— Non. Attends un instant. Attends un instant. Faut que je reprenne mon souffle. Il faut juste que je respire un brin…
La voix de sa mère est à peine audible. Forcément, ils ne peuvent se rendre nulle part. Et c’est là où ils sont : nulle part. À un coin de rue de la limite de leur quartier. Dans un de ces endroits tentaculaires où les immeubles bas semblent ramasser toute la poussière du monde.
À cet endroit, la ville est une pure illusion. Elle ressemble plutôt à un miroir devant un autre miroir. Une succession sans fin d’immeubles rabougris par le soleil, pelés par le vent. Une variation sur le thème de la mélancolie, des magasins de vente au rabais, des boutiques d’électroménagers usagés, des bistrots louches et des enseignes aux noms pompeux qui promettent aux consommateurs d’oublier le présent pour obtenir un avenir plus radieux grâce à la possibilité de paiements différés. Les piétons se déplacent sans trop de conviction dans cette course au bonheur.
— Man, je veux rentrer. Je crois qu’on a rien à faire ici…
Cela a été parmi les minutes les plus longues de sa vie. Il s’en souviendrait le 26 mai 2033. Ce jour-là, victime d’un infarctus, il entrerait à l’urgence du Los Angeles County General Hospital, un hôpital vétuste, un rafiot qui ne traitait plus que les indigents et les laissés-pour-compte de la société, une ruine qui avait servi, disait-on, à des expériences d’ingénierie génétique douteuse, à la fabrication de nouveaux Frankenstein.
Il aurait cherché en vain dans les corridors crasseux encombrés de malades étendus sur des civières le souvenir de George Clooney et de ses aventures amoureuses. Le temps a un poids. Il est lourd, chaud et sale. Il vous étouffe. Et il semble occuper tout l’espace de ce coin de rue. Il imprime sa marque sur les contours glauques des édifices, rassemble en une même pâte synthétique la montagne de chair échouée sur le trottoir et l’asphalte qui ramollit sous les rayons du soleil, l’architecture monotone qui accumule sans goût les pâtés d’immeubles blanc et vert-de-gris, les chats et les piétons écrasés par la chaleur.
— Je ne sais pas si je vais pouvoir… Je vais essayer. Aide-moi.
L’enfant la regarde, désemparé. Il ne l’a jamais autant haïe et autant aimée. Il aurait voulu s’enfuir loin d’ici, dans un endroit où il aurait pu faire son deuil. C’est ce que l’on dit lorsqu’on tue quelqu’un, pense-t-il. C’est le genre de phrases qu’aurait dites George Clooney. Jusqu’à ce que tous les fluides de son corps se soient écoulés, qu’aucun souffle ne lui reste et qu’il n’espère plus qu’une chose, ne plus rien ressentir et qu’il puisse survivre enfin.
Comment faire ? Aller chercher une corde et la tirer ? Il n’en a pas la force. Au mieux, il réussirait peut-être à héler un autobus, même s’ils n’étaient pas à un arrêt. Et il supplierait le chauffeur d’aider sa mère à monter à bord, à escalader les trois petites marches, à hisser ce terrible paquet resplendissant de sueur vers la plate-forme où elle serait saine et sauve.
— Ne t’en fais pas, m’an, je vais trouver un truc.
Son visage éclatant et sans retour, ce visage troublant qui constitue à lui seul la source de ses tourments et le point d’origine, le centre spirituel de la vie de l’enfant, perd peu à peu toute expression. Il devient lisse et rose, bouffi par les apports caloriques, mais également par l’inutilité de toute chose, de se lever et d’aller au boulot, de répondre au téléphone et de réserver des billets d’avion. Il suffit de grossir. De prendre de plus en plus d’espace.
Peut-être que le logement est devenu trop étroit pour elle. Sa mère a besoin de toutes les rues de Los Angeles. Son corps est une sphère, un astre de graisse, lisse comme un missile tombé au milieu de la ville qui n’aurait pas éclaté et que les piétons contournent avec attention. Voilà pourtant que sa mère a cherché à s’opposer à son destin et elle en paie le prix.