— Le temps que j’ai passé en prison, c’est le meilleur moment que j’ai eu.
— Tu veux dire le temps où on t’appelait Bettie Boobs et que tu buvais du chocolat chaud tous les matins !
— Le temps où j’ai compris comment fonctionne l’Amérique.
— Espèce de petite salope !
Pedro conduisait la camionnette le long de la route 39 Nord, la San Gabriel Canyon Road. Les étoiles se reflétaient sur le Réservoir Morris. Esteban cherchait un poste à la radio. Les ondes étaient brouillées malgré le ciel dégagé. Un chant s’éleva. Une voix puissante semblait percer le brouillard. La voix n’était pas mélancolique ou rien de semblable, même si elle racontait une autre de ces histoires d’amour impossible. C’était « la voix qui chantait partout ».
À Chihuahua, dans le quartier de son enfance avec ses maisons de carton, ou à Mérida la cité blanche où son oncle possédait un petit restaurant où il servait des soupes de maïs et des jaibas en chilpachole. La voix que l’on entendait aux quatre coins de la planète. Tout le monde se sentait alors heureux de vivre. On se sentait tous copains et invités à la même soirée à boire de la tequila.
— Hé, c’est Céline Dion !
— Est-ce qu’elle est toujours à Las Vegas ?
— Elle est partout cette fille ! Elle est à Tunis, elle est à Chihuahua, elle est à São Paulo !
Esteban avait appris à jouer de la guitare. Il n’avait pas traversé l’instrument à la frontière. Il l’avait vendu à un touriste dans sa ville natale contre des souliers Reebok, une paire de jeans Levi’s et quelques dollars. La voix devint saccadée et se brouilla. Sur le coup, ce fut comme une formidable absence, cette voix qui disparaissait dans un grand pan de ciel sombre et dans la friture. Esteban regarda la nuit étoilée. Il ne comprenait pas.
— Ta radio est foutue.
— Ma radio n’est pas foutue. Ça doit être les montagnes, ou les radiations…
— Tu dis n’importe quoi ! Les radiations !
— Oui, je te dis, les radiations ! Toutes ces foutues ondes qui se promènent…
Pedro avait mal au dos. Ils avaient trouvé ce boulot de plongeur. Cela ne lui convenait pas. Il devait se tenir debout toute la journée. Ses muscles se nouaient. Il avait envie d’éclater en sanglots comme une fille. Si c’était cela vieillir, il préférait encore crever. Esteban était jeune et il avait l’avenir devant lui. Pedro en avait marre. À cinquante ans, tout ce qu’il possédait, c’était cette vieille camionnette et cinquante dollars — un dollar pour chaque année de sa vie.
Il avait bien un plan. Si ça marchait, il aurait quelques milliers de dollars avant la fin de l’année. Il irait faire la fête à Las Vegas et gagnerait une fortune aux machines à sous ou à la roulette. Si ça ne marchait pas, il se tirerait une balle dans la tête dans sa chambre d’hôtel. Il paraît qu’à Las Vegas, ils avaient des équipes spécialisées pour nettoyer les chambres après les suicides. Les hôtels avaient tout prévu. Les chambres étaient bien insonorisées. Les murs étaient si épais que les balles ne pouvaient les traverser.
— Ta radio, c’est de la merde, dit Esteban.
— C’est de la merde américaine !
Ils ont ri tous les deux. Il n’y avait pas une ride à la surface du plan d’eau, plus bas à leur droite. Le réservoir Morris avait servi au développement de systèmes d’armements sous-marins durant les années 1990. Les Polaris surgissaient des profondeurs du réservoir, les premiers missiles balistiques à être tirés par des sous-marins. Ce devait être tout à fait magnifique de voir les fusées quitter la nappe d’eau lisse et cracher le feu à la surface du lac qui frémissait comme une bouilloire.
— De la merde yankee !
C’était bon de rire. Ici et là, on aurait dit que la voix de Céline Dion voulait émerger au milieu d’une cacophonie qui devait ressembler au grincement des émissions radio perdues derrière la face cachée de la lune durant la mission Apollo 13. Même la NASA n’avait pu se mettre à l’abri de la malchance du chiffre 13, pensa Pedro.
Céline Dion émettait un petit signal : il y avait eu une explosion de son réservoir d’oxygène. Sa voix fragmentée rappelait les voix que l’on entendait dans les paradis artificiels. Elle avait un corps d’androïde. Le matin, lorsqu’elle se réveillait, elle mettait des lunettes noires avant d’ouvrir les rideaux parce qu’à Las Vegas c’était déprimant le matin lorsque les néons ne clignotaient pas comme des bombes à fragmentation ou des feux d’artifice…
— Tu sais qu’ils testaient des missiles ici ?
Esteban admira l’endroit sous un nouvel angle. Un barrage à l’extrémité nord empêchait les eaux de s’écouler plus bas dans la montagne. Toute cette région appartenait au Mexique, Esteban en était persuadé.
Certains jours, lorsqu’il n’était pas en train de laver la vaisselle ou de nettoyer les toilettes, il aurait même affirmé que ces terres lui appartenaient. Esteban balayait les ondes radio. Il n’arrivait pas à capter une station. Ici et là, parmi les grincements, et quelque chose qui ressemblait au bruit d’un sonar se propageant dans le grand silence des eaux ou des espaces interstellaires, la voix de Céline Dion ressurgissait. La voix du naufrage du Titanic. La voix qui devait hanter les caveaux mortuaires des gens célèbres de Beverly Hills.
Quelques notes repassaient en boucle pour l’éternité. Peut-être un extrait de son duo avec Barbara Streisand ou lorsqu’elle avait chanté avec Elvis Presley durant cette incroyable émission de American Idol. Elvis, tout de blanc vêtu, était revenu d’entre les morts comme le Christ avait été aperçu dans une montagne du Yucatán un jour de septembre 1927. Elvis chantait du gospel et le bonheur et le repos que recherchait l’humanité. La foule devenait hystérique. Même à Chihuahua, Pedro s’en souvenait, les gens écoutaient la télévision à l’extérieur en buvant de la bière ou un coca-cola et ils disaient :
— Vous avez vu Elvis Presley ! Il est revenu !
Il avait les cheveux noirs et lisses des Mexicains et cette sorte de fierté et d’âme dans le regard des chanteurs mariachis qui allait bien au-delà de la dignité. Il balançait son bras et se tournait vers Céline Dion qui, elle, semblait sortir de l’ombre, si mince avec sa drôle de tête de renard ou de petit animal fouineur. Si je peux rêver d’une terre meilleure, chantait-il, du Nouveau Monde tel qu’il devrait être, le temps n’existait plus, un missile Polaris grondait dans les profondeurs du réservoir Morris et s’élançait dans la nuit profonde.
— Merde, dit Pedro, qu’est-ce que c’est que ça ? !
Il freina brutalement et rangea sa camionnette sur le côté de la route 39, pas loin du barrage. Esteban, penché vers le poste radio, s’était cogné le nez contre le tableau de bord. Il cria des injures à Pedro qui titubait à l’extérieur. Le vieux avait parfois des envies urgentes d’uriner, mais là il dépassait les bornes. Esteban sortit à son tour, le nez en sang. Au-dessus de lui, un immense disque lumineux était suspendu et ne bougeait pas.