L’hôtel de Simon Twins est situé à proximité de l’avenue Hermosa. Une façade étroite s’élève à l’avant. L’immeuble est construit en profondeur. La brique blanche, assez élégante dans ces travaux de maçonnerie d’inspiration art déco, s’est couverte de poussière et de monoxyde de carbone depuis les années 1950. L’ensemble témoigne d’une époque plus prospère où les propriétaires des orangeraies du comté de Los Angeles venaient visiter les anges et les démons de la Californie.
En raison de l’étroitesse de l’immeuble, l’enfilade des pièces ne permet pas beaucoup de lumière. Cela sied assez bien à la moquette antédiluvienne qui couvre l’entrée et l’escalier. Twins aime bien l’endroit. Un air chaud y circule et brasse des odeurs lactescentes. Des souvenirs de commis voyageurs et de starlettes de Hollywood.
— Je suis né ici, dit le vieux Murphy. En tout cas, je ne me souviens de rien avant mon arrivée à l’hôtel. Ah ! Je me souviens que j’ai déjà eu un chat qui est mort en avalant un os de poulet, ça oui ! Je ne me souviens même pas d’avoir baisé. Tu imagines ça ? Toute une vie sans tirer un seul petit coup !
Murphy est un des pensionnaires permanents de l’hôtel. D’après ce que Twins a cru comprendre, il s’est échoué à cet endroit après une cuite qui a duré trois semaines. Une vie de tsar. Une ivresse où le monde matériel se dissout et n’a plus aucune ressemblance avec la douce symphonie du bonheur quotidien. Cette virée avait culminé avec un accident vasculaire cérébral qui avait englouti la majeure partie de ses souvenirs.
Murphy a besoin d’un peu de nourriture et d’alcool pour survivre encore quelques années. Il a hérité de sa vie antérieure une panoplie impressionnante de complets, des costumes de lin rayé de lignes blanches, des laines marron ou gris tissées en chevrons, des uniformes de banquier avec chemises assorties — dont un en toile légère, gris sombre et fripée, que Simon Twins utilise désormais pour aller aux enterrements — et un sac de golf.
— Je veux même pas savoir ce que je faisais avant. Ça ne me regarde pas ! J’ai peut-être des enfants. Je devais manger du bifteck et fréquenter un club de golf, c’est tout ce que je sais. Quand je m’arrête dans la rue et que j’attends l’autobus, bon, ça me fait bizarre de penser que je pouvais être quelqu’un d’autre… Je travaillais peut-être seize heures par jour, hein, et c’est pourquoi j’ai craqué. Ou je roulais dans une limousine tous les matins pour me rendre au boulot, ou quoi ? Ça n’a pas d’importance !
— Tu as peut-être été kidnappé par des Extraterrestres qui ont fait des expériences sur ton cerveau… suggère Twins.
Murphy ne peut plus avoir d’érections. Il s’en plaint fréquemment. Pourtant, il ne pense qu’à l’alcool et au sexe. Oui, il a peut-être survécu à un traumatisme. Son cœur a flanché et pendant une seconde ou deux il a perçu toute la beauté de l’au-delà. Sa personnalité s’est désintégrée, comme lorsqu’on avale un tube entier de somnifères.
Il en reste un grand registre blanc — mais comment ce chat s’appelait-il et où avait-il avalé cet os de poulet, dans une cuisine, dans une cour arrière — s’agissait-il bien d’un os de poulet ? — et Murphy cherche en vain des réponses dans le registre vide. Twins s’amuse parfois à lui suggérer des interprétations ou il lui refile un ensemble de souvenirs — tu m’as dit un jour qu’il s’agissait du chat de ta maîtresse —, mais le vieux est méfiant et ne tombe pas dans le piège.
— Écoute, je me demande pourquoi les gens s’acharnent à accumuler des souvenirs. De toute façon, c’est de la foutaise. Ça ne sert à rien. Ce sont des choses dans le crâne que l’on gratte du bout des doigts (il se met à se gratter le cuir chevelu) et quoi, tu trouves la première guerre punique, ouais la guerre contre Carthage, ne me demande pas où c’est ! et Olga la branleuse et Hannibal Barca, tu vois un peu le tableau… mais le chat, non, c’est peut-être le chat d’Hannibal, le Channibal !… Hé ! Est-ce qu’il te reste de la bière ? J’ai une de ces soifs.
Murphy a la même taille que Simon Twins, autour d’un mètre quatre-vingt-quatre. Malgré sa barbe négligée, sa calvitie qui ne lui laisse que deux lisières de cheveux grisonnants plaqués près des tempes, les taches de vin sur ses chemises, la crasse de ses vêtements, l’odeur déplaisante qu’il dégage, de vin rance, de sueur, Simon est parfois étonné par le ton affecté de ses phrases.
Parmi des vulgarités, des jurons, des évocations répugnantes qu’il débite avec la platitude de l’ivrogne, surgissent des traits d’humour inattendus et des lambeaux d’érudition. Un dialecte privé rempli d’une certaine poésie. Puis il sombre dans un engourdissement débilitant et ne sort plus de chez lui que pour se rendre dans un bar minable pas loin de la Treizième Rue où, sur des écrans géants, les dernières images de l’Amérique heureuse et insouciante défilent.