il jugeait déplacées. Malgré les coups de revolver, les embuscades, lorsqu’on y regardait de plus près, John Wayne n’avait rien d’un guerrier. C’était un homme paisible et secret qui aimait se vanter de ses prouesses passées et qui croyait que l’honneur consistait à ramener le troupeau dans son enclos. Son père avait vécu dans son bungalow comme John Wayne dans son ranch : une icône des valeurs et des idéaux américains.

 

 Tu n’es pas ma fille, lui avait dit gravement son père lorsqu’elle était allée le voir, le jour avant sa mort.

Kate avait ri, pour alléger l’atmosphère. Le vieil homme se tenait voûté sur sa chaise et la regardait à contre-jour. Il paraissait minuscule. Sa moustache était clairsemée. Son nez rose et vermiculé paraissait énorme dans ce visage amaigri. Les petites billes des yeux sous les arcades proéminentes semblaient celles d’une bête apeurée. Il n’était plus cet homme immense de son enfance, énigmatique et viril, qui se présentait comme une totalité. Un des piliers de l’ordre du monde et de l’harmonie du cosmos. Son père lui jeta un regard méfiant.

 Mais, oui, c’est moi, Kate, ta fille ! Tu ne me vois pas bien, à cause du soleil !

Elle prit son inhalateur et aspira le salbutamol. Derrière elle, le soleil se couchait. Une vision d’orfèvrerie, dans un paysage urbain où se profilaient à l’horizon les monts Santa Monica. L’astre tachait le ciel d’un éclat rouge qui se nimbait d’ombres cendrées en frappant les nuages — dans sa chute vers l’amoncellement des montagnes. Les automobiles roulaient en silence, quinze étages plus bas. Kate se pencha pour regarder son père droit dans les yeux. La chambre était étroite. Elle dut s’asseoir sur le lit pour lui faire face.

John Wayne était sur le point de quitter pour de bon cette terre. Amaigri, le regard hagard, sa peau devenait grise et sa respiration un peu sifflante. Même dans son délire, il y avait quelque chose d’ordonné et de rassurant. Il allait mourir dans les heures ou les jours suivants. Probablement dans ce lit où elle était assise. Son père avait atteint le terme de sa longue vie sur Terre. Il en voulait plus, mais cela suffisait.

 

 Ah ! Katie, c’est toi ! Je suis revenu hier soir…

 Quoi ? Tu reviens d’où ?

 En train. J’ai fait un voyage en train. Je suis allé à Fort Bragg, j’ai vu ma mère…

 Elle allait bien ?

 Bien sûr qu’elle allait bien !

Son cerveau partait à la dérive. Loin dans l’espace. Dans des mondes disparus. Son père pouvait raisonner, mais il avait perdu les repères temporels. Il se baladait du rêve à la réalité, de son enfance jusqu’à ses premières années de retraite. Dans son esprit, il pouvait toujours marcher. Il était toujours libre. Entre ces deux pôles, il redevenait un personnage unique. Un être qui menait une guerre de camouflage. Un fonctionnaire moustachu qui buvait de la bière le dimanche en regardant le baseball à la télévision. Un enfant à la campagne.

 J’ai vu Dodge, mon chien !

Son visage s’illumina. Dodge, le doberman de son enfance. Il n’avait jamais parlé de l’un de ses enfants ou de sa femme avec la même intensité. Le chien virtuose, qui bondissait par-dessus la rivière. Il courait aussi vite qu’une balle de fusil. Son dernier, son plus précieux souvenir.

 Oui ! Quel chien ! fit Kate, interloquée par la métamorphose de ce vieux visage rayonnant de bonheur. J’aurais bien aimé le connaître !

Cette dernière réplique ne fut pas entendue. Le vieil homme pencha la tête et se mit à sourire. Que de joie et d’ivresse il avait connues avec cette bête ! Les plaisirs de la répétition étaient effroyables. Son père pouvait encore sentir les frôlements de la bête et son odeur. Quelque part, dans un lieu privé de sa mémoire, des moments comme ceux-ci étaient préservés dans leur intégralité. Le noyau d’émotion ressurgissait intact.

Une petite télévision était allumée. Un kamikaze s’était fait exploser en plein centre de Bagdad. Des femmes hurlaient de désespoir. Des hommes cherchaient des bouts de corps, hébétés. Dodge, un fantôme dans la tête de son père, gambadait vers lui, la langue pendante. Puis son père se mit à s’agiter sur sa chaise et à jeter un regard circulaire sur la chambre minuscule.

 Le téléphone, marmonna-t-il, où est le téléphone ?

Il fixa Kate, un long regard vide et soucieux, avant de lui demander :

 Qui es-tu ?