Je ne sais pas trop comment je me suis retrouvé à Los Angeles pour travailler à ce projet. D’une part, la grève des scénaristes risquait d’être déclenchée à tout moment et l’impossibilité de produire des histoires signifiait la perte potentielle de sommes dantesques, hé hé. Les scénaristes voulaient que les bonzes de l’industrie leur remettent leur part du gâteau sur les nouvelles sources de diffusion tels que le V.O.D., la téléphonie mobile et les MP3.
Les scribes se révoltaient contre leurs misérables conditions de travail. Après tout, ils participaient à part entière à cette grande opération qui consistait à rétablir le mythe d’une Amérique impériale, tandis que les G.I.’s se faisaient canarder dans les rues de Bagdad. C’était un sale boulot qui méritait d’être rémunéré à sa juste valeur.
J’avais écrit ce scénario de film pour enfants pour un homme d’affaires de Lachenaie qui l’avait remis à un agent de Hollywood. Le projet avait été refusé ou se promenait encore de studio en studio, je n’en avais aucune idée, mais un lecteur de HBO avait aimé le rythme de l’histoire. Ils avaient communiqué avec mon agent littéraire à Montréal, Patrick Leimgruber, pour voir si je n’accepterais pas de scénariser le roman Lyrical Consequences, qui avait été publié aux États-Unis et avait connu un modeste succès critique. Un scénariste d’expérience, qui avait travaillé sur les Sopranos, devait m’aider à produire l’émission pilote. L’idée était que je collaborerais à l’écriture des synopsis des épisodes ainsi qu’à celles des premier et dernier épisodes si le projet était accepté. Seule une entente préliminaire avait été signée.
Le scénariste, Billy, m’avait invité à venir habiter chez lui. Son condo était situé près de l’avenue Colorado à Santa Monica, pas très loin du Memorial Park où l’on pouvait aller jouer au tennis et où se trouvaient, si je me souviens bien, trois terrains de baseball. Le quartier me rappelait l’Afrique du Nord, peut-être à cause de la chaleur, des maisons blanches et des palmiers. Il y avait même un café maghrébin où je pouvais aller prendre des baklavas. L’immeuble de deux étages comptait quatre condos séparés par une passerelle au centre qui servait d’escalier de service. Le sous-sol ouvert disposait de huit espaces de stationnement.
J’avais fait la route avec ma vieille Mazda dont l’odomètre affichait près de 300 000 kilomètres. La bagnole avait tenu le coup. J’avais quitté une tempête de neige à Montréal pour voir le paysage fondre peu à peu et la végétation se transformer, du sapin au palmier. Du condo, m’expliqua Billy, je pouvais aller à pied vers le sud-ouest pour me retrouver sur la longue plage de Santa Monica ou rejoindre une foire foraine près du Pier, un immense quai en bois.
Bedonnant, à moitié chauve, d’un charme évident, Bill détonnait un peu dans l’univers glamour que je m’étais imaginé de la Californie. Son extrême gentillesse, de même que l’étendue impressionnante de sa culture, était habilement camouflée par une certaine rudesse de langage, rempli de digressions habiles. Il faisait partie de ce groupe grandissant de démocrates qui réalisaient que la lutte contre la bêtise humaine était vouée à l’échec. Il avait quarante-cinq ans et survivait dans ce métier depuis vingt ans.
— Voilà le salon. Il y a des taches sur le tapis, mais personne ne remarque l’existence de ces taches, sauf le chien de Barklay, quand il vient… avait dit Billy en me faisant visiter son logement. C’est dingue, les chiens…
Il me jeta nerveusement un coup d’œil avant d’enchaîner :
— Je veux dire, les êtres humains ne savent à peu près rien de ce qui se passe autour d’eux. Trop d’informations de seconde main…
— Oui, je vois ce que tu veux dire.
Dans le fond du salon, il y avait un long bar en acier inoxydable, ce qui me sembla être une bonne nouvelle. Un impressionnant écran plasma, mince comme une feuille de papier, était suspendu à un mur. Il y en avait partout dans le condo. Une bibliothèque où les classiques américains côtoyaient des boîtes remplies de piles de scénarios.
Les meubles semblaient venir des meilleures boutiques de Rodeo Drive et de Figueroa Street — du bois, du verre, du métal, des lignes épurées — des photos en noir et blanc, dont une de Bill, enfant, dans un maillot minuscule près de l’océan, sur le point d’être emporté par une vague qui roule derrière lui. Des photos de tournage et de Tony Soprano avec son psy en arrière-plan.
Le condo comptait huit pièces. Billy mettait à ma disposition une chambre située à l’arrière, donnant sur un balcon étroit. Sa petite amie venait de le laisser. Dans la chambre adjacente, vide, quelques boîtes étaient empilées. Son ex devait venir les chercher au cours de la semaine. Il a prononcé quelques paroles joyciennes sur l’épiphanie de l’amour qui se situait, selon lui, à la fin d’une relation, comme s’il s’agissait là de l’ultime rencontre avec la vérité et donc, suivant Platon, de la beauté.
J’ai ri poliment. La fin de toutes choses me semblait être au contraire une épreuve. J’avais toutes les peines du monde à finir une journée. Même la fin d’un rêve résonnait en moi comme un culte funéraire et je me réveillais, le cœur battant, éberlué par la fin abrupte du sommeil qui avait été causée par un coup de klaxon dans la rue ou un rai de lumière qui frappait mon visage.
— Tu connais Matthew Cormick ?
— Non.
— Tu connais Donna Maxter ?
— Non.
Il se leva et me demanda si je voulais un verre de cognac. La route m’avait épuisé. Il me semblait que le soleil allait bientôt se coucher quelque part derrière les montagnes. Il m’a dit qu’il allait au cinéma durant la soirée avec Barklay, un réalisateur avec qui il travaillait fréquemment, et de ne pas être trop surpris lorsque j’irais dans la salle de bain. J’y rencontrerais un alligator femelle. Je grognai quelques mots.
Le cognac était bon. Une petite flamme dans le creux de l’estomac. Une vague chaude. Ce goût si net — comme une douleur — qui ne se terminait pas, mais s’estompait dans la chair. Je n’arrive pas à me souvenir des détails de cette conversation. Seulement de l’engourdissement qui venait du voyage et du cognac et de cette confusion que l’on ressent dans un nouvel environnement où je me demandais si le soleil se couchait vers l’océan Pacifique ou les montagnes.
Comme si cela avait de l’importance ? Billy s’est remis à parler du chien de Barklay et de l’alligator qui s’appelait Barbara, et de la fille que Barklay devait lui présenter, et de Montréal qu’il avait adorée pour son côté français et cosmopolite…
Puis il m’a conduit à ma chambre et je me revois étendu sur le lit en train de me refaire la même comédie, où que je sois — bon dieu comme il ventait dans les rues poussiéreuses de Sfax où je n’arrivais plus à retrouver mon hôtel et il n’y avait personne dans la ville.
Je n’ai jamais supporté les fins peut-être parce que les fins ne m’apparaissent pas comme une réponse, mais comme une autre question. La fin était de gravir une tour jusqu’au sommet ou de descendre des escaliers vers un sous-sol sombre. Ces choses auxquelles on pense avant de s’endormir. Dans cet instant où l’on ne sait plus trop où l’on est, sur un grand plan incliné… Ho, est-ce qu’il y a quelqu’un qui m’entend ?